jeudi, mars 28 2024

[…] en matière de civilisation, les musulmans doivent cesser d’être nostalgiques d’un passé qui ne reviendra jamais. Car aujourd’hui et dans une frustration identitaire, confondant la civilisation avec la religion, les musulmans donnent l’impression d’être dans un véhicule en mouvement mais dont le rétroviseur est aussi grand, sinon plus grand que le pare-brise. Ils avancent dans la modernité mais pour reproduire une civilisation islamique révolue, souvent imaginée ou imaginaire.

Le seul moyen d’en sortir c’est de séparer la logique du spirituel et de celle temporel ; celle de la religion de celle de la civilisation. Celles-ci participent de deux histoires et de deux temps différents, comme nous verrons.

En tout cas les historiens musulmans du Moyen Âge étaient conscients que la prophétie a son statut théologique particulier. Ils se sont refusés de mélanger l’histoire avec la prédiction et l’exercice de la prophétie. Ils n’étaient pas non plus des astrologues ni des devins. Comme les Grecs, ce qu’ils annonçaient (Historia signifie simplement « annoncer ») et rapportaient ce sont généralement des pragmata : des évènements qui sont causés aussi bien par la nature que par les actions publiques et politiques des hommes. On pensait l’histoire liée à la nature de l’homme et à la nature du cosmos mais n’entraient pas dans des conjectures supranaturelle. Mais à la différence des Grecs et sans mélanger la théologie avec l’écriture de l’histoire, ils étaient en même temps conscients, en tant que croyants, que c’est Dieu qui fait l’Histoire qui n’exclue pas la liberté des hommes car elle en procède. Parfois cycliques parfois linéaires, le comportements humains à ce titre suivent une trajectoire et un éthogramme souvent imprévisibles, car l’Homme reste  en partie un être irrationnel.

Ce rapport à l’histoire relativement sécularisé trouve son explication archéologique dans la notion même de la Révélation de Dieu chez les musulmans. En effet, Dieu dans cette Tradition n’est pas venu par Lui-même habiter le monde terrestre et partager la condition temporelle des hommes. Cela aurait probablement donné à l’Histoire en islam une autre portée et un autre statut. En effet,  et à la différence du christianisme,  Dieu a révélé sa Parole (Coran) mais resté distant. Le Verbe de Dieu s’est fait Écrit, Livre, mais pas Chair. Ce fait dogmatique de distanciation de Dieu par rapport au monde fait que l’islam marque une démarcation radicale par rapport au dogme de l’Incarnation, central dans le christianisme, lequel a conditionné par la suite tout le rapport de l’Occident chrétien à l’Histoire, même une fois sécularisé.

Le Coran est une Parole de Dieu, mais qui n’est pas Dieu. Il n’est donc pas ni un fait ni un processus de l’histoire. Il y est extrinsèque tout en s’y inscrivant. Un Dieu communiquant et agissant mais qui reste Transcendant. Les théologiens musulmans appellent ce principe par distanciation ou démarcation ( al-mubâyana). Le Coran est une Parole Ontologique de Dieu, disons une « pensée divine », mais « traduite » dans le temps et dans le langage des hommes. Cette lecture présente à cet égard une posture théologique paradoxale, que l’on pourrait qualifier par le mystère de la communication divine.

Comme Texte, tout en s’intégrant dans l’histoire des hommes , dans l’espace et l’écoulement du temps (vingt trois années, fragment par fragment : 13 ans à la Mecque puis 10 ans à Médine), le Coran refuse de se plier à la logique chronologique, comme celle de la Bible. Les sourates (chapitre) et les versets, ne sont pas ordonnés dans le corpus (al-muçhaf) selon l’ordre temporel de la Révélation qui accompagna le Prophète le long de son histoire apostolique. L’autre fait marquant, celui de la conjugaison des verbes qui indique un rapport réfractaire au « temps classique » des récits. Les verbes d’évènements passés sont conjugués au présent ; ceux des évènements futurs sont conjugués tantôt au présent tantôt au passé. Par ce fait stylistique le Texte coranique, en échappant à la logique d’une temps fléché, informe surtout sur son Auteur qui voit le déroulement des événements à partir d’un autre « temps » et en dehors de l’emprise du temps physique et anthropologique. Le temps de Dieu n’est pas celui des hommes, laisse entendre la lettre du Coran[1]. Quand il rapporte des récits bibliques, la vie des Prophètes, notamment de Jésus, ce n’est pas selon un exposé historique classique. C’est entre autres pour soutenir le Prophète dans sa mission. Leur récit vient alors correspondre à des situations similaires que vivent ponctuellement les musulmans du « moment coranique ». Ils informent ainsi sur la nature des hommes qui reste la même et qui explique la récurrence de ces histoires bibliques dans le Coran. Ces récits restent à ce titre des enseignements à méditer, mais en aucun cas n’ont constitué pour les musulmans un code, encore moins un dogme. Ces récits n’ont pas donné matière à une histoire Sainte.

[1] Coran (22, 47) ; (32, 5) ; (70, 4)

Tareq Oubrou – Vision musulmane eschatologique. 

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