samedi, avril 20 2024
Pour ne pas tomber dans ce que le Coran considère comme une erreur théologique – la confusion de Dieu avec sa révélation –, les premiers dogmaticiens, qui étaient de tendance mutazilite[1], ont défendu le principe du « Coran créé » à travers une certaine économie théologique spéculative. Le Coran serait une parole provenant de Dieu, mais créée en dehors de Lui, comme le reste de la création, puis transmise au Prophète via l’ange Gabriel. Tout cela visait à éviter l’anthropomorphisme, c’est- à- dire l’image d’un Dieu parlant comme les hommes.
Les sunnites (orthodoxes) ont immédiatement contesté cette définition en défendant le dogme du « Coran incréé » : la parole de Dieu proviendrait de son essence et ne serait pas extérieure à Lui. Pour ne pas verser dans la confusion entre les attributs de Dieu et ceux de l’homme, ils ont dû apporter une nuance, notamment les acharites[2] : ils ont fait une distinction entre Dieu et Sa parole, puis entre Sa parole et son expression en langue arabe. Ils ont procédé ainsi à une sorte de sécularisation théologique qui différencie la parole ontologique de Dieu (al- kalâm an- nafsî), liée à son essence, et la substance de ce qui est écrit dans le corpus, lu et articulé en arabe (al- ‘ibâra). L’origine de la parole reste divinement absolue, intemporelle et totale dans son mystère ontologique, mais son irruption en dehors de Dieu ne peut être saisie et comprise que dans des limites linguistiques et historiques.
Elle s’exprime dans une langue arabe humaine, tout comme elle s’est exprimée auparavant dans d’autres langues à l’attention d’autres peuples, et elle est donc relative. Ces deux catégories – parole intérieure et parole exprimée – ont probablement été inspirées par la philosophie du langage chez les Grecs, qui distinguaient deux discours : le discours proféré (logos prophorikos) et le discours intérieur (logos endiathetos). Tout en admettant la dimension intérieure de la parole divine dans son origine incréée, les sunnites ont souligné la relativité de son expression (al- ‘ibâra) en langue arabe. Dieu parle, mais pas comme les hommes.
QUELLES CONSÉQUENCES SUR L’INTERPRÉTATION ?
Tous les théologiens admettent que le Coran vient de Dieu, abstraction faite des modalités métaphysiques de la révélation, qui diffèrent selon les doctrines. Aussi, historiquement, le fait d’adhérer au dogme du Coran incréé ou à celui du Coran créé n’a eu aucune incidence particulière sur l’interprétation qui en était faite. On pourrait penser que ceux qui défendent la création du Coran (les mutazilites) sont ceux qui l’ont le plus interprété. Or l’histoire religieuse musulmane nous montre que c’est le contraire qui s’est produit[3].
En effet, les plus grands ouvrages d’exégèse ont été rédigés par des sunnites, tenants du dogme du Coran incréé, et notamment par des acharites. On peut citer notamment Al- mukhtazan, d’Abû al- Hasan al- Ash‘arî, qui compte 500 volumes, ou encore le livre d’un autre sunnite acharite, Abû Bakr ibn al- ‘Arabî, qui s’intitule Anwâr al- fajr et se compose de 80 gros volumes de 2 000 pages chacun. Sans parler des milliers d’autres ouvrages écrits par des exégètes sunnites.
Les mutazilites, que l’on qualifie à tort de rationalistes, appartenaient tous, en matière d’interprétation de la Loi, à des écoles juridiques orthodoxes (sunnites) – le chaféisme et le hanafisme notamment. Certes, ils ont fortement contribué à la théorisation des fondements du droit (usûl al- fiqh), mais de manière tellement abstraite qu’ils n’ont pu produire aucune lecture juridique ou éthique pratique. À l’inverse, les autres courants théologiques, comme le chiisme et le kharijisme, ont su donner naissance à des interprétations juridiques, et même à des écoles de droit.
1. Les mutazilites sont les premiers à formaliser un discours (kalâm) sur Dieu sous l’influence de la philosophie grecque. À ce titre, ils sont les fondateurs du Kalam, la théologie musulmane.
2. Les acharites, du nom d’Abû al- Hasan al- Ash‘arî, constituent le courant théologique majoritaire dans l’histoire et le monde sunnites.
3. L’une des raisons en est que le mutazilisme n’a pas duré aussi longtemps que le sunnisme et le chiisme, pour des motifs politiques, mais aussi et surtout à cause de son manque d’esprit pratique et de son goût aigu de l’abstraction, qui l’ont éloigné des préoccupations concrètes de la majorité des musulmans.
Ce que vous ne savez sur l’islam – Tareq Oubrou- Édition Fayard 2016. p32 à 34
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