mardi, avril 23 2024

Il faut commencer par rappeler les fondements mêmes de ce droit musulman classique qu’on appelle usûl al-fiqh, la science qui s’occupe de la méthodologie et des théories de l’élaboration des lois et des normes islamiques. L’épistémologie du droit dirions-nous aujourd’hui. Je propose d’emblée une définition de Muhammad al-Ghazâlî qui peut nous aider à comprendre la tâche assignée à l’herméneutique dialectique normative, shariatique, musulmane. Il souligne – je le cite – que « les plus nobles des sciences religieuses sont celles qui marient la raison (‘aql) avec la révélation (sam‘)* et concilient les enseignements scripturaires (shar‘) au raisonnement discursif (ra’y) ». Les usûl al-fiqh constituent une discipline qui « fait partie de ces sciences nobles, car elle fait de l’esprit de la révélation et de la raison une voie commune. Elle n’est ni une connaissance exclusivement rationnelle qui contredirait les enseignements révélés formels (shar‘), ni un suivisme – ou mimétisme – (taqlîd) non confirmé par la raison » 1. Il résume ainsi la tâche intellectuelle que doit affronter le canoniste (faqîh*).

Le problème de la connaissance juridique et morale face au statut de la raison fut ainsi posé dès la naissance du droit musulman 2 . En effet, on trouve presque dans tous les ouvrages classiques d’usûl al-fiqh un débat parfois âpre entre les doctrines juridiques, sur les limites de la raison et les champs possibles de la connaissance morale et juridique qu’elle pourrait explorer, et notamment la question de la possibilité (ou non) pour la raison d’accéder – sans le secours ou le concours de la révélation – à la connaissance du bien ou du convenable (hasan) et du mal ou du mauvais (qabîh). La réponse fut globalement positive pour certains théologiens d’obédience ash‘arite, hanbalite, hanafite, avec des nuances en fonction de leur définition du bien et du mal 3 . Les plus formels restent les mu‘tazilites, les hanafites 4 et certains hanbalites. Par contre, la majorité des hanbalites et des ash‘arites pensent que c’est la Révélation – Le Coran et la Sunna – qui éclaire en principe la raison sur le bien et le mal pour l’homme. Les ash‘arites cependant reconnaissent que ce qui est bien ou mal l’était en tant que tels pour la raison avant que la révélation n’en fasse une norme 5. Et si la raison n’est pas législatrice pour une grande partie des juristes, la Loi révélée, néanmoins, n’est une loi qui ne s’impose au croyant qu’une fois reçue, comprise et confirmée par la raison 6, ce qui revient en quelque sorte au même avis précédent.

Tous les savants de l’islam, sauf une infime minorité de zâhirites, même ceux qui considèrent que la raison ne se suffit pas à elle-même et qu’elle a besoin des lumières de la Révélation, s’accordent sur ce point que la Révélation, à son tour, n’a de sens qu’après acceptation, compréhension et interprétation de la raison. Ibn Taymiyya, comme beaucoup de théologiens, étend l’exigence de la raison jusqu’aux champs touchant les fondements mêmes, le credo des dogmes de la foi et des croyances, et pas uniquement ceux des pratiques morales et du droit. Il affirme qu’ils ne deviennent credo que lorsqu’ils sont reçus et admis par la raison 7. Non seulement le juriste, le canoniste, doit faire travailler sa raison, mais il doit savoir également comment les autres raisonnent pour développer son instinct critique. Celui qui ne connaît pas le droit musulman comparé ne sondera pas la profondeur de la connaissance du droit, aiment à rappeler les grands canonistes à celui qui veut atteindre le niveau de mujtahid*.

Donc pas de scriptura sola ! L’Homme est au cœur de ce dispositif. Et puisque le droit est fait par des hommes et dans des conditions anthropologiques et socio-historiques différentes, ce droit ne pouvait être que pluriel. Consécutivement, il relève en majeure partie de la conjecture et de l’épistémè 8 ou, pour utiliser un vocabulaire courant chez les canonistes, de la zanniyya, que l’on peut traduire par la notion de « connaissance hypothétique ». (….)

L’islam étant une religion du Livre, la pensée qui s’en dégage est forcément une herméneutique. « Lis au nom de ton Seigneur qui créa, Il créa l’homme d’une adhérence (‘alaq) … qui enseigna par le calame, Il enseigna à l’Homme ce qu’il ne savait pas ». Ce premier verset révélé du Coran annonce d’emblée la nature de l’islam et la double herméneutique qui caractérise la pensée musulmane en ouvrant au croyant un autre livre, celui de la création et de la nature. J’y introduis personnellement l’Homme et tout ce qui le constitue en tant que tel (déterminations historiques, sociologiques, anthropologiques…) qui informent phénoménologiquement sur sa nature, comme propédeutique à une ontologie qui ne peut, cependant, être accessible qu’asymptotiquement et non définitivement. À cet égard, on peut être d’accord avec Kant sur la finitude de l’homme et la relativité de ses connaissances. On peut être partiellement d’accord avec lui sur le fait que la nature de l’Homme n’est pas son code. En effet la vision kantienne défend l’idée d’un esprit qui prescrit ses lois à la nature et pas le contraire. À cette radicalité kantienne, nous pouvons substituer une autre vision, plus dialectique – qui reste kantienne mais renversée – à savoir qu’il est impossible pour la raison de définir son propre point de départ d’investigation. La formule que nous proposons est la suivante : oui, l’esprit prescrit ses lois à la nature, comme le pense Kant, mais c’est d’elle qu’il les tient. Peut-être que notre problème avec Kant se situe au niveau de la conception de la nature qui, pour lui, ne comprend pas l’esprit de l’homme, car il le place en parallèle à celle-ci.

On l’aura compris, la pensée musulmane n’est pas exclusive dans la mesure où la soumission aux Écritures n’est pas antinomique à l’herméneutique dans l’objectif d’émanciper la connaissance. En effet, certaines méthodes utilisées pour étudier la nature (sciences exactes) et la culture (sciences humaines) ne sont pas exclues si l’on admet que l’islam dans toutes ses dimensions n’est pas toujours lisible uniquement et immédiatement à partir des Écritures.

Établir a priori une théorie de lecture qui s’intéresse au sens des Textes en même temps qu’à leur vérité, n’a jamais été totalement écartée. Le débat des Anciens (salaf) et des Modernes (khalaf) sur ce sujet est bien connu. Une vérité reste cependant évidente, la démarche cognitive ne s’arrête pas au niveau autocentré sur le Texte (Coran ou Sunna) puisque de multiples passages coraniques appellent à une double réflexion (nazar) : l’une portée sur les Textes scripturaires eux-mêmes et l’autre sur les lois naturelles et les lois historiques, sociales, anthropologiques…

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1- Muhammad al-Ghazâlî, Al-Mustasfâ, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, 1993, Beyrouth, p. 4.
2- Des dizaines d’ouvrages classiques en ce domaine traitent de la question. Voir par exemple : Abû Ya‘lâ Muhammad al-Farrâ’ (m.1066), al-‘Udda, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, 2002, Beyrouth, t.1, p.
22-39 ; Muhammad Fakhr al-Dîn al-Râzî (m.1209), al-Mahsûl, Mu’assasat al-Risâla, 1992, Beyrouth, t.1, p. 83-88 et 105-109.
3 – Muhammad Badr al-Dîn al-Zarkashî, Tasnîf al-Sâmi‘, Mu’assasat Qurtubâ, 1999, t. 1, p. 140-143.
4 – Ibn Qudâma al-Maqdisî, Rawdat al-Nâzir, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, [s.d.], Beyrouth, t. 1, p. 117.
5 – Ibn Burhân Ahmad al-Baghdâdî, al-Wusûl ilâ l-usûl, Maktabat al-ma‘ârif, 1983, Riyad, t. 1, p. 58.
6 – Muhammad Badr al-Dîn al-Zarkashî, al-Bahr al-Muhît, édition en six tomes non datée, authentifiée par ‘Umar Sulaymân al-Ashkar, t. 1, p. 147-148.
7 – Voir Ahmad Ibn Taymiyya, Majmû‘at al-fatâwâ, Dâr al-Jîl, 1997, Riyad, t. 10, partie n°19, p. 124.
8 – À comprendre dans le sens foucaldien, c’est-à-dire une connaissance qui se situe dans une configuration générale des pratiques discursives situées dans une époque avec tous ses « a priori
contextuels » qui délimitent ce qu’elle est capable de penser. Voir M. Foucault, L’archéologie du savoir, 1969, Gallimard, p. 250.

Tareq Oubrou
Profession Imam – Albin Michel 2009 p125 à 129

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