mardi, avril 16 2024

Comment une religion en arrive- t-elle à donner l’impression d’être intolérante alors que son nom, « islam », contient la même racine que salâm, « paix », et que l’on trouve dans la lettre de ses textes l’éloge de la diversité ainsi que des passages lumineux sur l’ouverture sur l’autre ? C’est pour surmonter la contradiction entre la détention de la vérité coranique et la non- imposition de la foi musulmane qu’une règle fut établie comme un dogme, selon laquelle l’infidèle n’aurait qu’une alternative : se convertir librement ou entrer dans le régime de la dhimma[1] –  une tolérance conditionnée par une soumission. L’origine de cette posture se trouve dans une disposition juridique médiévale née de la logique impériale qui accompagne une civilisation en expansion. Un seul verset abroge à lui seul tous les passages qui appellent à l’arrêt des hostilités avec les non- musulmans du moment coranique (plus de cent versets). C’est le fameux verset de l’épée, un « verset fantôme » qui se trouve dans le chapitre 9, mais que l’on n’arrive pas à identifier avec exactitude.

Nous allons tenter de mettre un peu d’ordre dans toute cette confusion en évoquant quatre types de diversité présents dans le Coran, avant de développer le thème qui nous importe ici : la tolérance religieuse. Le but est de renouer avec le sens originel de ce principe théologico- éthique de tolérance, fondamentalement coranique, au- delà des enjeux historiques et géopolitiques qui l’ont altéré.

UNE DIVERSITÉ UNIVERSELLE
Le Coran décrit le monde comme un tableau riche d’éléments et de couleurs différents. Une diversité présentée comme la signature même de Dieu : « N’as- tu pas remarqué que Dieu a fait descendre du ciel une eau grâce à laquelle Nous avons fait ensuite sortir [de la terre] des fruits de couleurs différentes ? Et les montagnes qui contiennent des stries blanches et rouges, de couleurs différentes, et des roches très noires ? De même, les hommes et les animaux et les bestiaux sont de couleurs différentes. Parmi Ses serviteurs, seuls les savants craignent [révérencieusement] Dieu. Dieu est Puissant et Magnanime[2]. » Si le peuple à qui s’adressaient ces passages avait eu nos connaissances actuelles en physique et en biologie, ces derniers auraient peut- être évoqué aussi la diversité des particules élémentaires, des atomes, des molécules, des cellules, des micro- organismes…

UNE DIVERSITÉ ÉCOLOGIQUE
Le Coran regarde les hommes comme une espèce animale faisant partie d’une même biodiversité : « Il n’y a pas de bêtes sur terre ni d’oiseaux volant de leurs propres ailes qui ne soient des communautés au même titre que vous[3] […]. » Ce qui suppose que l’animal a une dignité qu’il faut respecter.

UNE DIVERSITÉ ANTHROPOLOGIQUE
« Parmi Ses signes, la création des cieux et de la terre et la diversité de vos langues et de vos couleurs. Ce sont des signes pour les savants[4]. » Puisque le Coran se revendique des Écritures, on ne peut s’empêcher de faire ici un parallèle, puis une démarcation. Dans la Genèse[5], la diversité linguistique de l’humanité serait provoquée par Dieu pour brouiller la communication entre les humains. Pour empêcher la construction de la tour et de la ville de Babel, il confondit le langage des hommes afin qu’ils ne puissent pas communiquer entre eux et qu’ils soient ainsi détournés de leur entreprise. Comme si, pour régner, Dieu avait lui aussi besoin de diviser les hommes. C’est ce que laisserait entendre la version biblique[6].

L’exposé du Coran, quant à lui, ne laisse aucune place à une telle interprétation. Au contraire, il fait de ce pluralisme un moyen de se réaliser dans la différence et un témoignage de l’unicité de Dieu : « Ô vous les humains nous vous avons créés à partir d’un mâle et d’une femelle[7] et nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin que vous vous entre- connaissiez[8] », dit un autre passage. Il s’agit de réaliser l’unité de l’espèce humaine dans sa diversité, d’échapper à l’ennui de la ressemblance et de permettre aux hommes de se connaître et se reconnaître dans leur différence. C’est la base même de toute une théologie de l’altérité malheureusement ignorée par une pensée théologique musulmane autiste qui, depuis très longtemps, ne parle qu’avec elle- même.

LA DIVERSITÉ DES CROYANCES
L’univers des croyances est à l’image de celui des hommes : il est multiple. Cette pluralité des religions est exprimée à plusieurs reprises dans le Coran comme une volonté inéluctable de Dieu : « Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté[9] » ; « Et si Dieu l’avait voulu Il aurait fait d’eux une seule communauté[10] » ; « Si ton Seigneur l’avait voulu, Il aurait rassemblé tous les hommes en une seule communauté. Or ils ne cesseront d’être en désaccord[11] ».

Si l’on entend bien ces passages, cette diversité est non seulement un fait historique, mais un vouloir divin, à respecter en tant que croyant musulman. Il ne s’agit même plus là d’une question de tolérance. Bien évidemment, on trouve aussi dans le Coran des passages qui peuvent légitimer une interprétation radicalement opposée. En cela, il ne se distingue en rien des autres textes religieux : aucun d’entre eux n’est exempt de ce risque, même les Évangiles. La parabole des conviés[12], où le maître ordonne à son serviteur de contraindre les non- invités à rejoindre la table de Jésus afin que la maison soit remplie, a légitimé, aux yeux de saint Augustin, le recours à la force pour faire entendre raison aux impies[13]. Ce qu’on appelle la « guerre juste » de saint Augustin par abus de langage n’était rien d’autre que la « guerre sainte ». Et il y a dans les Évangiles d’autres passages plus violents encore[14]. Ils doivent cependant être replacés dans leur contexte et dans l’esprit général du message de paix et d’amour prôné par Jésus. C’est ce que nous essayons de faire avec le message de Mahomet.

LE PROJET DE MAHOMET : CONVERTIR TOUTE L’HUMANITÉ ?
Si la diversité religieuse procède d’une volonté de Dieu, alors le projet de convertir toute l’humanité s’annule de lui- même. Non seulement c’est une mission impossible, mais ce serait insensé, pour ne pas dire une folie. Mahomet est le premier à le savoir : « Quels que soient tes efforts, la plupart des hommes ne croiront pas[15]. » Ce verset vient en réalité le soulager et le déculpabiliser. La foi ne peut donc s’imposer : « Dis que la vérité vient de Dieu, quiconque veut croire, qu’il croie, et quiconque ne veut pas croire, qu’il ne croie pas[16] » ; « Point de contrainte en religion. Le chemin juste s’est désormais distingué de celui de l’égarement[17] » ; « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous les habitants de la terre auraient été croyants. Est- ce à toi de contraindre les Hommes à croire[18] ? ».

Non seulement Mahomet n’avait pas de pouvoir coercitif en la matière, mais il était surtout conscient que la conversion est une affaire intime et personnelle, et que la clé des cœurs se trouve dans la main de Dieu : « Tu ne guides pas ceux que tu aimes. C’est Dieu qui guide celui qu’Il veut[19] », lui rappelle le Coran. De manière plus pragmatique, le fait d’acculer les gens à se convertir pour préserver leur vie et leurs biens pourrait nourrir des haines et un sentiment de vengeance nuisibles à la religion concernée. Ce serait multiplier le nombre d’hypocrites dans une communauté spirituelle, et encourir ainsi le risque de faire entrer le loup dans la bergerie.

INFORMER : SEULE MISSION DU PROPHÈTE
Mahomet n’a cessé de recevoir, tout au long de sa mission, des versets qui lui rappellent sa fonction de simple informateur et transmetteur d’une vérité. Sa tâche était d’exposer cette dernière, et non de l’imposer : « Il n’incombe à l’Envoyé que de transmettre[20]. » Ce principe revient onze fois dans le Coran. Le Prophète avait en outre à respecter une méthode de diffusion de la foi qui ne devait pas dépasser l’argumentation et le conseil sincère (nasîha), dans les limites de la courtoisie et de la bienveillance : « Appelle [les Hommes] à venir sur le chemin de ton Seigneur par la sagesse et la bonne exhortation[21]. » Il devait surtout porter de l’amour à ceux à qui il s’adressait. On rapporte que, lorsque les polythéistes le frappèrent, tout en essuyant le sang qui coulait sur son visage, il pria son Dieu : « Ô Seigneur, pardonne à mon peuple, car ils ne savent pas[22]. »

UN MUSULMAN PEUT- IL ÊTRE UN PROPHÈTE ?
Cette question peut choquer même les plus zélotes des musulmans, car il serait blasphématoire de se considérer comme un prophète. Pourtant, beaucoup agissent comme s’ils l’étaient. Rappelons que, selon la dogmatique musulmane classique et orthodoxe, notamment sunnite, seul un messager ou envoyé (rasûl) a l’obligation canonique de transmettre la révélation. C’est le cas de Moïse, de Jésus, de Mahomet… Le simple Prophète (nabî), lui, reçoit la révélation, mais n’a pas l’obligation de la transmettre, à l’instar de Marie[23], mère de Jésus, prophétesse, mais non missionnée[24]. Puisque le simple musulman n’est même pas un simple prophète, il n’est en aucune manière obligé de transmettre la religion aux non- musulmans. Aujourd’hui, on voit des jeunes fraîchement convertis ou nouvellement engagés dans la pratique se livrer à un véritable harcèlement, pour ne pas dire à des agressions.

Ce zèle cache parfois une grande fragilité et un doute profond dans leurs convictions religieuses. Ils adoptent la stratégie de l’attaque comme moyen de défense, comme pour se convaincre eux- mêmes. Malgré son statut de messager, Mahomet ne passait pas tout son temps à parler de religion, comme le montre la description d’un de ses disciples : « Quand nous évoquions les choses de la vie mondaine, il s’associait à notre discussion ; et quand nous évoquions les sujets de l’au- delà [les sujets de la religion], il participait avec nous, et si nous discutions le repas, il faisait de même[25] […]. » Une religion, ce n’est pas ce qu’en dit le croyant ; c’est ce qu’elle fait de lui. Comme beaucoup de révolutionnaires, les prosélytes cherchent à changer tout le monde, sauf eux- mêmes.

LE MUSULMAN A- T-IL L’OBLIGATION DE TÉMOIGNER DE SA FOI ?
Si le musulman n’est pas obligé de communiquer sa foi aux autres, a- t-il au moins le devoir d’en être un simple témoin ? Là aussi, il faut remettre les choses à leur place, car de telles pensées pseudo- théologiques engendrent des violences symboliques inutiles. On voit des prédicateurs inciter les musulmans à témoigner de leur foi là où ils se trouvent, au lieu de leur apprendre à la vivre intelligemment et sereinement. Certains, pour éviter l’accusation de prosélytisme, ont concocté un concept nouveau : celui de « terre de témoignage » (dâr ash- shahâda). Le problème est que ce concept repose sur l’idée d’un islam qui serait par essence agressivement prosélyte – une idée exprimée à travers des notions classiques médiévales comme « terre hostile » (dâr al- harb) ou « terre de prédication » (dâr ad- da‘wa).

Malgré une formulation adoucie, ce concept semble impliquer que le musulman ne peut vivre en Occident qu’à condition d’avoir l’intention de témoigner de sa religion. Ce genre d’idée génère chez le commun des musulmans un sentiment de culpabilité qui provoque une gêne dans ses rapports avec son entourage. Il crée des obligations supplémentaires qui compliquent la vie religieuse des musulmans, lesquels ont déjà du mal à exercer les pratiques cultuelles et morales élémentaires. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles de nombreux musulmans, à défaut d’oser parler de leur religion, compensent en cherchant une visibilité, érigeant l’ostentation au rang de pratique religieuse.

Comme cette jeune fille qui, rencontrant des difficultés pour poursuivre ses études et trouver du travail, répondit quand on lui conseilla de retirer son foulard : « Mais alors, comment va- t-on savoir que je suis musulmane ? » Cette anecdote montre bien la façon dont certains musulmans comprennent l’idée de « témoigner de sa foi ». Selon cette logique, l’islam ne serait plus une religion de l’être, mais une religion du paraître, privilégiant les apparences au détriment de l’enracinement dans la foi et la vertu, discrètes par nature.

INCURSION THÉOLOGIQUE : LA DOCTRINE DU SALUT ET SES CONSÉQUENCES SUR LE VIVRE ENSEMBLE
Dans l’esprit de l’immense majorité de musulmans, l’incroyance est un délit, et tout non- musulman mérite la malédiction et la sanction eschatologique, la Géhenne. Cette croyance est à l’origine d’une rupture mentale grave entre les musulmans et les non- musulmans. Pourtant, selon le Coran, le Salut est lié au libre choix de la personne de suivre ou non le Prophète.

N’est responsable d’un tel choix que celui qui a rencontré le Prophète missionné, a vu les signes et les miracles qu’il a accomplis et a reçu son message de manière claire : « Quiconque choisit la voie droite, c’est pour lui- même, et quiconque choisit l’égarement, c’est à son propre détriment. Mais nul ne portera le fardeau à la place d’un autre. Nous n’avons pas à châtier un peuple tant que nous ne lui avons pas envoyé un Messager[26]. » Un hadith va dans le même sens : « Personne plus que Dieu n’aime excuser les autres. C’est pour cette raison qu’il a envoyé des Messagers pour annoncer et alerter [avant de les juger][27]. » De ce point de vue, seule une personne qui a connu un prophète- messager (rasûl) et a refusé de croire en lui en connaissance de cause peut être qualifiée de kâfir (mécréante). Par conséquent, cette notion, dans son sens négatif, est restreinte au seul moment coranique. Il apparaît même que l’intention de Dieu n’est pas de pousser les gens à la mécréance en multipliant les prophètes et les miracles : « Ce qui Nous a empêché d’envoyer des signes [révélations ou miracles], c’est que les peuples anciens les avaient déjà refusés […].

En outre, nous n’envoyons les signes qu’à titre d’avertissement[28]. » En dehors de ce champ, la personne qui n’accède pas à la vérité du Coran n’est pas responsable ; elle ne peut donc pas être qualifiée de kâfir. Quant à ce qui se passera le jour du Jugement dernier, seul Dieu en décidera, comme le rappellent plusieurs versets. Et, comme a dit Jésus à ceux qui ont refusé de le suivre : « Si tu les châties, ce sont après tout Tes serviteurs, et si Tu leur pardonnes, Tu es le Noble et le Sage[29]. » Selon la théologie sunnite, Dieu doit respecter sa promesse (le Paradis), mais pas sa menace. Il n’est pas obligé de mettre à exécution sa colère. Cela s’appelle une noblesse. Beaucoup de musulmans ignorent cette doctrine orthodoxe (sunnite) qui défend l’idée d’un Enfer extinguible[30] et prévoit que, quelles que soient les fautes ou la « mécréance » d’une personne, celle- ci ne restera pas dans le châtiment pour l’éternité.

C’est bien ce que laisse entendre ce verset : « Ils y resteront éternellement [en Enfer] tant que demeureront les cieux et la terre, à moins que ton Seigneur en décide autrement. Ton Seigneur fait ce qu’il veut[31]. » À noter ici que l’éternité (khulûd), dans le vocabulaire du Coran, n’est pas synonyme d’une durée infinie (baqâ’). Ce verset met en cause le sens littéral de tous les versets qui donneraient l’impression que le châtiment de Dieu serait d’une durée infinie. Tout simplement parce que l’Homme n’a pas été créé pour la souffrance, même si celle- ci peut être un passage, une épreuve, une purgation temporelle. En revanche, le Paradis reste éternel, à l’image de la Miséricorde de Dieu, laquelle l’emporte sur sa colère temporelle, comme le soulignent nombre de textes[32].

Aussi, selon cette même doctrine, le mal n’est- il pas radical, mais conjoncturel et accidentel. Il pourrait être réparé par simple grâce (fadl) divine. C’est ce qu’on appelle l’apocatastase. Cette perception théologique se réfère aussi à une somme de textes qui laissent entendre que Dieu jugera davantage les êtres avec sa bonté qu’avec sa stricte justice. Voilà qui risque de déranger certains musulmans, qui voudraient entrer seuls au Paradis et refermer la porte derrière eux. Cette question d’une grande portée théologique doit donc inciter tous les croyants à faire preuve de beaucoup d’humilité.

UN MUSULMAN PEUT- IL CHANGER DE RELIGION ?
Nous avons vu qu’il n’existe point de contrainte en matière d’adhésion à la religion. Mais, une fois qu’on a adopté la religion musulmane, peut- on y renoncer ? Comme sur beaucoup de sujets dans l’islam, nous sommes en présence de textes qui paraissent contradictoires. Certains garantissent la liberté religieuse, mais d’autres viennent les heurter de plein fouet, telle cette parole du Prophète  : « Celui qui change sa religion, tuez- le[33]. » Or ce hadith – et il en va ainsi de tous les hadiths – n’est qu’un fragment isolé de son contexte. Celui qui le rapporte, Ibn ‘Abbâs, livre davantage ce qu’il a compris que ce qu’il a entendu –  il ne dit d’ailleurs pas l’avoir entendu dans ces termes complets et exacts de la bouche du Prophète, puisqu’il n’utilise pas la formule explicite sami‘tu[34].

De fait, comment prendre cette injonction à la lettre, alors même que le Prophète s’était engagé, par un pacte signé avec La Mecque, alors païenne, à laisser partir dans cette ville les musulmans qui désiraient quitter Médine et redevenir idolâtres ? – un engagement qu’il a respecté[35]. Peut- être faut- il comprendre cette condamnation de l’apostasie – à condition qu’elle soit authentique et univoque – à la lumière du verset suivant : « Une partie des gens du Livre dirent [à leur coreligionnaires] : croyez en ce qui a été révélé aux croyants [musulmans] au début de la journée et reniez- le en fin de journée pour qu’ils y renoncent[36]. » C’était une façon de semer le doute chez les nouveaux croyants musulmans. Dans un climat de trouble, la parole dissuasive et menaçante du hadith visait peut- être à mettre fin au jeu qui consistait à passer d’une religion à l’autre indépendamment de toute conviction, simplement pour déstabiliser une communauté spirituelle naissante.

Il faut reconnaître que la relation entre notre hadith et ce verset n’est pas établie de manière authentique. Toutefois, elle reste une spéculation plausible. Pour rester fidèle à l’esprit et à la cohérence du Coran, cette violence contre l’apostasie doit être comprise dans le sens d’une légitime défense face à une apostasie qui s’accompagne d’une insurrection armée[37]. Ainsi, l’injonction « tuez- le » (uqtulûh) signifierait ici « combattez- le » (qâtilûh), comme il est parfois d’usage en arabe.

En effet, on ne saurait prendre ce hadith à la lettre, puisqu’un autre hadith raconte que, un musulman étant venu trouver le Prophète pour lui demander la permission de dissoudre son allégeance à l’islam et de partir rejoindre – pacifiquement – sa campagne d’origine, Mahomet ne l’en avait pas empêché[38]. Il existe même un hadith qui stipule que la condamnation à mort pour apostasie n’est pas absolue, y compris si elle est accompagnée de violence. « Si les émissaires ne bénéficiaient pas de l’immunité, je vous aurais condamné à mort[39] », a ainsi dit Mahomet à deux musulmans qui avaient quitté l’islam et s’étaient faits « ambassadeurs » de l’ennemi, lequel avait déclaré la guerre au Prophète et aux musulmans.

En tant que chef temporel de Médine, le Prophète prenait là en considération le « droit international », respectant une diplomatie déjà établie à cette époque, et renonçait à appliquer la peine capitale, qui est pourtant restée en vigueur pour ce genre de trahison jusqu’à une date récente de notre histoire. Enfin, il est formellement établi qu’aucun texte authentique ne stipule que le Prophète aurait concrètement mis à exécution cette peine. À un moment donné de l’histoire de l’islam, l’identité religieuse s’est confondue avec l’identité politique. L’islam est devenu la religion civile, et toute rupture publiquement déclarée pouvait être perçue comme une provocation offensante et un trouble à l’ordre public. Mais, dans les faits, tout au long du Moyen Âge, cette sentence n’a pas été appliquée systématiquement tant que cette décision demeurait dans le champ privé ou à un pur niveau intellectuel, en l’absence de tout engagement armé. Une abondante littérature agnostique médiévale[40] en témoigne encore.

QUE DIRE DE LA DHIMMA ?
La dhimma est- elle une protection ou une humiliation ? Commençons par citer cette parole du Prophète, qui met en péril le salut de l’âme d’un musulman qui toucherait à un non- musulman innocent : « Celui [le musulman] qui verse le sang d’une personne non musulmane vivant en paix [mu‘âhid] avec les musulmans ne verra pas le Paradis[41]. » L’islam a ainsi fixé le statut juridique de dhimmî ou mu‘âhid[42], dont bénéficiaient les gens du Livre (ahl al- kitâb), c’est- à- dire les juifs et les chrétiens, considérés comme faisant partie de la communauté (Umma) politique nationale. Ce dispositif juridique a ensuite été étendu à d’autres communautés. Toute une littérature juridique médiévale est consacrée à ce statut.

Compte tenu de l’univers et de la culture politiques de cette époque, on peut dire que la dhimma est une catégorie de citoyenneté embryonnaire ou inachevée[43]. Mais une certaine tendance juridique musulmane médiévale se rapproche étroitement de la doctrine moderne de la citoyenneté : elle considère en effet que le juif ou le chrétien qui participent à la défense de la nation n’ont pas à payer l’impôt associé au statut de dhimmî, appelé jizya[44]. (Celui ci, soulignons- le, était beaucoup moins élevé que la zakât, contribution que donne chaque musulman et dont les minorités religieuses sont aussi bénéficiaires.)

La philosophie de cet impôt lié à la dhimma est résumée par la règle canonique suivante : « Pour la défense de la nation, les musulmans versent leur sang et les minorités religieuses versent un impôt. » Cette règle instaure, au fond, une sorte d’objection de conscience avant la lettre, puisqu’elle vise à éviter de gêner le juif ou le chrétien – ou tout individu appartenant à une autre minorité religieuse – en l’obligeant à défendre au prix de sa vie une nation appartenant majoritairement à une religion qui n’est pas la sienne.

Cette même doctrine pose d’ailleurs que le musulman qui refuse de s’engager dans le service militaire doit payer l’impôt des dhimmî[45]. (Cela ne concerne que les hommes en capacité d’accomplir le service militaire : les femmes, les vieillards, les moines et les handicapés en sont exemptés.) Le concept de dhimma visait donc à l’origine à mettre les juifs, les chrétiens et les autres minorités à l’abri des conversions forcées et à leur garantir la dignité humaine. Malgré son aspect humaniste, en phase avec l’époque, il fut souvent mal interprété et mal appliqué. Ainsi, au cours de l’histoire musulmane, des exactions furent commises à l’égard de ces minorités, souvent pour des motifs d’ordre économique et politique.

1. Sur la dhimma, voir la fin de ce chapitre.

2. Coran (35:27-8).

3. Coran (6:38).

4. Coran (30:22).

5. «  L’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que construisaient les hommes, et il dit : “Les voici qui forment un seul peuple et ont tous une même langue, et voilà ce qu’ils ont entrepris ! Maintenant, rien ne les retiendra de faire tout ce qu’ils ont projeté. Allons ! Descendons et là brouillons leur langage afin qu’ils ne se comprennent plus mutuellement.” L’Éternel les dispersa loin de là sur toute la surface de la terre. Alors ils arrêtèrent de construire la ville. » Genèse (11:5-8).

6. Certains y voient un signe positif, un acte inaugurant la diversité des hommes : c’est une autre vision possible.

7. Ici les mots « mâle » et « femelle » pourrait signifier une origine animale de notre espèce, comme nous le verrons dans le chapitre sur l’évolution.

8. Coran (49:13).

9. Coran (16:93).

10. Coran (42:8).

11. Coran (11:118).

12. Luc (14:15-24).

13. « Il y a une persécution injuste, celle que font les impies à l’Église du Christ ; et il y a une persécution juste, celle que font les Églises du Christ aux impies. […] l’Église persécute par amour et les impies par cruauté » (lettre 185 de l’année 417).

14. Voir la parabole du roi, à la fin de laquelle Jésus parle en des termes qui laisseraient entendre qu’il s’agit de lui : « Au reste, amenez ici mes ennemis, qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux, et tuez- les en ma présence. Après avoir ainsi parlé Jésus marcha devant la foule pour monter à Jérusalem » (Luc, 19:27-28) ; « Ne croyez pas que je vous aie apporté la paix sur la terre, je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée » (Mathieu 10:34).

15. Coran (12:103).

16. Coran (18:29).

17. Coran (2:256).

18. Coran (10:99).

19. Coran (28:56).

20. Coran (5:99).

21. Coran (16:125).

22. Bukhârî, n° 3477, confirmé par un autre hadith rapporté par Ibn Hibbân dans Sahîh ibn Hibbân.

23. Selon certains théologiens, comme Ibn Hazm.

24. Tout simplement parce que le Prophète messager doit souvent affronter l’hostilité physique violente de son peuple, qui en général n’accueille pas favorablement son message. Cette raison explique peut- être le fait que les prophètes- messagers étaient uniquement de sexe masculin : leur mission exigeait une force physique en plus de la force spirituelle, laquelle ne connaît pas de différence de genre, comme nous verrons dans le chapitre « Le Coran et l’égalité homme- femme ».

25. Tabarânî, in Al- mu‘jam al- kabîr, via Khârijah b. Zayd b. Thâbit, t. 5, nº 4882, p. 140. Hadith assez authentique (hasan) d’après Haythamî, in Majmû‘ az- zawâ’id, t. 9, p. 17. Il est aussi assez authentique d’après Al- Barawî, in Masâbîh as- sunna, t. 4, K. 27, B. 3, nº 4543, p. 59-60. Ce hadith est également rapporté par Bayhaqî, in Dalâ’il an- nubuwwa, t. 1, p. 324.

26. Coran (17:15).

27. Rapporté dans les deux recueils les plus authentiques de hadiths, celui de Bukhârî et celui de Muslim.

28. Coran (17:59).

29. Coran (5:118). Il arrive au Prophète de l’islam de passer toute une nuit en prière et dans le recueillement, récitant ce verset en boucle jusqu’à l’aube (Ahmad ibn Hanbal via Abû Darr, Al- Musnad, n° 21495).

30. C’est l’avis d’un certain nombre de disciples du Prophète : ‘Umar, Ibn Mas‘ûd, Abû Hurayra… Ibn Taymiyya et son disciple Ibn Qayyim ont choisi cet avis.

31. Coran (11:107).

32. Par exemple le hadith rapporté par Bukhârî via Abû Hurayra, n° 7554.

33. Bukhârî via Ibn ‘Abbâs, n° 3017.

34. Qu’un compagnon dise : « le Prophète a dit… » ne signifie pas qu’il a entendu le hadith directement de la bouche de ce dernier tant qu’il n’utilise pas l’expression explicite : « J’ai entendu [sami‘tu] le Prophète dire… » En effet, Ibn ‘Abbâs était très jeune – moins de 15 ans – quand le Prophète est mort et il ne l’a fréquenté que pendant deux ans. Il a donc entendu toute une partie de ses hadiths d’autres compagnons. Ce type de hadith constitue plausiblement un simple fragment tiré d’un hadith plus long qui indique les circonstances de son énoncé. Il arrive souvent que les narrateurs ne retiennent qu’une partie du discours, d’où la nécessité d’un travail de montage scripturaire. Ce hadith est découplé de son contexte (asbâb al- wurûd), comme c’est le cas de beaucoup de versets. Sans parler du fait que ‘Ikrîma, qui le rapporte de la part d’Ibn ‘Abbâs, a été discrédité par certains traditionnistes- critiques pour ses erreurs, malgré toutes ses compétences narratives. Jamal ad- Dîn al- Mazzî, Tahdhîb al kamâl, Beyrouth, Mu’assasatu ar- risâla, 1929, t. 20, biographie n° 4009, p. 290.

35. Bukhârî via Al- Miswar et Marwân, n° 2731-2732.

36. Coran (3:72).

37. C’est pour cette raison qu’Abû Hanîfa, entre autres canonistes, pense que ce hadith ne concernait pas les femmes. En effet, leur apostasie ne constituait aucun risque d’insurrection armée, car en général elles ne participaient pas aux guerres.

38. Bukhârî via Jâbir, n° 1838.

39. Ahmad ibn Hanbal, transmis par Nu‘aym ibn Mas‘ûd, in Musnad, n° 15989, t. 25, p. 366.

40. Le nom donné à l’agnostique de culture musulmane est zendîq, un mot d’origine persane. Nous connaissons un certain nombre d’agnostiques à travers leurs textes littéraires et leur poésie, par exemple Shahrastânî (Al- aghânî ( ??), en 26 volumes). Ibn al- Muqaffa‘, auteur de Kalîla wa dimna, fait partie de ces agnostiques. Mais le plus célèbre reste Ibn ar- Râwandî, connu pour ses provocations, ses moqueries et ses critiques à l’égard des croyances et des pratiques musulmanes. Il est l’auteur de ‘Abath al- hikma (L’Absurdité de la sagesse) et d’Az- Zumurrud (L’Émeraude), entre autres ouvrages. Ce dernier livre fit l’objet de critiques de la part de théologiens, notamment Ibn ‘Imrân Hibatullah ash- Shîrâzî dans son ouvrage Al- majâlis al- mu’ayyidat.

41. Bukhârî, n° 3166 et n° 6914.

42. Ce mot, qui est l’autre nom de dhimmî, signifie le « pactisant », celui qui s’engage à vivre en paix avec les musulmans.

43. Inachevée dans le sens où la citoyenneté au sens contemporain du terme est étroitement liée à la forme de l’État- nation, notion politique moderne. La dhimmitude était cependant le mode politique le plus approprié pour les minorités et le plus réaliste dans le contexte politique mondial de l’époque.

44. Al- Balâdhurî, Futûh al- buldân, Beyrouth, Dâr al- kutub al- ‘ilmiyya, 1991, p. 164-165.

45. Ce fut le cas des paysans égyptiens musulmans : ils furent exonérés du service militaire à condition de payer la jizya comme la minorité chrétienne. Yûsuf al- Qaradâwî, Ghayr al- muslimîn fî- l- mujtama‘ al- islâmî, Le Caire, Maktaba Wahba, 1977, p. 60.

Ce que vous ne savez pas sur l’islam – Tareq Oubrou – Edition Fayard 2016 – P47-67

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