lundi, octobre 14 2024

Ce site n’exprime pas de certitudes arrêtées. Il expose des convictions, parfois fermes dans leur formulation, mais sans exclure de rectification potentielle. Il contient aussi des « hésitations intellectuelles », qu’il ne faudrait pas confondre avec des pensées jetables, mais plutôt perfectibles. Cela concerne aussi bien les idées touchant à des domaines aussi conjoncturels et temporels que purement métaphysiques et religieuses.
À la différence d’aucuns qui préfèrent se cacher derrière la religion ou un « nous » communautariste, nous avons choisi d’assumer notre part subjective, comme l’ont fait les pieux ancêtres savants (Salaf). Seule manière de mettre Dieu, l’islam, à l’abri des conséquences de nos erreurs.
Rappelons ici une évidence : il s’agit de l’humain ; et ce quel que soit le sujet qu’il aborde. Un humain qui parle de lui-même à travers ce qu’il dit de Dieu, des Écritures, des autres et du Monde, avec la condition intellectuelle et morale toute peccable que cela suppose.
Et comme on pourrait le deviner, notre sujet global est l’islam, qui est une « religion du Livre », par excellence. Ni celle d’un peuple ni celle d’une Église. Par conséquent, elle n’est pas ethnocentrée ; et sa vérité religieuse n’est pas dite par une Institution, qui aurait le monopole de l’interprétation des Écritures ; et en dehors de laquelle point de Salut.
La fiabilité historique de ses Textes, à part le Coran dont l’authenticité est établie, le corpus de la Sunna n’est pas entièrement authentique ; et sa partie authentique ne l’est généralement que de façon plausible, probable ou fort probable. Et si l’islam est une religion du Livre, elle n’est pas pour autant celle de la sola scriptura. L’islam reste ouvert à d’autres références et à de multiples modes de connaissances. Car ni le Coran ni son subordonné la Sunna, ne proposent de doctrines. C’est aux hommes d’en élaborer.
Enfin, hormis quelques principes dogmatiques de la foi et des pratiques musulmanes unanimement reconnus, l’interprétation de la majorité des informations scripturaires participe du conjecturel.

Ces convictions fondamentales étant soulignées, nous sommes persuadés par une « théologie de la réalité » qui exige de la pensée musulmane d’être en phase avec les questions que pose notre époque. La doctrine doit alors partir de la réalité du monde, car se tromper de monde c’est se tromper de lecture de l’islam.
Notre réalité est aussi celle d’un islam malheureusement en crise, rongé par une offre religieuse qui crée une visibilité problématique d’abord pour les musulmans, sans parler de la perception négative qu’elle donne de l’islam aux yeux du monde, et par les inquiétudes que suscitent certains actes agressifs et violents perpétrés en son nom.
Plusieurs raisons expliquent cette crise. Elle se trouve d’abord au niveau de la tête ; à cause d’une impuissance intellectuelle et morale des élites. Beaucoup de « religieux » ont succombé au nivellement par le bas. Par manque de convictions et/ou de courage, ils ont fini par opter pour le misérable rôle de porte-voix d’une orthodoxie et d’une orthopraxie de masse, réduits à des ventriloques de leur communauté.
Sauveurs, protecteurs… certains ont pris le rôle de représentants et de défenseurs des intérêts d’une communauté musulmane imaginaire ou imaginée. La motivation religieuse profonde étant souvent floue, au lieu de servir Dieu à travers les hommes, le risque de s’en servir pour renforcer l’égo devient alors grand. Cette confusion psycho-religieuse, fut déjà diagnostiquée par les grands maîtres spirituels (soufis). Ces derniers ont tous conclu qu’à ce niveau de pureté de l’intention, il est très difficile, même pour une personne pieuse et sainte, de surmonter la tentation du pouvoir et de l’ostentation, dès qu’elle s’expose au public ou devient médiatique.
C’est pour cette raison que la lucidité et l’humilité nous commandent d’éviter de tomber dans les travers de ce que nous reprochons aux autres, en prétendant être à l’abri nous-mêmes de toute faiblesse ou de toute erreur. L’essentiel c’est d’en être conscient et de se ressaisir en permanence. C’est ce qu’on appelle le « jihad majeur » (al-jihad al-akbar).
À côté de tout cela, il y a bien évidemment des idées d’hommes intègres et éclairés avec un contenu religieux, sérieux, intéressant et courageux. Mais il n’est pas facile pour le commun des mortels d’en être avisé intellectuellement, capable de séparer le bon grain de l’ivraie.
Malgré tout, notre ambition demeure réaliste. Elle vise uniquement à atténuer, autant que faire se peut, un effet inéluctable de ce contenu religieux faussement savant, d’un jussif violent et d’une apologétique qui frise intellectuellement le ridicule. Le style et la technique communicationnelle de sa parénétique sont d’une telle sophistication, qu’elle en devient terriblement efficace. L’effet constaté est double et antagoniste : une schizophrénie et une aliénation.
La schizophrénie s’exprime en une fierté exagérée d’appartenir à un islam identitaire, résistant, protestataire, dont les valeurs sont inflexibles et sans concessions, tout en étant soi-même non pratiquant, laxiste au niveau cultuel et moral, voire délinquant.
Profitant d’un gisement spirituel émotionnel, richement disponible encore chez les musulmans, certains moralisateurs renforcent une certaine culture lacrymale qui fait leur fortune. Il suffit de remuer la sensibilité des croyants, pour que le volume de larmes écoulé devienne un critère de performance et de renommée d’un prêcheur. Beaucoup de larmes pieuses versées dans les mosquées, souvent les mêmes versées devant des films. Mais très vite, elles se transforment en larmes de souffrances et d’anxiété existentielle, une fois au contact de la réalité.
Parfaitement adaptés à la logique marchande de l’audimat et de la rentabilité économique, on assiste à des discours religieux avec des produits dérivés, profitant de la société et/ou de la communauté de spectacle et de consommation. Exactement comme ces discours imposteurs qui vivent à crédit des crédules, en soignant la forme sans se soucier du fond. L’ère de l’émotion oblige. Leur point commun est le conformisme. L’essentiel est d’être dans la tendance. Tels une feuille morte d’automne, ils se laissent emporter par l’air du temps. Leurs auteurs convertissent psychologiquement la fiction en une conviction forte pour mieux jouer leur rôle. Et pour être encore plus efficaces, ils commencent d’abord par se mentir à eux-mêmes.
Le plus dangereux pour la sécurité et la paix civile, ce sont ces discours religieux qui relèvent d’une vraie manipulation mentale. Ils proposent des excitants, à overdose, qui font basculer les croyants les plus fragiles dans la violence. De l’écoulement des larmes de contrition, on bascule très vite à l’extrême opposé, celui de l’écoulement de sang criminel, cette fois-ci. Beaucoup de gâchis humain !
D’autres discours sont vraiment médiocres. Ni contenu, ni style, ni forme, ni éloquence. Leurs acteurs sont de mauvais artistes. Ils frôlent le délire et dégoûtent les fidèles jusqu’à leur couper l’envie de fréquenter les mosquées. Seul moyen qui leur reste pour sauver leur foi.

En général, tous ces discours sont paternalistes, infantilisants, tutélaires, voire curatélaires… Hypnotiques, ils ne donnent aucun espoir pour un soupçon d’éveil et par conséquent empêchent toute autonomisation et toute responsabilisation des individus, dont le « je » disparaît dans un « nous » commode. Un vrai panurgisme.
C’est pourquoi nous ne nous faisons pas ici trop d’illusion quant à la réception qui sera faite de notre projet, car il s’attaque à des pseudo-évidences profondément gravées dans les esprits. Réaliste, cette initiative vise à ralentir dans la mesure du possible une dérive qui mène la pensée religieuse musulmane vers un vide, et ce avec une vélocité exponentielle. Car contrairement à ce que pensent beaucoup d’observateurs, l’effervescence religieuse que l’on perçoit dans le monde musulman depuis les années soixante dix, n’est pas vraiment le signe d’une véritable renaissance de l’islam ; mais présente plutôt les symptômes d’une agitation violente qui précède une agonie. Ce n’est pas un début de quelque chose, mais la fin de ce qui reste de l’effondrement de la civilisation arabo-musulmane.
Sans vouloir être dans la peau d’un sauveur, loin de là, nous pensons avec prudence intellectuelle que le début du remède à ce risque potentiel d’implosion religieuse se trouve dans deux mots clés : le paradoxe et le doute. Leur introduction dans l’économie intellectuelle et spirituelle de l’islam permettrait d’effectuer un saut qualitatif qui passe par une remise en cause radicale, qui fait sortir l’esprit musulman de l’ennui, de la routine des habitus cognitifs et des autosatisfactions trompeuses.
C’est cette remise en cause, la même, que ne cesse, pourtant, de rappeler le Coran, dans plusieurs de ses passages. «… Et ils dirent que nous allons suivre la croyance -religion- de nos parents. Et si leur parent ne savaient -ne raisonnaient- pas et s’ils étaient égarés ? » (2 : 170) ; et le Coran d’inviter l’esprit à réfléchir individuellement ou collégialement : « Je vous conseille une chose, mettez-vous en binôme ou individuellement puis réfléchissez ! » (34 : 46). Mais ce qui est constaté historiquement, c’est que malgré cet appel à la remise en cause, des pratiques et des croyances ont subsisté, comme à l’époque préislamique, participant alors dans leur logique du même suivisme et de la même déraison.
Cette déraison n’est d’ailleurs pas moins redoutable pour la foi qu’une certaine rationalité excessive, fictive. En effet, concordiste, scientiste et malgré sa modernité, cette rationalité reste d’une apologétique aussi discutable, en faisant la promotion d’un islam dont la cohérence serait impeccable, comme si la religion pourrait être emboîtée dans une logique mathématique d’une complétude irréfutable. Comme le littéralisme -ironie de l’histoire- cette lecture « rationnellement » cohérente conduit le plus souvent à un autisme mental, qui empêche de voir le réel, lequel est souvent insaisissable et inattendu. À commencer par l’Homme lui-même, dont l’éthogramme et l’intelligence sont les moins prévisibles parmi les êtres vivants.
Et on ne le sait que trop bien -par le passé comme par notre actualité brûlante- que la cohérence en matière des idées peut devenir une logique fermée sur elle-même et devenir une idéologie fanatique, totalitaire et mortifère. Il faut donc se méfier des systèmes de pensée parfaits et achevés. Aussi, la cohérence d’une argumentation, sophistiquée soit-elle, n’est-elle pas synonyme de vérité. Car tout simplement les choses de notre monde sont d’une simple imperfection, parfaitement et volontairement divines, parce que programmées pour être infiniment compréhensibles ou bien infiniment incompréhensibles !
C’est au nom d’une certaine rationalité des sciences humaines, entre autres raisons, que certains ne retiennent que le Coran. En effet, ils réfutent en bloc toute la Sunna du Prophète -sans avoir préalablement étudié sérieusement les multiples sciences du Hadith dont la complexité est inouïe-, et ce sous prétexte que la compilation du Hadith n’a été achevée définitivement que bien tard par rapport au Coran -comme si c’était une découverte-, et que son contenu contiendrait des aberrations et des erreurs que leur « raison » n’accepterait pas ; lesquels reproches se trouvent d’ailleurs dans le Coran, lui-même. Et alors que faire ? Car à ce rythme, il faudrait liquider le Coran aussi.
L’autre vision présente le Coran comme un corpus qui s’expliquerait par lui-même, la même vision que l’on trouve chez des littéralistes, mais qui l’étendent à la Sunna, en avançant que tout est dans les Textes. Pour ces deux tendances pourtant opposées et en conflits, le Texte parlerait avec lui-même. Tellement complet, parfait et achevé qu’il n’aurait pas besoin d’initiative ni d’intervention humaine, même s’il s’agit du Prophète, lui-même.
Selon ces deux visions antagonistes, Mahomet est réduit à un simple facteur qui transmettrait passivement un courrier de la part de Dieu : le Coran uniquement, pour les uns ; le Coran et la Sunna, pour les autres. Mais dans les deux cas, Mahomet disparaît complètement derrière la notion de la Révélation, réduit à un simple narrateur fidèle. Un Prophète dont la personne subjective est muette. Cette lecture au fond, est méprisante de l’homme, car elle lui refuse toute participation au processus de la communication de la Révélation. Elle reste idéologiquement sourde au Coran, qui présente pourtant Mahomet comme un modèle, lui demandant d’éduquer ses disciples et d’enseigner le Livre et la sagesse après l’avoir correctement et intégralement transmis (2 : 129) ; (3 : 164) ; (62 : 2). Ce verset qui revient trois fois dans le Coran indique bien que le Prophète est messager et message en même temps. L’islam ne propose pas le modèle d’un Verbe qui s’est fait Chair, un Dieu incarné. Par contre il s’agit d’un Livre et d’un homme, Mahomet.
Non seulement, pour nous, le Coran renvoie à la Sunna -qui n’est pas toute authentique, selon les spécialistes du hadith (muhadithûn-s) eux-mêmes, et comme nous l’avions souligné au début- mais aussi aux Anciennes Écritures (Premier et Deuxième Testaments) dont il est le continuateur. Selon une approche interscripturaire, ces Écritures sont lues à la lumière du Coran et non pas le contraire, comme le faisait beaucoup d’exégètes médiévaux classiques.
Le Coran va plus loin encore dans son ouverture, en élargissant le champ de la vérité de Dieu à deux autres livres : le livre cosmique, celui de la nature ; et le livre intérieur, celui de la raison. Ce qui signifie que le Coran est d’une cohérence ouverte, universelle et non essentialiste, autocentrée sur elle-même. Elle est trialogique : Raison-Révélation-Réalité.
Certains penseurs musulmans veulent appliquer des méthodes modernes des sciences humaines sur les Textes. Soit ! Mais encore faudrait-il être doublement critique, de l’ancien et du moderne. Car les théories, comme les tendances, passent ; mais les Textes, eux, restent.
On parle de la déconstruction. Voilà un mot magique ! Il est souvent confondu avec « destruction » qui laisserait derrière elle un édifice en miette, un « démontage » d’une machine en abandonnant ses pièces éparpillées, sans en proposer un nouveau montage. En effet, la déconstruction ne doit pas être un métier de démolisseur. Elle est nécessaire pour les musulmans afin de comprendre comment leur religion fonctionne à travers ses différentes dimensions, pour en proposer une nouvelle forme et un nouveau fonctionnement adaptés à l’époque.
Il est donc tout à fait légitime de s’inspirer de l’universel qu’apportent les sciences humaines, à condition d’être avisé de leur limite. Car si les sciences exactes, on ne peut plus modernes et rationnelles, elles-mêmes reconnaissent leur incomplétude, que dire alors des sciences humaines ?
Oui alors, à l’ouverture sur les sciences humaines, mais toujours avec le même esprit critique. Ce qui implique une critique a priori d’une théorie critique avant-même de l’appliquer à l’analyse des Textes de l’islam.
Il y a déjà plusieurs siècles qu’Ibn-Taïmiya avait assimilé cette démarche de la déconstruction, mais qui consistait d’abord à vérifier l’efficacité de l’outil d’analyse avant de l’introduire dans le traitement des sources scripturaires. Une sorte de « pré-déconstruction ». Tout en reconnaissant que la logique contient des aspects valides, il a procédé à sa déconstruction. C’était déjà l’époque des modernes (Khalaf), fascinés par la philosophie grecque, notamment l’aristotélisme. La doctrine des Anciens (Salaf), à laquelle appartenait Ibn-Taïmiya, elle, était plus critique quant à son utilisation dans l’approche du savoir religieux. Mais cette dernière, notamment dans son aspect qui traite de la logique, a fini quand même par pénétrer presque tous les champs du savoir de la civilisation arabo-musulmane, de la langue arabe jusqu’à la philosophie arabe en passant par la théologie spéculative (scolastique musulmane), la principologie (usul al-fiqh), le soufisme, etc.
Dans son célèbre ouvrage « la réfutation de la logique » (naqd al-mantiq), Ibn-Taïmiya remis la logique à la juste place qui lui revient : une logique, certes, mais celle des Grecques, et donc relative et incomplète. Il aurait pu intituler son ouvrage par « falsification de la logique », comme le ferait un épistémologue comme K. Popper.
Mais il a fallu attendre la deuxième moitié du siècle dernier pour que Gödel vienne démontrer mathématiquement cette fois-ci, mais paradoxalement et définitivement, que la logique n’est pas complètement et parfaitement logique. Pour le coup on peut parler d’une vraie déconstruction, au plus haut niveau de la rationalité. Ses théorèmes d’indécidabilité, d’incohérence et d’incomplétude, ont remis en cause le statut de science exacte de la mathématique. Il ruina ainsi le rêve de Frege, Russel et Hilbert, lesquels mathématiciens et logiciens ont déployé tout leur génie pour la rendre complète.
En définitive Gödel a fait avec la mathématique ce que Kant auparavant a fait avec la métaphysique, il l’a critiquée pour la sauver. C’est ainsi que Gödel a sauvé toute la science de la tentation idéologique. Et c’est là un paradoxe heureux qui nous enseigne que la critique est parfois plus utile à une idée que d’en faire l’apologie, et à n’importe quel prix. Il rend à l’homme ce qui lui revient : un savoir humain, simplement humain, uniquement humain.
Pour ces considérations épistémologiques et pour d’autres encore plus théologiques, nous défendons le droit au doute et à l’inachèvement. Nous devons accepter la perplexité, sans laquelle la foi n’a pas raison d’être. Plus qu’une raison et un fondement de la foi, il est question de Salut. Autrement dit, le doute préserve et sauve paradoxalement la foi. Cela est vrai théologiquement, comme nous le verrons, mais aussi par expérience. En effet, certains croyants fanatiquement attachés à des certitudes, ont vu leur foi s’évanouir dès que celles-ci se sont effondrées avec l’érosion du temps.
Le doute dans nos propos n’est autre qu’un « doute méthodologique » intellectuellement ; un « doute d’espérance » spirituellement. Celui-là même instauré par Abraham. Ce dernier, sans remettre en cause sa foi, demanda à Dieu de lui donner des preuves. Et Dieu de lui répondre sans le brimer : « n’as-tu pas cru ?! », auquel Abraham répondit que : « si, mais je veux être rassuré » Coran (2 : 260). Dieu lui montrera alors ses miracles en réponse à sa demande, qu’Il considère, après tout, légitime. Ce qui est intéressant dans ce dialogue, c’est l’attitude du Prophète face à ce dialogue entre Dieu et Abraham : « Nous devons douter encore plus qu’Abraham», a-t-il commenté (Bukhârî). Ce même Abraham, figure tutélaire du monothéisme, est systématiquement présenté dans les discours classiques, à tort, comme l’exemple de l’obéissance inconditionnelle à Dieu (Abraham de l’Ancien Testament). Les contemporains comme les classiques médiévaux, au lieu de lire Abraham de la Genèse à la lumière de celui du Coran, ont fait le contraire. Or la soumission d’Abraham à Dieu était interrogative, conditionnelle, réfléchie, dialogale et dialogique (Abraham du Coran). Il n’adhérait pas à une croyance ni n’entrait dans une pratique avant de comprendre Dieu, ses enseignements et après les avoir légitimement et intelligemment questionnés.
Le Prophète de l’islam va plus loin encore en considérant que le doute (shak) est la manifestation même de la foi (sarîhu al-îmâne) (Mouslim). Ces hadiths lumineux du Prophète sur le doute viennent répondre à ces intellectuels et penseurs musulmans qui refusent en bloc la Sunna en même temps qu’ils viennent dénoncer ces religieux qui vivent le doute au fond d’eux-mêmes et qu’ils refusent hypocritement aux musulmans !
Le paradoxe veut aussi que certaines contradictions ne le soient qu’en apparence. Effectivement, une idée peut être vraie sous un aspect, à un certain moment et dans un contexte donné ; inexacte sous un autre angle, à un autre instant et dans une autre condition. Ce n’est donc pas souvent une vérité qui change mais sa réalité.
Cependant il faudrait un minimum de cohérence nécessaire, qui s’organise autour d’un « noyau dur », comme dirait un Imre Lakatos. Cette cohérence entre ensuite dans une dynamique et une dialectique qui mettent les idées, les convictions, les théories et les doctrines en diapason avec le réel extérieur à notre perception phénoménologique mentale, à nos préconceptions idéologiques et à nos cadres théoriques, lesquelles pourraient parfois se transformer psychiquement en une prison mentale. Il s’agit d’une cohérence consciente de ses limites, non essentielle, évolutive à l’image de la réalité de notre époque qui est d’une cinétique vertigineuse. Par conséquent, il est question d’une logique relative et d’une cohérence ouverte, non rigides et closes.
Il faut admettre humblement et une fois pour toute que la vérité ne peut être acquise définitivement, même religieuse dogmatique, car elle est un cheminement dont les subtilités se découvrent en marchant, la critique étant la boussole qui permet de le traverser. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, la boussole ne se trouve pas toujours dans la tête qui pense mais parfois dans les pieds qui marchent. En effet, les grandes découvertes de l’esprit humain ont été souvent dans des idées et des choses qu’il ne cherchait pas et qu’il n’avait pas calculées. La rencontre imprévue de Mahomet avec le divin dans la grotte de Hira, en est l’illustre l’exemple. C’est cela aussi une découverte, trouver ce que l’on ne soupçonnait pas, sans a priori. Une vérité qui ne se cueille pas mais s’accueille, celle qui se révèle en nous sans attente.
Cette prédisposition morale, intellectuelle et mystique à accepter une vérité imprévue n’est pas donnée à tout le monde. Car l’instinct conservateur, qui n’aime pas être bousculé dans ses certitudes et dans ses habitudes, reste très fort chez les hommes, mêmes chez les plus progressistes.
Aussi, seul un courage moral permet-il d’aller jusqu’à penser contre soi-même et de dire et de reconnaître le vrai et le juste même à ses dépends, comme l’exige le Coran (4 : 135).
Après le doute et le paradoxe, la complexité est l’autre mot clé de notre démarche. À ne pas confondre intellectuellement avec la notion de « compliqué ». Le compliqué peut trouver une réponse après un labeur intellectuel ; par contre, le complexe ne peut recevoir qu’une réponse relative et partielle parce qu’il relève d’un interdéterminisme de plusieurs variables, impossibles à débrouiller totalement. Par conséquent, il faut admettre que certaines choses resteront à jamais de l’ordre de l’irrésolu. Et c’est justement là que commence la logique de foi.
Il s’ajoute à nos différents concepts clés, celui de la simplicité. Et ce n’est pas là, pour le coup, une vraie contradiction, si l’on admet que le simple n’est pas le simplisme. Il s’agit d’un simple que nous avons perdu en nous et qu’il faudrait retrouver. Ce simple qui pourrait nous réconcilier avec notre fitra. Cette prime-nature, qui, elle, a un accès direct et spontané à la réalité des choses. Il est l’autre nom du bon sens que l’on trouve parfois chez les petites gens et que bien des savants instruits ont égaré.
Mais le simple n’étant pas toujours aussi simple, l’ingénierie fondationnelle qui sous-tend notre entreprise ne peut procéder que par asymptote. Transdisciplinaire, interdisciplinaire et « indisciplinaire », elle se veut interactive avec tous les champs du savoir dans les limites intellectuelles personnelles, bien entendu, mais sans jamais perdre de vue ce qui essentiel, car souvent le diable habite les détails. L’« essentiel » est donc cet autre mot clé. Un vrai paradigme qui accompagne nos pensées, et qui rejoint dans une certaine mesure la notion du simple.

L’ambition générale reste surtout celle d’amorcer une nouvelle orientation et un nouvel élan, qui demandent à être continués et complétés par une élite qui veut, avec probité intellectuelle et morale, contribuer à ce chantier de refonte et de refondation de la pensée et de l’agir musulmans dans tous leurs aspects (théologique, canonique, éthique, mystique, philosophique, esthétique…).
L’édifice de cette entreprise passe par une doctrine qui intègre une « épistémologie de l’instant » fondée, entre autres, sur une « théologie de la révélation » qui considère que le tout est donné dès les commencements. Les choses existaient déjà dans le savoir et le plan du Créateur, mais se révèlent à nous par fragments, d’évènements et de savoirs, dans des fractions temporelles. Des instants. Selon cette perception de l’esprit, le présent se présente comme une condensation du temps : un futur déjà passé et un instant qui se confondrait avec l’éternité. Cette vision fondamentalement théologico-mystique permet de se libérer de l’illusion de l’écoulement du temps et d’être ainsi paradoxalement phénoménologiquement décalé et oblique pour mieux percevoir et apercevoir les choses, leur réel et leur vérité. Et c’est peut-être dans ce sens, entre autres, que les soufies appellent le cheminant (as-sâlik) à être complètement fils de l’instant. Tout en étant dans l’opacité et la pesanteur du présent temporel par les lois physique et biologique du corps, il est invité à en délivrer son âme par des lois spirituelles pour entrer dans la subtilité de l’apesanteur de l’éternité. Un forme de mort avant la mort, ou plutôt une vie après la vie.
Trêve d’incursion mystique, notre lecteur comprendra dès lors que notre théologie de l’Histoire, du temps ou de l’instant s’inscrit en faux par rapport à une vision dominante, celle d’une Histoire linéaire et qui serait de surcroît normative. Or l’Histoire ne pourrait en aucun cas être notre code, notre sharia, encore moins une Histoire canonisée ou Sainte. Les sources scripturaires ne donnent aucune chance légitimatrice à ce régime théologique de l’Histoire.
Pourquoi évoquons-nous cet aspect ? Parce qu’il y a deux visions antagonistes et erronées de l’Histoire qui pèsent sur la conscience collective musulmane. J’utiliserais ici pour les expliquer deux notions ricoeuriennes, celle de l’idéologie (liée au passé) et de l’utopie (liée au futur). L’idéologique, ici, étant tournée obstinément vers un passé musulman victorieux ; l’utopique, elle, est plutôt obnubilée par un futur eschatologique messianique.
La première cherche à restaurer en vain une gloire musulmane perdue. Une vision qui remonte archéologiquement à une fausse théologie, celle qui laisserait entendre que l’état d’Adam et d’Eve était meilleur avant leur chute qu’après. Ce que le Coran dément. Le Paradis promis n’a jamais été perdu, il reste à trouver. Il est devant nous, voire ici et maintenant, comme le soulignait un Ibn-Taïmiya, quand il évoquait ses jouissances et extases mystiques (ahwâl-s).
C’est aussi cette vision d’un passé idéalisé qui contribue indirectement au sentiment de culpabilité de n’avoir pas vécu à l’époque du Prophète, comme si notre situation contemporaine était une condition impure et souillée. Un sorte de péché originel à la musulmane. Cette vision a infiltré subrepticement l’herméneutique musulmane et ses implications pratiques au plus haut point. Au lieu de reproduire l’esprit des Textes pour répondre à notre condition contemporaine, elle cherche à reproduire le contexte historique originel du moment coranique mythifié, comme condition préalable à une pratique intégrale et authentique des commandements des sources scripturaires. Le centre de gravité de la pensée religieuse n’étant plus le message du Coran mais son histoire et son anthropologie, son corps et non pas son âme, sa lettre et non pas son esprit.
Cette vision de la vérité musulmane laissée derrière, donne l’impression que le « monde musulman » est embarqué dans un véhicule, dont le rétroviseur est plus grand que le pare-brise. Il n’est donc pas surprenant de constater les multiples accidents existentiels et les virages historiques ratés de ce qui reste encore de la civilisation arabo-musulmane.
Il faut donc bannir une fois pour toutes ces formules creuses toutes faites comme l’idée qu’avant c’était mieux, et d’oser penser que ce bon vieux temps est peut-être maintenant.
Notre théologie réfute avec la même conviction une certaine utopie, attirée obsessionnellement autant par l’avènement d’une eschatologique attendue passivement, que par un messianisme orgueilleux qui aurait pris en charge d’exécuter la volonté de Dieu, même par la coercition s’il le fallait, afin de faire advenir les prophéties annoncées par les Textes. Des promesses qui seraient entendues comme des injonctions à accomplir en direction d’une Histoire qui, elle, serait mécaniquement linéaire. Selon cette logique ce qui est promis doit être conquis, et ce par n’importe quel moyen.
Ces deux attitudes opposées par rapport à une Histoire normative plongent la pensée collective musulmane dans une violence et une souffrance qui aveuglent l’esprit. Elles mettent la conscience musulmane dans un déchirement entre un passé exagérément glorifié et un futur mirage qui promettrait une revanche de Dieu, comme si Dieu avait un problème avec sa créature, et qu’il avait une revanche à prendre sur elle. Piètre vision théologique de Dieu ! Ces deux perceptions de l’Histoire relèvent en dernière (psych)analyse d’une diversion, pour ne pas dire sur subversion, pour ne pas assumer le réel, l’instant présent. Une fuite. Une défaite. Un suicide.
À ce titre, nous sommes véritablement confronté à toute une armée de prédicateurs et de penseurs musulmans qui organisent inconsciemment une sortie de l’islam de l’Histoire. Dans les deux cas, nostalgie d’un Paradis perdu ou attente eschatologique passive ou active, il s’agit d’une théorisation qui prône un islam extra-mondain dont le fondement serait une théologie du tragique et de l’auto-exclusion. Et nous sommes alors en droit de croire que s’il y a véritablement un complot contre l’islam et les musulmans, c’est bien celui-là. Et il est l’œuvre de musulmans eux-mêmes, et non des moindres.
Quant à l’attitude du Coran lui-même, elle consiste à responsabiliser le croyant afin d’assumer son propre destin : « C’était une communauté -passée-, elle a le mérite de ses œuvres et vous aurez le mérite des vôtres ; et vous n’aurez pas à rendre des comptes des leurs » Coran (2 : 134 et 141). Chaque génération doit vivre pleinement son histoire avec sa responsabilité collective mais aussi individuelle, puisque chacun doit porter son propre fardeau, toujours selon Coran (6 :164) ; (17:15) ; (35 : 18)…
Pour cela il faut être critique et éclectique, bien sûr par rapport à notre époque, tout en reconnaissant qu’elle est unique dans l’histoire humaine, mais aussi par rapport à un héritage arabo-musulman immensément riche, d’apports de plus de quatorze siècles. Cette démarche permettra de sauver l’essentiel tout en évitant l’égarement et l’embourbement dans les détails, et ainsi ne pas s’imposer ce que Dieu n’a pas demandé. Chaque génération aura la lecture de l’islam qu’elle mérite.
Pour finir, je tiens à dire que ces mêmes propos d’avertissement sur la philosophie du site sont à leur tour sujets à évolution aux grés des évènements et des découvertes fortuites qu’offre un cheminement toujours en quête du vrai et du juste.
Quant à celui qui y cherche des produits religieux finis, des idées bien taillées sur mesure, prêtes à penser et disponibles à mettre en pratique sans critique, je lui conseille honnêtement de se déconnecter rapidement de ce site. Il n’est pas fait pour lui, car il ne suggère aucune notice. Il propose cependant un esprit, celui d’une « Théologie Responsabilité-Espérance ».

Tareq Oubrou – Août 2017