jeudi, mars 28 2024

Le Coran ne consacre pas un chapitre à la Genèse, comme c’est le cas pour la Bible[1]. Le thème de la Création est disséminé tout au long du Livre,  et le sujet peut être conditionné par le contexte et l’intention scripturaires dans lequel il se trouve imbriqué.

Message universel, le Coran fut néanmoins destiné d’abord à un peuple précis. Pour cette raison, l’expression de certaines vérités sur la Création, celle d’Adam notamment, ne pouvait que prendre en considération son usage de la langue et l’état des connaissances de l’époque: « On n’a envoyé de Messager si ce n’est à travers le langage (liçâne) de son peuple afin de leur expliquer»[2], souligne le Coran. Le mot langage sous-entend ici les mentalités et la culture. Et pour garder son actualité au-delà du moment historique de révélation, le Coran entretient volontairement l’ambivalence : «C’est Lui qui t’a révélé le Livre, contenant des versets formels constituant la matrice du Livre, d’autres ambivalents …»[3].

Autre particularité : le Coran ne dit rien sur les détails que l’on trouve dans la Bible sur la généalogie d’Abraham jusqu’à Adam (Ancien Testament) ou sur celle Jésus jusqu’à Adam (Évangile de Luc). Pourtant il évoque ces mêmes figures bibliques. Par cette posture de mutisme scripturaire, le Coran heurterait moins un esprit de l’époque et un esprit scientifique aujourd’hui.

Il n’y a pas un récit des origines au sens biblique : les passages et péricopes qui en parlent sont distribués dans tout le Coran. Les étapes de la Création sont évoquées, mais par allusions, d’une façon fragmentaire et non chronologique. Cette configuration scripturaire correspond au style narratif discontinue qui caractérise le Coran et qui donne en l’occasion une matière au lecteur pour reconstituer lui-même son tableau en fonction du sujet qui l’intéresse, en maniant et en arrangeant les différents partie, comme on constitue un puzzle. Aussi l’usage concis et sémantiquement asymptotique et parabolique du Coran rend-il l’approche anagogique plus aisée, offrant à l’herméneute une latitude intellectuelle assez vaste, afin d’intégrer l’évolution de la connaissance humaine en le domaine.

Le verset 21 de la sourate 30 est éclairant sur  ce sujet, lorsqu’il dit :  «Ceux qui ont mécru n’ont-ils pas vu -ne savaient-ils pas- que les cieux et la Terre étaient une masse compacte, Nous l’avons ensuite fissurée et de l’eau nous avons fait provenir toute chose vivante ? ». Le propos est de signifier des étapes et, aussi, des liens entre les commencements de notre Univers et l’émergence aquatique de la vie, dont la forme la plus évoluée est celle de l’homme, en passant par la formation de la Terre.[4] Mais l’intention centrale du verset est de rappeler que tout a été donné dès les commencements. Autrement dit, la Loi du tout était déjà là, cette loi de l’univers que les scientifiques cherchent à mettre en forme dans une théorie unifiée. Et notre verset a pu vouloir indiquer que la vie fut « programmée » dès, sinon avant, la première explosion ou « fissuration » (fatq), selon le terme coranique. C’est d’ailleurs la tendance actuelle : des physiciens font valoir une vision anthropique de l’évolution de l’univers. Un autre passage nous parle selon cette même perspective cosmogonique d’une phase « gazeuse » de l’Univers.

Dans un dialogue allégorique entre Dieu et le Ciel et la Terre, le Coran rapporte :« Il – Dieu- se tourna vers le Ciel alors qu’il était une fumée et lui dit ainsi qu’à la Terre : « soumettez-vous à mon ordre de grès ou de force ! Ils dirent : nous venons, soumis »[5].

Un autre passage, encore, parle allusivement d’un des moments de cette évolution cosmique : «Nous avons établi le jour et la nuit comme signes, nous avons éteint l’indicateur de la nuit (la lune), et nous avons laissé lumineux celui de la journée (le soleil[6]. Dans son commentaire Ibn-Abbas, disciple du Prophète, avance qu’ « au départ la Lune était allumée comme le soleil puis s’est éteinte alors que le soleil lui est resté allumé»[7]. Cette interprétation centrée sur le seul Texte est exprimée dans le style et les termes d’une époque qui n’a pas nos connaissances scientifiques. Cette interprétation n’exclut pas la théorie astrophysique moderne du big-bang. Elle s’inscrit dans ce même élan scripturaire d’un autre passage qui évoque l’expansion continue de la Création : «Le Ciel, nous l’avons construit renforcé. Et l’étendons»[8]. S’agit-il d’une expansion astrophysique de l’univers ou d’une variété croissante de ses éléments y compris biologiques ou bien des deux ? Quelle que soit la réponse le verset ne heurte pas l’actualité scientifique.

Par leur caractère métaphorique et ambivalent, nos versets restent audibles pour deux époques différentes et éloignées, le moment coranique et notre époque. Tout se passe dans le récit, à travers ce « puzzle scripturaire» ainsi construit à partir de fragments, comme si l’intention du Texte voulait insister, entre autres, sur la « discontinuité » de la matière, de la nature et de leur évolution. Cette discontinuité est d’ailleurs renforcée par une omission narrative qui crée un suspens et une perplexité: une incompréhension semblable à celle qu’on éprouve devant la Nature et l’Univers.

Le Coran a utilisé plusieurs mots, tels que fumée (dukhâne), extension (musi‘ûn), masse compacte (ratq) fissuration (fatq). Pour cette époque, il ne pouvait en être autrement, sachant qu’il est quasi impossible qu’un mot ou une expression rende totalement compte d’une réalité objective, encore moins qu’une notion exprime une chose impalpable pour l’auditeur, quel que soit le perfectionnement d’un langage.

Aussi aucun langage ne peut réaliser l’isomorphie cognitive[9] intégrale entre le réel, la pensée et le signe qui les indique et les relie. « L’ineffable n’est qu’une pensée obscure et il ne devient clair que lorsqu’il trouve le mot », disait Hegel. Il a fabriqué des termes, concepts et vocables à profusion pour surmonter cette difficulté, pourtant ses idées sont restées marquées par un vocabulaire ambivalent, et dont témoignent les interprétations de ses lecteurs.

Le langage est un « signifiant » : il indique et voile en même temps le « signifié », même lorsqu’il s’agit d’un sens strict (al-haqîqa). En plus de la difficulté sémiologique liée à la nature polysémique des mots, le Coran utilise souvent le sens figuré (al-majâz)[10] dont l’un des aspects est la métaphore : il utilise volontairement le caractère fluctuant et flexible des mots pour assurer à moindre coût un rendement maximal de la communication selon les contextes.

Les ellipses, les métaphores, etc, s’expliquent par deux fonctions essentielles qu’ils replissent dans le discours coranique.

– La première est d’ordre esthétique. Le Coran se présente comme une oeuvre dont l’éloquence est un signe divin d’«insupérablilité»[11] (al-i‘jâz). Or la rhétorique la plus aboutie aux yeux des Arabes d’alors procède par concision maximale (al-’îjâz), ce qui suppose la multiplication des ellipses et des omissions d’informations : le but est de renvoyer à des significations implicites, plus ou moins évidentes pour l’auditeur de l’époque ou, tout simplement, une suppression de détails qui ne s’inscrivent pas dans l’intention du passage scripturaire. La concision va ici de pair avec la plurivocité.

– La deuxième fonction est d’ordre théologique. Elle répond à la situation des gens du moment coranique : ils n’ont ni bagage scientifique, ni concepts pour décrire des phénomènes qu’ils ne voient pas, qu’ils ne soupçonnent même pas et dont ils n’ont aucune idée. Tout détail scripturaire sur l’évolution deviendrait alors contreproductif et même troublant pour leur foi. Quant aux ellipses et métaphores, elles créent des pluralités de significations, des ‘amphibologies’ : tout en informant sur l’existence d’une réalité inaccessible à la connaissance de l’époque, des mots à plusieurs sens sont utilisés pour éviter de choquer les mentalités et de dissuader les gens de croire en la véracité du Coran. Ces expressions polysémiques permettent ainsi une interprétation ouverte à l’évolution des connaissances.

En voici un exemple : il concerne le fait scripturaire de la Création des « sept cieux » et de la Terre en « six jours »[12]. Le «jour» terrestre est lié au mouvement de la terre autour du soleil, nous le savons aujourd’hui. Le « jour » de Mars n’est pas celui de Neptune qui n’est pas celui de la Terre. Et on pourrait conjecturer que le jour de la Terre au début n’était pas le même que celui que nous connaissons. Or le nombre de six jours est mentionné dans le Coran, comme durée de la Création[13], alors que le soleil et la Terre n’étaient pas encore constitués. L’idée suggérée c’est que la Création s’accomplit par évolution selon des phases. Le mot «jour» dans ce contexte (yawm) correspond à une période du temps, une « longue période », disons « un âge » (dahr) comme pourrait le laisser entendre l’usage de ce mot par les Arabes de l’époque[14]. De plus, à la différence de la Bible, le Coran ne mentionne pas un septième jour, celui du repos. Il n’y a donc aucune correspondance avec les jours de la semaine. La notion du « Ciel » relève de la même façon d’une métaphore qui peut désigner la notion d’Univers. Quant au nombre sept, les sept cieux dont parle souvent le Coran, il peut être compris comme une multitude d’univers, selon l’usage du chiffre « sept » chez les Arabes d’alors[15]. Actuellement, certains astrophysiciens pensent qu’il y a d’autres univers. Le tout ferait partie d’un méta-univers[16].

Un verset confirme cette thèse : « Dieu créa les sept cieux et un nombre équivalent de Terres »[17]. Ibn-Abass, disciple du Prophète – un interprète autorisé du Coran et reconnu par le Prophète lui-même – a refusé de commenter ce verset alors qu’une personne lui en faisait la demande : il craignait de blesser la foi de cette personne, car elle supporterait pas une vérité contenue implicitement dans ce verset. Mais, dans une autre circonstance, Ibn-Abbas livre son exégèse devant un public certainement plus avisé, laissant entendre qu’il y a d’autres astres qui ressembleraient à notre Terre, des planètes où existeraient même d’autres humains[18].

D’après ce commentaire qui reste d’actualité, ce verset ouvre des perspectives astrophysiques et biologiques extraordinaires, puisque nous ne serions plus les seuls habitants de cet immense Univers, qui serait habité par d’autres vivants et d’autres humains. Cette interprétation permet des horizons scientifiques, métaphysiques et théologiques incommensurables. Un musulman croyant ne devrait donc pas s’étonner que des scientifiques en viennent à découvrir d’autres êtres vivants ailleurs. Ce verset approuve même, selon le commentaire d’Ibn-Abbas, une telle option et orientation dans la recherche scientifique.

[1] Genèse (1 à 3).

[2] Coran (14, 4).

[3] Coran (3, 7).

[4] L’eau est un élément primordial dont les cultures contemporaines du Coran connaissent évidemment la nécessité vitale : origine de la vie l’eau est aussi la compagne de toute vie

[5] Coran (41, 11)

[6] Coran (17, 12)

[7] Tabary Mohammed Ibn-Jarîr, tafçir at-Tabarî, Dar Al-kutub Al- ‘ilimiyya, Beyrouth,1992, t.8, p.46.

[8] Coran (51, 47).

[9] Par isomorphie cognitive nous désignons l’analogie formelle entre le « mot concept » et la réalité ou l’intuition qu’il est censé signifier. Il s’agira toujours d’une opération de traduction qui contient en elle un certain degré de trahison sémantique.

[10] Al-majâz dans le Coran peut prendre plusieurs aspects : vingt-trois. Voir Ibn-Qayyem, al-fawâ’id fî ‘ulûm al-qur’âne, dar al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, 1988, p.14-125.

[11] Le mot est à Jacques Berque.

[12] Coran ( 7, 54) ; (10, 3) ; (11, 7) ; (25, 59) ; (32, 4) ; (50, 38) ; ( 57, 4)

[13] Le Coran dans un passage relativise cette notion du jour, en stipulant que : « Un jour pour Dieu est mille ans de ce que vous comptez » Coran (20, 47). Dans un autre il évoque « un jour dont la mesure est de 50000 ans » Coran (4, 70),  Ces assertions elles-mêmes sont relatives et que l’on pourrait prendre comme une certaine façon de parler, et ne pas la prendre à la lettre.

[14] Ibn-Mandhûr, Liçâne al-‘arabe, dar al-fikr, Beyrouth, t.12, p.650-651.

[15] Coran (2, 29) ; (17, 44) ; (23, 86) ; (41, 12) ; (65, 12) ; (67, 3) ; (71, 15).

[16] Cette notion est celle de l’astrophysicien Andreï Linde Russe ( Trinh Xuan Thuna, Origines, Gallimard, folio essais, 2003, p.88).

[17] Coran (65, 12)

[18] Ibn-Kathîr, tafçir Ibn-Kathîr, dar al-ma‘rifa, Beyrouth, 1980, t.4, 385.

Propédeutique à une réflexion herméneutique[1] sur le récit coranique de la Création.

(Pour une entente entre la théologie et la science)

Tareq Oubrou

Article publié dans un ouvrage collectif sous la direction de : Brigitte Marchal et Felice Dassetto.

« Adam et l’évolution » – Islam et christianisme confrontés aux sciences – Edition ACADEMIA-BRUYLANT – Belgique

p.125-144

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