jeudi, mars 28 2024
Depuis que l’homme a commencé à penser sa condition, la question de l’origine du mal a hanté son esprit et continue à le hanter. Des Grecs jusqu’à aujourd’hui. Elle fut particulièrement aiguë dans la tradition chrétienne, mais a occupé longtemps aussi l’esprit des théologiens et philosophes musulmans et même la tradition juive, bien avant la catastrophe de la Shoah[1].
Quant à la vision pessimiste qui voit le mal envahir notre existence, elle n’est qu’une perception mentale davantage affectée par les événements exceptionnels que par l’ordinaire. Beaucoup de philosophes ont été à l’origine d’une vision du monde dépressive à cause de leur expérience de vie, comme Schopenhauer qui dit : « Combien la souffrance est le fond de toute vie[2]. » L’origine de cette perception, c’est le fait que notre mémoire retient plus facilement les événements négatifs, qui créent par leurs stimuli des décharges neurobiochimiques qui impactent notre cerveau en y imprimant des informations négatives de manière fréquemment indélébile.
Nous commémorons les guerres et nos morts, mais c’est paradoxalement à travers des fêtes dédiées aux victoires, aux libérations, aux indépendances, que nous le faisons. Nous fêtons rarement les événements et les diplomaties qui nous ont permis d’éviter les guerres[3], car le temps de la paix dure plus longtemps, et il est sans commune mesure avec celui des guerres et des conflits. Ceux-ci étant exceptionnels, notre souvenir n’est marqué que par eux, puisque la paix est la règle et l’évidence. Même chose pour les catastrophes, les maladies et autres malheurs de la vie. Lisez, écoutez et regardez les informations, et vous aurez l’illustration de ce fait. Notre attention est attirée plus par le pathologique que par le normal. Cet effet de loupe nous donne l’illusion d’un envahissement du mal. Pour notre part, nous partageons la philosophie de Leibniz qui dit que : « Dieu a choisi le meilleur de tous les univers possibles[4]. »
Pour le mathématicien qu’il était, le monde a jailli des calculs de Dieu qui a estimé que parmi un nombre infini de mondes possibles le nôtre est celui pour lequel la somme de mal nécessaire est un minimum. En réalité, ce concept du meilleur des mondes possibles était déjà dans les bagages théologiques de Thomas d’Aquin. Sans l’exprimer dans les termes de Leibniz, il considère que le mal n’a pas d’essence et que la Providence divine n’exclut pas totalement le mal, contingent par essence[5]. Cependant, nous ne sommes que relativement d’accord avec Leibniz quand il précise qu’il s’agit d’une « […] combinaison qui fait tout l’univers, [et qui] est la meilleure : Dieu donc ne peut se dispenser de la choisir sans faire un manquement ; et plutôt que d’en faire un, ce qui lui est absolument inconvenable, il permet le manquement ou le péché de l’homme, qui est enveloppé dans cette combinaison[6] ». Leibniz laisse entendre que ce meilleur des mondes est uniquement en rapport avec la liberté morale de l’homme et la question du péché.
C’est Al-Ghazâlî, Algazel des Latins, qui a exprimé le mieux la conception du « meilleur des mondes », un siècle avant Thomas d’Aquin et six siècles avant Leibniz. Sa formulation est plus universelle et plus étendue que celle de ce dernier. Voici ce que dit Al-Ghazâlî : « Il n’est pas dans l’ordre du possible – réel – une création (invention) mieux que ce qui fût (layça fi al-imkân abda‘e mimâ kân). » Cette idée du meilleur des mondes concevables[7] – et pas seulement réalisables – a suscité un grand scandale dans les milieux théologiques, car elle laisserait entendre que Dieu avait atteint ses limites « conceptuelles » et « effectives » avec la création de ce monde. L’erreur de ses adversaires était de confondre deux ordres ontologiques : celui du possible et celui du réel. Cette question est aussi celle des philosophes, comme Aristote et Hegel qui défendent l’idée d’un réel qui prime sur le possible, alors que Bergson et Heidegger avancent la thèse contraire. Ils laissent entendre que le possible a prestance sur le réel. C’est peut-être trop simplifié, je le reconnais. La théodicée ghazalienne avec la conciliation du meilleur, concevable avec le meilleur existant (ou Étant), concilie en l’occasion l’omnibénévolence (infinie bonté) de Dieu avec son omnipotence (infini pouvoir) : sa bonté avec sa puissance.
Cette perception de réconciliation entre deux ordres divins désangoisse métaphysiquement l’homme de toute antinomie en apparence entre sa liberté et l’efficience du destin de Dieu. Aussi nous confondons toujours la « perfection » avec la « complétude ». En effet, l’inachevé n’est pas l’imparfait. Un inachèvement volontaire dans une oeuvre (as-san‘a) procède au contraire de la perfection de son Artisan (as-sâni‘e). En y laissant sa trace non par incompétence ou incapacité, mais par un « manque programmé », l’Artisan donne sens à la perfection que l’homme ne connaîtrait pas sans cette signature. Ce geste divin implique l’homme dans son oeuvre en extension, à laquelle il doit contribuer. De toute manière, meilleur des mondes possibles ou pas, l’homme restera cet éternel mécontent et insatisfait[8]. Mais cela ne changera rien à notre théologie optimiste, car cette révolte de l’homme fait justement partie de ce meilleur des mondes possibles. N’est-ce pas cela qui fait le charme de ce monde ? Certes, ce ne sont ici que des conjectures et spéculations théologiques à l’adresse des sceptiques, mais qui sont des convictions pour le croyant que je suis qui y voit un bien métaphysique absolu au-delà du mal physique perceptible.
On ne peut le voir qu’à condition d’être capable de penser contre nos évidences, comme nous l’apprend aujourd’hui la physique moderne qui nous explique le réel physique par des lois qui s’opposent à l’observation. C’est ce que confirme le Coran quand il dit : « Tu vois les montagnes stables, or elles se déplacent comme des nuages. Telle est l’oeuvre de Dieu qui façonna toute chose à la perfection. Il est absolument informé de ce que vous faites[9]. » Alexandre Koyré confirme d’une certaine manière ces passages coraniques en disant que la démarche de la physique moderne consiste à expliquer le monde réel par l’impossible[10]. Que dire alors du réel sociologique, historique et métaphysique ? Ce que nous considérons comme « mal » est peut être une simple enveloppe du bien qui nous est dissimulée. Faisons confiance à notre capacité de renverser toutes les situations à notre avantage, car comme le dit le Coran : « […] Il se peut que vous détestiez une chose alors qu’elle vous est un bien […][11]. »
1. « Catastrophe » en hébreux.
2. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, traduit en français par Auguste Burdeau, Librairie Félix-Alcan, septième édition, t. I, Livre quatrième, § 56 p. 321.
3. Évidemment, les gens fêtent leur anniversaire et autres événements heureux, mais souvent ils ne retiennent que les choses qui leur ont manqué ou qui leur manquent, ne prenant pas toujours le plaisir d’apprécier ce qu’ils ont déjà. 4. G. W. Leibniz, Essai de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit., p. 211-212.
5. Cette question est diluée dans sa Somme théologique, notamment dans son Livre III, La Providence, particulièrement dans les chap. 71-74, p. 250-261. 6. G. W. Leibniz, Essai de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit., p. 206.
7. Le mot concevable ici est impropre quand il s’agit de Dieu, comme nous le verrons.
8. « Le Coran a exposé toutes sortes d’exemples, à l’intention des hommes. Cependant, l’être humain reste parmi les êtres les plus polémiques [contestataires] », Coran (18, 54).
9. Coran (27, 88).
10. Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, 1973, p. 199.
11. Coran (2, 216).
Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon – p152 à 157
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