vendredi, mars 29 2024

Cet article est une introduction théorétique à la question de l’islam et/dans la sécularisation, l’esquisse d’une théorie restreinte et relative de la sharia.

Notre propos se présente, d’une part, comme une contribution à la question normative centrale et axiologique[1] de la compréhension d’un aspect sensible de l’islam, la sharia, et, d’autre part, comme une élaboration d’une théorie adaptative du canonisme musulman (fiqh), appliquée à la pratique religieuse dans une société laïque.

Jusqu’à aujourd’hui, et cela dure depuis les débuts des années quatre-vingt, le sujet de l’intégration de l’islam, comme religion, dans le paysage de la République appartient encore au domaine public, médiatique.., où la connaissance va de soi et où règnent des idées toutes faites et des jugements a priori. La confusion est totale entre l’islam théologique et l’islam sociologique. Elle conduit à essentialiser les musulmans et à attribuer à l’islam certaines aberrations commises en son nom. Les conflits idéologiques s’y donnent aussi libre cours et la passion trop souvent obscurcit l’intelligence et fait taire la raison.

Ce qui dérange le plus ce n’est pas tant l’islam, mais sa sharia. Tout le monde éprouve un malaise dès lors qu’il s’agit de cet aspect visible de l’islam. On accepterait bien un islam débarrassé de sa sharia : un islam sécularisé, une âme sans corps, une spiritualité sans pratiques. Dans l’esprit de certains musulmans existe également une perception déformée de cette dimension de l’islam perçue comme une codification invariable : c’est-à-dire une somme de lois fixistes qui ne se justifieraient que par elles-mêmes et dans laquelle ni raison ni sagesse n’ont de place[2], des normes auxquelles les musulmans devraient se conformer sans prise en considération des particularismes et des contextes différents. Une sharia d’invariance et de dominance. L’effet négatif de cette représentation[3] est l’exclusion de toute approche argumentative dialectique, et donc critique. Aussi la conclusion serait-elle son inapplicabilité en situation Occidentale et de fait un sentiment de culpabilité gagnerait les cœurs des musulmans du fait qu’ils seraient en situation irrégulière par rapport à la sharia.

Evitant l’exagération autant que la caricature, ce travail tentera de revisiter la sharia dans une perspective essayiste dans le but de lui donner un contenu un peu plus nuancé. Il s’agira de proposer des bases canoniques et principologiques[4] pour une pratique d’un islam légal (une pratique conforme à la sharia) pensée dans son contexte français. Il s’agira donc de mettre en œuvre une double légalité : shariatique et laïque française.

Notre conviction est que la connaissance objective de la sharia ne peut progresser dans la voie de l’universalité qu’elle vise que par un incessant travail d’affinement dans l’ancrage de ses principes dans des situations nouvelles et selon des modes pratiques nouveaux. Ce présent travail vise à surmonter, autant que faire ce peut, tous les obstacles sur la voie de la conceptualisation canonique par une connaissance des faits scripturaires, des règles et principes qui sont au fondement de la sharia en rapport étroit avec notre époque, notre monde et avec la réalité de la nation française. Pour cela, il faut obligatoirement briser ce que les préjugés, les traditions et l’inertie de l’histoire ont gravé dans nos esprits et qui nous empêchaient de percevoir la vérité d’une sharia universelle[5], réaliste et concrète, pourtant manifeste quant à son objet, ses fondements, ses principes et ses objectifs. Nous en verrons quelques aspects.

Disons d’emblée que la pensée canonique musulmane peut se résumer à la résolution d’une équation à trois paramètres : le donné scripturaire (Coran et Sunna), le facteur humain (raison et sensibilité) qui pense la sharia et le contexte qui en détermine la forme. Le produit canonique issu de cette équation[6] permettra de dissiper tout brouillard sur la question de l’intégration de l’islam en tant que religion praticable dans la République française. Soulignons toutefois que la France dans laquelle s’intègre notre islam est aujourd’hui confrontée à des mutations liées à la conjoncture économique et politique mondiale d’une part, et à son intégration dans le nouvel espace européen d’autre part. Cette évolution ne doit pas être absente de notre esprit lorsque nous pensons la pratique et l’organisation d’un islam de France. Les processus de la globalisation de la culture, de la mondialisation de l’économie, de l’internationalisation du droit… font que notre citoyenneté française se déplace.

Soulignons aussi que le terme de minorité utilisé dans notre concept « sharia de minorité » a une signification canonique et non démographique. Il indique une posture d’exception spatio-temporelle (politico-socio-culturel). En ce qui nous concerne et plus concrètement, il s’agit d’une présence dans un contexte laïque[7], fruit d’un long processus historique de sécularisation qui a été parfois violent.

La pratique de l’islam dans cette niche culturelle nouvelle doit naturellement s’adapter afin d’occuper sa place comme religion légitime de l’Occident au même titre que le judaïsme et le christianisme. Est-il trop tôt d’avancer déjà qu’au XXIe siècle la civilisation occidentale sera dans son fonds religieux, judéo-christiano-musulmane[8] ? En effet, cette disposition pourrait atténuer, au fil du temps, le poids d’une histoire tendue. Nous comprenons mieux dans de telles circonstances la portée de l’avis de Mawardy (364-450 A.H), grande référence chaféite, qui non seulement tolère la présence des musulmans en tant que minorité dans une société majoritairement non musulmane, mais y est même -dans certains cas- très favorable[9]. En effet, cette présence, d’un point de vue géostratégique, constituera une proximité physique qui permettra l’échange, l’entente et la connaissance intercommunautaire évoquées par le Coran[10]. Il faut donc faire tout pour que l’intégration de l’islam et des musulmans réussisse, même si la tentation qui domine pour l’instant est la crispation et la tension des deux côtés. Notre travail théorique à pour visée fondamentale la présence d’un islam qui garantie la paix civile et l’équilibre laïc dans le compromis, l’ajustement de ses normes et l’adaptation de ses pratiques.

La France, « Terre Laïque »

 Nous n’allons pas reprendre à notre compte la catégorisation canonique médiévale trop générale et qui revient à subdiviser -selon des approches différentes et selon les courants juridiques classiques de l’islam- le monde en trois parties : le monde de l’islam (dâr el islâm), le monde non musulman hostile (dâr el harb) et le monde non musulman en paix (dâr el-‘ahd). Rappelons que ces notions ne sont évoquées ni dans le Coran ni dans la Sunna. Aujourd’hui, cette compartimentation des territoires et du monde ne répond pas à la nouvelle configuration géopolitique où les pays et les peuples sont organisés selon le modèle politique de l’Etat-nation, lequel modèle est né à partir du XIXe.

Cependant, le principe de catégorisation des territoires et des pays par les juristes musulmans classiques n’était pas dénué d’une certaine pertinence, laquelle n’a pas été perçue par certains auteurs musulmans qui ont proposé comme catégorie géothéologique modernes tantôt dar ad-da‘wa (terre de prédication) tantôt dar ach-châhâda (terre de témoignage). Ce qui est au fond signifie la même chose à quelque nuance près. Or que l’on soit en terre d’islam ou non, cela ne change rien quant à ce rapport à la prédication et au témoignage.

Ces deux catégories passent à côté de l’intention des premiers canonistes et juristes qui qualifiaient un pays « non musulman» non selon la tâche religieuse qu’auraient à y accomplir les musulmans (comme prédicateurs ou témoins de leur foi) mais en fonction des caractéristiques politiques objectives marquantes du pays en question, pour en tirer par la suite des effets normatifs spécifiques. En effet, le fait de qualifier l’Occident de terre de la da‘wa (prédication) ou de la chahâda (témoignage) ferait de la da‘wa et de la chahada une condition morale et canonique de permission et de légitimation de la présence des musulmans en Europe. Or le musulman n’a pas à avoir une mission de da‘wa et avoir l’intention de témoigner de sa foi. Il n’est pas obligatoire canoniquement pour les musulmans ni d’être prédicateurs actifs ni même de témoigner  passivement de leur foi, c’est-à-dire avoir l’intention et le souci de communiquer leur religion aux autres, d’une façon ou d’une autre. Par contre ils ont l’obligation de se conformer dans la mesure du possible aux enseignements de leur religion. Et c’est cette condition qui intéresse essentiellement les canonistes classiques en examinant la possibilité pour le musulman ou non de pratiquer sa religion en « territoire non musulman ».

Quant à la da‘wa, seul un Envoyé de Dieu (Rasûl) a l’obligation théologico-canonique de l’exercer, même le simple prophète, nabî, n’a pas cette mission[11]. Et si la prédication ou le témoignage restent conformes à l’esprit de l’islam, ils le sont en tant qu’acte surérogatoire. Ils ne sont pas obligatoires ni une condition de résidence parmi les non musulmans. La prédication et le témoignage demeurent à ce titre valables à titre facultatif même en pays musulmans, à condition que ceux qui pratique la prédication en remplissent les conditions, en maîtrisant les règles de la hisba, laquelle fonction religieuse canonique consiste, après avoir étudié le fiqh avec tous ses courants pour pouvoir prôner le bien et à prohiber le mal (al-‘amr bi al-ma‘rûf wa an-nahye ‘ane al-munkar), en connaissance de cause. C’est à cet égard que dar da’wa et dar chahada perdent ici leur pertinence.

Aussi la raison de la catégorisation canonique classique est-elle d’ordre pratique et non dogmatique. Selon le statut du pays ou du territoire, l’interprétation de la loi et la façon d’élaborer des fatwas, et donc l’orthopraxie, change en fonction de la nature du contexte. C’est cet enseignement qu’il faudrait retenir de la subdivision médiévale du monde en dar al-islam, dar al-‘ahd et dar al-harb. Elle n’est pas théologique, car les dogmaticiens ou théologiens musulmans s’occupent eux d’autres territoires intérieurs, ceux des croyances, et dont la frontière métaphysique est tracée par l’orthodoxie, par la doctrine de la foi.

Quant aux juristes classiques musulmans, ce qui les intéressait c’est le contexte sociétal, juridique, politique (guerre, paix..) qui détermine le rapport des musulmans aux pratiques de la sharia. Ce sont les notions de paix, de liberté et de la sécurité qui sont souvent évoquées. Les hanafites l’avaient bien compris et explicitement exprimé. Abu-Hanifa, lui-même, fondateur du hanafisme, considère en substance que le pays est qualifié de « terre d’islam » (dar al-islam) si le musulman peut y accomplir ses pratiques religieuses en toute liberté, sans être inquiété[12]. Et là où il y a l’insécurité le territoire en question quel qu’il soit même majoritairement musulman prend le statut « terre d’incrédulité » (dar al-kufr). Il faut noter ici que le mot « islam » signifie dans ce répertoire taxinomique hanafite la sécurité (al-’amne) et la paix, et le mot kufr signifie l’insécurité (al-khawf). Cette catégorisation médiévale reste alors d’une grande actualité, même si certains détails développés par les hanafites et les autres courants canoniques ont été discutés et restent discutables.

On comprendrait dès lors pourquoi j’évoque la « condition laïque » ou « terre laïque » pour qualifier canoniquement notre contexte français. Je reprends à mon compte le même paradigme classique des fuqaha-s, hanafites notamment, pour lui donner encore plus de précision et plus de densité. Cet aspect laïc devra nous importer comme caractéristique notoire de la République française pour penser la visibilité légale de l’islam à travers la sharia. En résumé, il s’agira de la grande question de la sharia et/dans la sécularisation.  Notre problématique canonique est donc bien sériée.

Ceci étant et au-delà de la sophistication sémantique que l’on pourrait proposer pour qualifier la situation des musulmans en Occident, l’Europe et notamment la France est d’abord une terre de prospérité économique, d’égalité, de démocratie, de liberté, de sciences, de savoir… et c’est pour cela que les musulmans (migrants, étudiants…) sont venus de leur pays d’origines. Ils n’avaient pas besoin de canonistes pour leur donner cette autorisation, qui relève de la nécessité universelle et  du bon sens. La question de la légitimité de cette présence ne se pose plus, mais plutôt celle de la visibilité de l’islam dans un pays sécularisé comme la France. La « théologie de la réalité » comme rapport normatif nu et sans a priori à un réel effectif nous oblige à composer avec notre contexte tel qu’il se présente, et sans nous engager dans des conjectures fictionnelles futuristes. L’impératif religieux résidera alors dans l’établissement d’un cadre théorique pour une pratique d’un islam fidèle à ses sources, assimilant dans sa conceptualisation une réalité marquée par la laïcité. Une lecture de l’islam autour duquel tous les musulmans de France, quelles que soient leur diversité ethnique ou leur tradition d’origine, peuvent se constituer en communauté spirituelle non ségréguée dans un quelconque espace marginal de la société. Le communautarisme étant banni par le modèle politique français. Au sein de cette communauté, les individus sont liés à la République dans son unité et indivisibilité -aujourd’hui on insiste plutôt sur la diversité dans l’unité de la République- par le contrat de citoyenneté, lequel aux yeux de la sharia est un contrat moral à honorer[13]. Adhésion à une communauté religieuse et à une citoyenneté française, telle est la double appartenance que doit assurer notre conceptualisation de la sharia en France.

Aussi est-il fréquent dans les discours islamiques en France d’affirmer que l’islam n’est pas incompatible avec la laïcité[14]. Certes, mais cela ne doit pas signifier pour autant qu’ils aient les mêmes fondements, les mêmes finalités ni la même vision du monde. L’islam est une religion et une spiritualité. La laïcité quant à elle relève du répertoire de la philosophie politique. Cette appréciation vaut également pour le judaïsme et le christianisme. Vivre dans un régime de laïcité ne consiste pas non plus à reproduire l’expérience catholique, protestante, orthodoxe, juive ou bouddhiste[15]. Chacune de ces religions élabore son rapport spécifique au religieux, dispose de ses propres références, et donc chacune a sa visibilité et son expression propres dans l’espace public laïc[16]. La compatibilité entre l’islam et la laïcité française se limite dans leur articulation, leur rencontre, selon des modalités qui nécessitent des accommodements rendus possibles grâce à leur dynamisme respectif. Un avantage reste certain, c’est que les musulmans de France n’appartiennent à aucune Eglise transnationale ni ne sont liés sacralement à une quelconque « terre promise » à laquelle elle doivent allégeance politico-religieuse. Ils appartiennent à une religion et non à une ethnie, à une spiritualité et non à un système politique d’origine. L’islam à ce titre est doublement décentralisée quant à l’appartenance nationale de ses adeptes et à la lecture théologico-canonique qu’ils pourraient en avoir. L’islam est donc par nature gallican.

Pour aborder et préciser la question de la pratique musulmane et de son adaptabilité à la condition laïque française nous nous sommes permis d’employer la notion de « sharîa de minorité »[17].

  1. ISLAM DANS SON UNITÉ TRIDIMENSIONNELLE: LA FOI, LA LOI, ET LA VOIE.

               Notre théorie repose sur une typologie tripartite : la doctrine (la foi), la sharia (la loi), et le soufisme (la voie), trois dimensions dont les fondements émanent du Coran et de la Sunna, qui renvoient à trois aspects de la réalité islamique. Le premier domaine est d’ordre théorique ; le deuxième, pratique ; et le troisième sensible et intérieur[18]. Cette catégorie représente le premier niveau de la relativité de notre concept de la sharia. Celle-ci n’est donc à ce titre que le tiers de l’islam et vient après la doctrine (qui définit la foi et la croyance) par ordre d’importance.

  1. La doctrine (el-‘aqîda)

La doctrine ou la dogmatique (el-‘aqîda) est la dimension prééminente, prioritaire de l’islam. L’islam est d’abord un ensemble de croyances. On devient musulman par l’adhésion idéelle, sensible, voire par conviction intuitive ou instinctive, par l’assentiment du cœur à un ensemble de vérités métaphysiques révélées, touchant principalement les champs de l’Unicité de Dieu, des Prophètes, des Anges, de la Résurrection et du Jugement Dernier… La science qui s’occupe de cette dimension est la dogmatique ou la théologie musulmane (‘ilm al-kalâm), appelée fondements de la religion (‘ûsûl a-dîn) ou encore, science de l’Unicité (‘ilm at-tawhîd). Abu-Hanîfa l’a appelée « science suprême » (al-fiqh el-akbar) pour la distinguer de la science des lois (fiqhu el-furû‘e). Tout le message de l’islam repose sur ce domaine de la connaissance théologique fondamentale. Il en découle deux dimensions majeures : 1) la connaissance de la voie qui mène à Dieu, c’est la sharia et, 2) la béatitude éternelle à laquelle mène ce cheminement spirituel et donc les promesses divines eschatologiques, domaine sotériologique[19].

Cette connaissance n’est pas de l’ordre de la situation mais d’un doctrinal absolu. Par conséquent, aucune adaptation de fond ni dérogation substantielle en fonction d’un quelconque contexte culturel ou sociologique ne sont en principe admises, car il s’agit de vérités irréductibles à la société ou à la culture. Toutefois, l’interprétation spéculative des Textes, usant de la raison comme moyen d’approche offre une étendue d’interprétations théologiques. C’est à ce titre que le contexte moderne pourra orienter notre rapport avec les diverses lectures théologiques. En ce domaine, nous devons aussi nous orienter vers une « orthodoxie minimaliste ».

S’il y a donc une adaptation à effectuer au niveau de la doctrine c’est uniquement dans la forme de son exposé didactique, son style et sa formulation par le renouvellement sémantique de sa signification. Pour cette raison, la doctrine du khalaf, qui adopte une théologie spéculative, sera prise comme une « dérogation théologique ». Il faut parler aux différentes générations le langage théologique qu’elles sont susceptibles de comprendre[20]. La fatwa touche également au domaine théologique, par exemple les choix que nous pouvons avoir sur les questions de la théologie de la différence, de l’altérité, de la diversité et de la tolérance. Une réflexion sur les fondements théologiques pour une bioéthique musulmane touchant aux notions de la vie, de la mort, de la personne humaine, de la liberté…

Et contrairement à une idée répandue, la doctrine musulmane (al-‘aqîda), comme le domaine de la sharia et même celui de la mystique, fait aussi l’objet d’un ijtihâd continue par le biais de fatwas, et l’erreur en ce domaine n’est pas systématiquement synonyme de déviance ou d’hétérodoxie[21], encore moins d’excommunication !

  1. La sharia

Elle ne signifie pas autre chose que la forme dynamique que pourrait prendre l’ensemble des pratiques exotériques de l’islam. C’est donc la somme des lois (ahkâm-s) invariables et des fatwas  variables (cultuelles, juridiques et morales) avec leur classification selon les sept degrés canoniques : l’obligation, la recommandation, la permission, l’indésirable, la prohibition, et pour les contrats (commerce, mariage..) : la validité (sahîh) et la nullité (el-bâtil). La sharia reste la dimension horizontale et visible de l’islam, la seule qui se pose en terme problématique non seulement dans les pays où les musulmans sont minoritaires, en Europe et notamment en France, mais aussi dans le monde musulman entier, devenu minoritaire dans la cité planétaire.

Le terme sharia peut avoir également d’autres significations que nous aborderons dans le corps du texte.

Il faut souligner ici que la sharia n’est pas coupée de la théologie, contrairement à ce qui est répondu. Elle n’est qu’une branche du dogme de l’Unicité, lequel domaine est justement traité par la théologie des Noms et des Attributs divin (d’essence et d’actes). La connaissance du Législateur précède à ce titre celle de Sa Loi. Car cette dernière n’en est qu’une de Ses traces. Cette connaissance a priori de la dogmatique ou de la théologie a une incidence sur notre perception globale de la sharia.

Donnons ici un simple exemple qui va nous intéresser par la suite, celui de la fatwa. Dieu est Législateur certes, mais l’Homme doit également suivre son exemple. À l’instar de Dieu qui vient répondre aux hommes en leur donnant des fatwas à travers le Coran[22], le Prophète donne aussi des fatwas. Le mufti en imitant un Attribut d’acte de Dieu (sifatu fi‘le) et en suivant le modèle prophétique doit répondre aux questions que les croyants de son époque et de son contexte posent concernant leur religion. Le mufti dans la communauté fait fonction de vicaire du Prophète[23]. Il est même vicaire de Dieu, à cet égard. Cependant la fatwa de Dieu et de son Prophète sont infaillibles alors que celle du mufti canoniste est sujette à l’erreur. Celle de Dieu et de son Prophète oblige le croyant, celle du mufti n’est qu’un avis. Néanmoins le mufti signe au nom de Dieu et de Son Prophète[24]. Par conséquent, même si son avis n’oblige personne, le fait de se prononcer sur une question religieuse reste un acte d’une lourde responsabilité.

Aussi, ne peut-on pas s’élancer dans l’élaboration des lois et des fatwas sans connaissance  des questions théologiques fondamentales, comme par exemple, la différence entre la Parole ontologique de Dieu (al-kaâm an-nafsî), ou ce que Juwaynî appelle l’Ordre ou le Commandement divin ( al-’amr) et son expression (al-‘ibâra) en langue arabe, pour ne reprendre que cette catégorie théologique ach‘arite. Il y a donc une théologie du langage qui précède l’interprétation normative des Textes Autrement dit : y a-t-il une isomorphie entre ces deux notions : l’Ordre ontologique divin et son expression en langue humaine. Par conséquent, faudrait-il faire une distinction entre l’intention du Texte et celle de Son Auteur ? Et quelle incidence pourrait avoir tout cela sur notre herméneutique de la Loi ?

Il existe aussi d’autres approches en lien avec les questions précédentes, comme celle de « la théologie de l’acculturation » qui passe par l’étude de « la théologie de la Communication de Dieu » pour savoir comment la Parole divine a pénétré notre monde et intégré la culture et les traditions du peuple Arabe du « moment coranique » dans la transmission du Message, en l’occurrence la formulation d’un ensemble de lois en rapport avec la culture de cette époque. Autrement dit comment faire la distinction entre la prise en considération par la Révélation d’un modèle anthropologique Arabe d’alors et sa canonisation, avec le risque d’une erreur théologico-canonique que pourrait induire leur confusion.

Je ne pourrais aborder ici tous ces aspects théologiques pourtant importants. Malheureusement ils sont méprisés ou ignorés par ceux qui aujourd’hui parlent plus de la Loi en ignorant son Auteur Lui-même. Je me contenterai ici d’évoquer leur existence. Et c’est déjà beaucoup pour des musulmans qui sont gênés, à tort, par la théologie.

  1. La mystique

C’est la dimension intérieure de la pratique musulmane (al-bâtin). On l’appelle al-haqîqa qui, étymologiquement, signifie la Vérité. Dans le langage des soufis, elle est la voie spirituelle et morale qui mène à la vérité de Dieu par la perception gnostique intérieure (al-ma‘rifa) qui transforme les éléments de la doctrine de l’Unicité des Noms et Attributs divins (tawhîdu al-‘asma’ wa es-sifât) en vécu intérieur, en évidence existentielle. On peut appeler « théologie mystique » la science qui s’en occupe.

Sa première démarche consiste à élaborer des méthodes spirituelles et des techniques comportementales qui aident le novice (el-murîd)[25] à se conformer aux normes cultuelles et morales de la sharia. C’est ce qu’on appelle at-takhalluq. C’est un préalable au deuxième degré initiatique qui vise à atteindre intérieurement l’union mystique, toujours à travers la sharia (les adorations cultuelles et les exigences morales) pour parvenir à la certitude (al-yaqîn) ou à l’accomplissement (al-ihçân), pour employer le terme d’un hadith[26]. Le but ultime de cette expérience intime de l’Incommensurable est de parvenir à la réalisation intérieure des Noms et Attributs divins selon une démarche pratique orientée par la sharia, définie par la doctrine (al-‘aqîda), par le dogme de l’Unicité (at-tawhîd) notamment. Contrairement à la théologie spéculative on raisonne ici en terme de connaissance sensible, par la saveur, grâce à une approche « gustative » (al-ma’rifa edh-dhawqiyya), contemplative, sans dialectique ni discours. L’expérience mystique est donc un complément de la raison ; plus encore, la raison à cet égard n’est qu’un moyen de fortune, nécessaire mais pas suffisant, pour un long chemin dont sont dispensés les élus (al-awliyâ’), qui peuvent accéder aux raccourcis royaux de la sainteté. Néanmoins la connaissance mystique est inexorablement individuelle, subjective. Elle ne concerne ni ne convainc que ceux qui en sont sujets, et se vit en société. En effet on a tendance à désigner le gnostique (al-‘arif) par « l’homme présent absent », c’est-à-dire l’homme qui, tout en vivant au cœur de la cité, conserve continuellement ses pensées attachées à Dieu, c’est donc un existant distant (al-‘ârifu kâ’inun ba’in). Le souci constant du mystique est d’éviter de transformer les multiples expériences de la vie spirituelle en habitude, en mécanismes réflexes ou en a priori. Si nous acceptons d’avoir une pratique cyclique (les cinq prières par exemple), ce n’est pas par automatisme, ni par routine, ni uniquement par obéissance dogmatique inconsciente, mais parce qu’on a conscience que c’est le geste le plus approprié, tenant compte des circonstances. Ainsi même s’il existe des normes et des règles de la sharia, le domaine de la créativité et du renouvellement doit rester ouvert. Cette pratique reste comme les autres domaines de l’islam exposée à un certain mimétisme (taqlîd). Comme le canonisme elle demande une redéfinition d’un ensemble de comportements soufis adaptés à notre époque et à notre condition. De la même manière que nous essayons de définir la sharia et la théologie au-delà de la scolastique canonique et théologique (al-madh-habiyya), nous pensons que le soufisme existe aussi au-delà du confrérisme (at-turuqiyya). À cet égard, avoir un maître (cheîkh) ne signifie pas forcément être dans une tarîqa. Rappelons que contrairement à ce que pense grand nombre de musulmans, la connaissance du soufisme appartient aux sciences musulmanes légales (shar’iyya) et dont les bases ont vu le jour à l’époque des Compagnons du Prophète et de leurs disciples[27].

Il faut noter  qu’il y a un rapport entre la sharia et la mystique. Un de ces aspect ce que les principologistes appellent « la preuve –canonique- par inspiration » (dalâlatu al-ilhâme)[28] comme prolongement de la Révélation et de la prophétie. Ici la connaissance est foi. Et la foi est amour, une passion juste, un désir moteur de la connaissance qui, même si on s’efforce de l’obtenir, ne saurait être totalement acquise par les seules forces naturelles de notre esprit, notre raison. Elle appelle une aide divine, une grâce surnaturelle, supra-naturelle, supra-rationnelle. D’où la place centrale donnée à la prière (salât), l’invocation (du‘â), la méditation et d’autres pratiques spirituelles comme entrée en relation intérieure, sensible, mais aussi pratique et effective avec Dieu. Car la Révélation et ses enseignements sont pour qu’ils soient d’abord entendue et obéie. Cette démarche que l’on peut qualifier de gnoséologie, même si le terme effraie d’aucuns, n’a rien avoir avec un quelconque occultisme obscur et délirant. Elle repose sur un rapport à la Révélation comme Parole enseignante de Dieu, par une profonde écoute et dont découle une pratique exigeante exotérique (celle du corps) et ésotérique (celle du cœur et de l’âme), dans la confiance et l’intelligence. C’est-à-dire une confiance qui n’exclue pas les interrogations sans lesquelles la foi elle-même ne peut évoluer. Certes, la raison humaine est nécessaire, mais parce que insuffisante, la Révélation vient proposer à l’Homme d’autres sources et d’autres modes de connaissance expérientielle et fruitive de Dieu issu d’un désir qui anime tout son labeur, qui ne divorce pas avec le rationnel, et qui exige la sainteté de la vie, la rectitude…

En effet, la pratique authentique des commandements produit une intelligence du cœur qui pourrait être source de connaissance en général[29] et de la connaissance canonique en particulier. Elle peut provoquer une Grâce secourable, une connaissance inattendue. Ce que les épistémologues appellent la sérendipité.

  1. L’INTEGRATION DE L’ISLAM PAR LA SHARIA
  1. De la sharia et du fiqh

 La sharia demeure un terme éminemment polysémique. Il peut signifier tous les enseignements de la religion, toute la religion (ad-dîn) et toutes ses différentes dimensions (la foi et la loi). Cette acception est reprise par Chawkany (mort en 1250 A.H) lorsqu’il démontre que toutes les sharia-s (ech-charî‘a), c’est-à-dire toutes les religions monothéistes, ont prôné les mêmes dogmes : l’unicité, la résurrection et la prophétologie[30] ; seules diffèrent les formes prises par les lois cultuelles et juridiques. Pour certains tenants du sunnisme, la sharia recouvre le dogme[31] (les croyances musulmanes, l’Unicité notamment). Elle est ici l’équivalent de la Sunna (orthodoxie) -d’où dérive justement le terme sunnisme, courant théologique qui se qualifie comme orthodoxe[32]– par opposition au terme bid‘a qui désigne l’hétérodoxie.

D’autres auteurs comme Chaarany[33] incluent dans la sharia les écoles du canonisme (fiqh), la principologie (‘usûl el-fiqh) et tous les textes scripturaires-réferences. Pour lui, la sharia englobe les trois dimensions de la religion, citées par le hadith de Gabriel : el-islâm, el-‘îmân et el-‘ihçân[34]. El-Juwaïny, lui, considère que la sharia est synonyme de texte scripturaire (Coran, Sunna), dans le sens de la Révélation[35]. D’autres définissent la sharia plus techniquement, par l’ensemble des pratiques légales qui ne contredisent pas les enseignements de la Révélation[36]. Quant au Razy, il subdivise la connaissance religieuse de l’islam en deux dimensions : le dogme (doctrine) et la sharia. Il établit ainsi une nuance entre la religion dans le sens de l’ensemble des dogmes et croyances (al-milla) et la sharia[37]. Cette catégorisation est fréquente chez tous ceux qui estiment que la sharia contient aussi bien les codifications des comportements extérieurs (ad-dâhir) que les enseignements liées aux états intérieurs (al-bâtin). Cette typologie est notamment celle d’Ibn-Khaldûn. Abou-Içhâq de son côté, inclut dans le dogme (al-‘aqîda) les lois formelles apodictiques (ahkâm qat‘iyya), ne laissant dans l’espace de la sharia que les lois interprétées (et donc hypothétiques, dhanniyya) qui font l’objet de controverses canoniques (ikhtilâf).

Pour Ibn-Taïmya : « la sharia peut signifier les avis -canoniques- que formulent les canonistes (fuqaha-s) par le moyen de l’ijtihâd, alors que la mystique (al-haqîqa) est ce que perçoivent les soufis par leurs cœurs… Les deux peuvent commettre des erreurs, mais ils ne doivent en aucun cas objecter volontairement, en connaissance de cause, les enseignements du Prophète… Aucune des parties divergentes n’est obligée de suivre les avis des autres tant qu’il ne s’agit pas du domaine consensuel (al-ijmâ‘e) et sauf si on leur avance un argument scripturaire irréfutable (hujja char’iyya) »[38]. Il considère que la distinction entre le fait que l’éxotérisme (adh-dhâhir) relève de la sharia n’est que le fruit d’une terminologie conventionnelle (içtilâhey)[39]. Lui-même proposant la typologie tripartite[40] suivante :

– la sharia révélée (ach-chari‘u al-munazzal) : somme des textes révélés (le Coran et la Sunna) et tout ce qui en découle comme enseignements formels consensuels, que ce soit en matière canonique, théologique ou mystique ;

– la sharia interprétée (ach-char‘u al-mu’awwal) : domaine où les avis théologiques, canoniques ou mystiques sont divergents, et donc une zone de l’ijtihâd ;

– la sharia adultérée (ach-char‘u al-mubaddal) : somme des textes scripturaires apocryphes[41] d’une part , et le fait d’avoir une lecture déviante des Textes authentique d’autre part.

Abu-Hanîfa pour sa part considère que l’exotérisme (domaine pratique), la doctrine (al-‘aqîda ou al-kalâm) ainsi que l’ésotérisme (al-wijdâniyyât) tous relèvent du domaine du fiqh, c’est-à-dire de la connaissance des droits et des devoirs qui incombent à tout musulman dans tous les domaines de l’islam[42]. Il réserve cependant l’appellation de « connaissance suprême » (al-fiqhu al-akbar) au seul domaine de la théologie (doctrine)[43].

Le fiqh (que nous avons traduit par canonisme) est utilisé dans le Coran et la Sunna dans son sens étymologique, c’est-à-dire celui de la compréhension profonde de la vérité des choses[44]. Mais le terme du fiqh fut entendu conventionnellement par la suite dans le sens de la démarche juridique qui produit des règles, des canons relatifs aux comportements culturels, moraux, individuels et sociaux… Dans cette acception, il sous-tend la notion d’ijtihâd et donc relève de l’effort intellectuel qui vise à établir des lois[45]. Le fiqh est également utilisé pour qualifier la discipline qui consiste à informer sur des lois déjà formulées dans tous les domaines de la vie musulmane, des ablutions rituelles jusqu’au code pénal en passant par les théorie des contrats et des obligation, etc. Le fiqh dans son acception classique a pris une place si éminente que les canonistes des derniers siècles en étaient arrivés à contempler ses ouvrages comme une révélation, sans interprétation ni critique.

Le fiqh dans son sens scolastique classique se présente donc à la fois comme une lecture de la sharia qui procède par classification des actes des individus responsables (mukalafun) et capables, les sept degrés canoniques déjà vus.

On pourrait décrire le fiqh comme une photographie de la sharia prise en temps donné dans un contexte donné.

La vérité de la sharia est contenue dans les ouvrages classiques du fiqh et les déborde. Car il y a toujours des questions canoniques nouvelles qui surgissent qui n’existent pas dans les ouvrage du fiqh et que tout ce qu’il y a dans les traités du fiqh n’est pas nécessairement applicable en toute situation.

En conclusion, le fiqh est fixe si l’on considère qu’il est la somme de canons (al-ahkâm) établis dans les ouvrages fixés. La sharia, elle, est dynamique par le biais des fatwas qui pourraient se transformer en nouveaux canons. Elle peut donc dialectiquement générer un nouveau fiqh et ainsi de suite.

  1. « Sharia de minorité », « fiqh de minorité » ou « théologie de minorité » ?

Beaucoup de musulmans doutent de la légalité de leur condition occidentale française, et de ce qui peut en découler comme expressions religieuses. Le mot fiqh n’est pas assez fort pour exprimer cette légalité, et ce qu’elle implique comme pratiques conditionnées par un contexte fortement sécularisé, alors que la sharia l’exprime mieux. Le choix est ici non seulement est doctrinalement motivé, mais aussi pour des raisons communicationnelles psychologiques et esthétiques, d’une certaine manière.

On ne trouve pas de difficulté à dire qu’il y a un « islam de France »[46] et même un « islam français ». Or la sharia en est une composante, et donc pourquoi ne pas raisonner également sur une « sharia de France » ou même de « sharia française ». Les mots ne doivent pas nous effrayer. Car ce qui doit nous importer, c’est le sens qu’ils désignent, une fois définis.

Pour ce qui est de « la théologie de minorité », il n’est pas exclu d’en élaborer une dans la façon pédagogique et didactique de l’enseigner en rapport avec l’esprit d’une société sécularisée. Aussi, certains choix théologiques sont-ils nécessaires dans notre situation contemporaine. Mais cet aspect de l’islam n’est pas le plus problématique, car invisible sociologiquement parlant. C’est le problème de la pratique codifiée par la sharia qui nécessite une solution urgente, même s’il est moins important que la question de la foi et le domaine de la doctrine. Néanmoins comme nous l’avions souligné, la théologie est nécessaire pour penser la sharia, comme la « théologie de l’acculturation » que nous avions évoquée, en tant que fondement qui légitime la prise en considération de la culture occidentale dans l’économie normative de la sharia, comme expression de la volonté normative divine dans la culture occidentale.

Nos choix terminologiques se limitent alors aux exigences que nous sommes amenés à formuler en abordant notre problématique, bien définie. C’est ce qui nous a poussé à faire sortir le terme de sharia d’une utilisation qui manque souvent de densité et de rigueur ; et qui pour beaucoup de musulmans, est trop lourde de sens pour être discutée.

  1. Les trois sphères de la sharia

La sharia, comme nous l’avons vu plus haut, découle nécessairement de la théologie dont elle n’est qu’une branche.

  1. Le culte (al-‘ibâdât)

Le culte est l’expression immédiate de la foi. Il est son niveau vertical et sa portée la plus spirituelle, la plus religieuse, qui établit le rapport direct Homme-Dieu sans sacerdoce. Il correspond à une nécessité spirituelle musulmane constante quelle que soit la société ou la civilisation. Cette dimension de la sharia est invariable et la plus essentielle. Et c’est pour cette raison qu’on a souvent tendance à qualifier le musulman de pratiquant tant qu’il observe le culte.

C’est le domaine des adorations strictes : les cinq prières (as-salât), l’obligation matérielle cultuelle (zakât)[47] sous conditions définies, le jeûne du mois de Ramadan (sawm) et le Pèlerinage (hadj) pour celui qui en a les moyens. Immuable dans son principe, la forme du culte peut toutefois être aménagée selon les conditions où se trouve le musulman (travail, voyage, maladie…).

Dans ce domaine, la rège est « l’interdiction originelle », c’est-à-dire que toute invention de rite est interdite, sauf ce qui est établi par les Textes.

À ce niveau de visibilité de l’islam, non seulement la République française le tolére, mais elle a l’obligation de protéger la liberté de son expression (individuelle ou collective) pour ceux qui ont choisi de l’exercer[48] !

  1. La morale (al-akhlâq)

Par ce terme, il faudrait entendre le domaine des règles de conduite individuelle. Ce domaine est lié à toutes les dimensions de l’islam ( le culte, le droit et la mystique). Mais contrairement au culte, le canoniste dès qu’il s’agit de la morale il doit chercher la raison de l’obligation ou de l’interdit. C’est donc un domaine ou la marge de manœuvre donnée à l’interprétation et à l’ijtihad est considérable en liens avec les variables sociologiques ( les traditions, les contraintes ( ad-darûra), le besoin ( al-hâja)…). À l’opposé du cultuel, on parle ici de « la permission originelle », c’est-à-dire tout comportement, toute chose ou tout produit est à l’origine permis ou toléré par la sharia tant qu’il n’y a pas d’interdiction textuelle formelle. L’interdiction ici est exceptionnelle et pas la règle[49].

Ce niveau de la sharia prendra un rôle cardinal dans la situation laïque. Car le rapport avec l’islam se résumera essentiellement à cette dimension : la conscience propre et libre de chaque musulman !

  1. Le droit (al-mou’âmalat)

C’est le troisième champ de la sharia. Lorsqu’on évoque le mot droit, cela sous-entend en général l’existence d’un système coercitif qui veille à son application : des tribunaux, des juges (cadis)… et donc un code pénal. Notons d’emblée que même dans le droit classique médiéval musulman le code pénal ne s’applique pas aux musulmans en « terre non musulmane », même s’ils en ont la possibilité.

La notion de l’« éthicisation de la sharia » traduit cette posture canonique qui renvoie au droit français dans le domaine du mariage, du divorce, des conflits juridiques entre musulmans. Notre sharia se contacte en rite et morale individuelle pour faire place au droit français dans ses pratiques. Elle confère ainsi la légalité islamique en intégrant le droit français et en excluant le droit musulman de la sharia. Par conséquent le droit des musulmans de France est le droit Français. C’est pour cette raison que j’utilise le terme de « canonisme » au lieu de celui de « droit musulman ».

Ce procédé de contraction de la sharia et sa réduction aux domaines du rite et de la morale individuelle constitue le deuxième degré de la relativité de la sharia de minorité.

J’ajouterais ici que l’erreur à ce niveau taxinomique, de classification des normes, conduirait  à mettre un commandement coranique ou prophétique dans le culte alors qu’il relève de la morale, ou de le mettre dans le droit alors qu’il relève de la morale personnelle. Par exemple, le fait mettre des « normes » vestimentaires dans le registre cultuel, alors qu’elles relèvent de la morale qui, contrairement au culte, intègre dans leur expression les variables culturelles (al-‘urf ou al-‘âdâte). Le deuxième exemple celui de l’abattage d’une bête pour la simple consommation, acte qui relève d’une éthique, et qu’on appelle improprement d’ « abattage rituel ». Par contre nous avons trois sacrifices, qui relèvent du vrai sens rituel : la ‘aqîqa, et celui de la fête du sacrifice (al-adhâ) effectué dans la même période que le pèlerin, qu’on appelle l’offrande (al-hadye). On pourrait dire la même chose du mariage dont une partie relève de la morale et la forme relève du droit. qui relève d’

Il faudrait à ce niveau de pratique éviter de ritualiser tous les comportements du musulman. La notion du « halal » est aujourd’hui souvent réduite à cet aspect, comme si les autres comportements : les paroles, les contrats, le rapport à l’agent, le travail, l’engagement dans la société…, n’obéissent pas à cette notion qui aussi une notion morale.

  1. Les deux éléments consubstantiels de la sharia

Al-hukme (canon) et la fatwa sont les deux éléments qui donnent corps à la sharia. Elles en sont deux expressions qui s’amalgament et se différencient selon la situation et le contexte de pratique. Un canon peut être une fatwa et vice-versa. Il y a donc une réversibilité voire une consubstantialité de ces deux aspects de la sharia. Pour des raisons méthodologiques nous distinguons la fatwa du canon : celui-là définit grosso modo comme un code fixe et définitif[50], celle-ci comme une norme variable.

Le canon (al-hukm) constitue la norme fixe qui tend relativement (théoriquement) à l’adialecticité contextuelle et culturelle[51] ; la fatwa quant à elle insiste davantage sur le contexte et sur les conditions humaines, sociales de la pratique. En effet, il est une règle établie chez les principologues qui stipule que : « la fatwa change en fonction des époques, des situations, des lieux, des mobiles, des traditions et des conventions sociales »[52].

On peut dire aussi que la loi canonique (al-hukm) est un principe immuable, rendu applicable ou inapplicable par la fatwa. C’est pour sa souplesse que nous avons choisi de penser méthodologiquement la pratique musulmane en France en terme de fatwa. Aussi la fatwa se doit-elle d’être une réponse à une situation réelle, et non une réponse canonique fictionnelle à une situation virtuelle.

En principe toute situation trouve sa réponse dans la fatwa. Le Prophète lui-même a indiqué qu’il existerait toujours dans sa communauté des savants qui, en se prononçant canoniquement sur des situations inédites, tendront à trouver des réponses justes et adéquates[53]. Donc la vérité canonique est possible quels que soient l’époque et le lieu où se pourrait se trouver le(s) musulman(s).

  • LA FATWA, LECTURE NECESSAIRE DE LA SHARIA EN SITUATION DE MINORITÉ
  1. Le procédé de la fatwa

Étymologiquement la fatwa veut dire le fait d’éclairer un problème, de répondre à une question[54]. Dans le langage canonique islamique conventionnel, elle signifie le fait d’être informé sur la loi concernant une question religieuse, formulée par le canoniste (faqîh)[55]. La fatwa est donc un avis canonique (ra’yun fiqhey).

En général, la fatwa touche aux questions du fiqh. Mais il existe cependant des fatwas théologiques, mystiques, principologiques et même relatives à la grammaire arabe. Classiquement, elle relève de la compétence du mufti ou du jurisconsulte. C’est une fonction religieuse qui se distingue de celle du qadi (juge musulman), de celle du prédicateur, de l’imam des cinq prières dans la mosquée, du moraliste (al-wâ‘idh)…

La loi, (al-hukm) ou la règle (qâ‘ida), en tant que principe régulateur, est en quelque sorte le côté invariant de la sharia. Parfois la fatwa consiste à adapter la loi par la règle en l’ajustant à la situation correspondante, en tenant compte de son accord avec les archétypes principologiques de la sharia qui varient selon les doctrines canoniques. Elle peut consister par exemple à différer l’application d’une loi, annuler son application ou même l’interdire, allant jusqu’à prescrire un interdit scripturaire par dérogation comme nous le verrons à la fin de cet article. En résumé, le procédé de la fatwa permet de contextualiser la sharia et par conséquent de proposer différentes expressions de la visibilité en islam.

La fatwa est une norme mobile. Elle suit une trajectoire déterminée par plusieurs paramètres. Beaucoup de fatwas sont auto-biodégradables dans le sens qu’elles contiennent dans leur énoncé les éléments et les critères spatio-temporels de leur validité, fixant ainsi la durée de leur vie. L’objectif de la fatwa c’est de coïncider le plus possible avec l’intention du Législateur Suprême (Dieu) en conciliant son ordre normatif (canon) avec son ordre naturel (situationnel et social). La fatwa n’est donc pas uniquement l’énonciation d’une simple loi contenue dans un texte révélé (verset ou hadith). Il faut que la norme (al-Qadar ach-char’y) s’imbrique adéquatement à la situation (al-Qadar al–kawny). Le procédé de la fatwa permet ainsi la réalisation de la pratique (individuelle ou collective) quelles que soient les conditions auxquelles est confrontée la communauté ou l’individu par le moyen de ce que les anciens appelaient fiqh an-nawâzil[56] : un canonisme lié aux questions relatives à des situations inattendues. La fatwa est cet aspect de la sharia susceptible de répondre à l’imprévisibilité des situations. Ce qui nous offre l’occasion d’aborder la fatwa en tant que concept méthodologique et principologique, une dimension et un état d’esprit canonique, et pas seulement en tant qu’énoncés de normes circonstancielles de canons.

À ce niveau de développement, nous parvenons au troisième degré de la relativité de la sharia de minorité.

  1. Formes et niveaux de la fatwa

La formulation de la fatwa peut revêtir plusieurs niveaux et prendre des formes variées. En situation laïque, nous en proposerons les typologies suivantes : 

  • La fatwa positive, par articulation

             La fatwa peut se limiter à la simple énonciation d’un texte (verset ou hadith) dont le contenu normatif est univoque et formel[57] ou d’une loi déjà contenue dans les ouvrages de jurisprudence (fiqh), si les conditions de leur mise en pratique le permettent. La fatwa se confond ici alors avec la loi.

  • La fatwa positive commune

             Elle a une portée nationale française. Elle est élaborée en fonction de ce que j’appellerais la pratique moyenne nationale française, voire européenne par extension, qui prend en considération le niveau réel de religiosité de la communauté dans son ensemble. À chaque époque, à chaque contexte, le canoniste se représente a priori une orthopraxie moyenne autour de  laquelle il construit sa lecture de la sharia. Cet a priori n’est pas subjectif, mais basé sur une étude, la plus objective possible. Ceci postule une connaissance de la philosophie et des fondements sur lesquels repose la sharia ainsi que de la réalité sociologique de la pratique réelle des musulmans. Le niveau moyen de la pratique de la communauté évolue selon son niveau de connaissance religieuse répondue, selon le temps, les coutumes et les contraintes. En effet, Hudaïfa, Compagnon rapproché du Prophète a constaté que déjà à l’époque de la deuxième génération de l’islam, le niveau des pratique a changé. Il avait fait la remarque suivante : «  Du vivant du Prophète nous -Compagnons- évitions certaines paroles qui renvoyaient celui qui les prononçait au rang des hypocrites (al-munâfiqûn), maintenant -tellement banalisées- je les entends de la bouche de certains d’entre vous -Successeurs- quatre fois en une seule rencontre »[58]. Cette remarque de Hudaïfa nous donne un indice sur le niveau moral qui a changé en l’espace d’une génération et que la rapport à la faute a changé.

Ce que je veux expliquer ici, c’est qu’il y a un seuil ou un niveau moyen de pratique religieuse pour chaque époque et pour chaque société. Autrement dit, une faute morale grave (kabîra) dans une culture donnée, peut devenir vénielle (saghîra) dans une autre. Il revient au mufti de le déterminer, à condition qu’il soit lui-même sociologiquement intégré dans la culture dans laquelle il est amené à parler de la sharia. Il ne s’agit pas de justifier, encore moins d’encourager les musulmans à un quelconque relâchement moral ou cultuel à outrance. Nous remarquons tout simplement qu’il existe une forme de religiosité minimum nécessaire pour une communauté musulmane donnée dans des circonstances données. La fatwa commune devra à ce titre énoncer un ensemble de devoirs islamiques qui constituent ce quantum minimum au-dessous duquel nous ne pouvons descendre sans manquer à notre devoir religieux dans notre contexte, dans l’espace européen et français en particulier.

La fatwa, produit de cette démarche, peut être admise comme une loi (hukm), règle ou principe normatif, à caractère adaptatif ou/et à conséquence revendicative d’un droit à une visibilité légitime. Elle cherche à désigner une pratique possible qui s’inscrit dans le cadre juridique théorique français. Elle concerne les musulmans qui veulent vivre dans la légalité par rapport à leur religion, autrement dit ceux qui ont fait le choix de se conformer à la sharia. Rappelons que cette catégorie de musulmans est une minorité dans la minorité. La majorité des musulmans négligent beaucoup d’enseignements cultuels et moraux essentiels de l’islam -à cause de leur relâchements et négligence ou de leur ignorance tout simplement- dont la mise en pratique est pourtant possible humainement, socialement… tels que les cinq prières par exemple. Soulignons qu’à ce niveau d’approche canonique il ne revient pas au travail du canoniste d’avoir un style d’exhortation à cette pratique, c’est le prédicateur (dâ‘iyya) qui doit le faire en respectant l’art, la pédagogie et les règles de la prédication qui elles aussi doivent être en rapport avec la situation et la réalité de la communauté musulmane de France. Nombre de règles ne doivent pas échapper à notre intelligence lors de la formulation des fatwas communes, car il y a toujours un risque de malentendu, de déformation, voire de manipulation ou de perversion de ce type de fatwa.

Aussi, serait-il périlleux de confondre les degrés des impératifs et donc la valeur canonique de chaque pratique musulmane. Dans son ouvrage Al-furûq, le malikite Al-Qarâfy[59] a établi un ensemble de règles relatives à la « prévalence canonique » (at-tarjîh) des pratiques religieuses les unes par rapport aux autres[60]. Ce sont les critères liés à notre situation laïque qui nous permettront  d’établir justement un barème adapté à notre pratique effective, en faisant prévaloir canoniquement certaines pratiques sur d’autres. Si l’ordre des priorités canoniques (al-awlawiyyât echar’iyya) a un lien avec une certaine hiérarchisation des lois procédant des sources (Coran, sunna, ijmâ’, analogie…), l’évaluation canonique (fiqh al-muwâzana),elle, est tournée plutôt vers les conséquences de l’application de ces lois ou fatwas. Elle vise à en minimiser les inconvénients, les contraintes et les perversions (al-mafâsid) et à en optimiser les avantages (al-masâlih). Peser la valeur des pratiques en fonction des situations et estimer les avantages et les contraintes qu’elles pourraient engendrer sont des procédés canoniques indispensables pour notre situation.

N’ayant pas compris la portée d’une fatwa prohibitive, certains peuvent effectivement s’y conformer mais pour aller vers un produit ou adopter un comportement encore plus interdit. Pour éviter des comportements désorientés, Ibn-El-Qayem a mis en garde tout mufti qui formule une fatwa interdisant quelque chose sans proposer aux gens une alternative ou une commutation [61]. La sharia n’interdit pas une chose nécessaire et indispensable aux gens ou un comportement, sans proposer de substitution.

Aussi le mufti doit-il être capable de connaître la marge de manœuvre que lui permet le droit français, d’être informé aussi sur les interprétations du droit afin que sa fatwa ne soit pas instrumentalisée dans le sens de troubler l’ordre public juridiquement établi. Elle doit s’inscrire dans le cadre du droit français. À ce niveau de connaissance du droit français, le mufti doit tenir compte du déplacement de la légalité en France et de son alignement sur un droit européen en cours de formalisation, et donc ses fatwas doivent prévoir une certaine mobilité dans ce sens.

Il faudrait rappeler que le souci d’une orthopraxie minimaliste doit être la règle. En effet, toute codification excessive ou énonciation massive de fatwas risque d’armer la résistance, chez la communauté, à toute autorité canonique même sincère et bienfaisante. La multiplication ou l’inflation normative énerverait la pratique musulmane qui se répercuterait sur cette même autorité canonique qui se verrait réduite finalement à l’impuissance. Or, un minimum d’autorité canonique est indispensable à la vie religieuse et à l’organisation de la communauté, sinon c’est l’anarchie canonique et le chaos religieux qui prendront place. Il vaut donc mieux pour cette autorité canonique (muftis) laisser des règles, des normes dans le vague où elles conserveront une valeur uniquement persuasive, où elles constitueront des repères intellectuels, spirituels et psychologiques, plutôt que de les composer par des analyses et détails canoniques qui ne serviraient à rien, sinon à perturber les esprits des musulmans en quête de stabilité. La sharia doit alors exclure de ses formulations normatives tout ce qui parasiterait la vie des musulmans et handicaperait leur intégration. Il ne faut en aucun cas les saturer de normes et de codifications, ce que d’aucuns malheureusement aiment à faire, car cela pourrait même perturber leur foi. Ce qui le contraire de l’objectif de la sharia qui doit rapprocher le musulman de son Dieu et pas l’en éloigner.

  • La fatwa positive situationnelle ou individualisée

Tandis que la fatwa commune se construit en fonction du texte juridique français en théorie fixe, la fatwa situationnelle, elle, est énoncée selon la situation culturelle et en fonction des mentalités françaises qui constituent dans certains domaines une certaine contrainte sociale qui limitent la visibilité de la pratique musulmane, pourtant tolérée par le droit. renconterrait des comportement  : la construction d’une Mosquée avec un minaret est interprétée dans certaines localités par les populations avoisinantes comme une provocation, une ostentation pour reprendre un terme à la mode. Dans le cas où le projet risquerait d’être remis en cause en raison de la présence du minaret il n’y aurait aucun mal à construire sans minaret, d’autant plus qu’il n’y a aucune architecture sacralement canonisée en islam. Ou bien par exemple certaines pratiques individuelles en public qui pourraient choquer l’entourage du musulman et lui créer des problèmes relationnels ou professionnel. Comme le cas de certains musulmans très rigoristes, par exemple, qui refusent de s’asseoir avec leur collègue de travail autour d’une table ou le porc et le vin sont consommés.

Ce type de fatwa concerne des conditions particulières. En d’autres termes, la fatwa commune est une norme-spectre touchant le maximum de musulmans qui veulent pratiquer, tandis que la fatwa situationnelle est une norme-faisceau qui éclaire les pratiques liées à des individualités et à des situations exceptionnelles non explicitées par la fatwa commune. La fatwa commune respecte l’ordre public, alors que la deuxième forme de la fatwa positive vise, entre autres, à éviter la fracture socio-culturelle avec le reste des concitoyens non musulmans. Autrement dit, la fatwa commune est d’ordre théorique respectant le droit français, la fatwa situationnelle est d’ordre pratique en lien avec la culture majoritaire et les mentalités ambiantes.

Il s’agit alors d’une individuation de la fatwa, valable pour une personne, inappropriée pour une autre ; valable pour le même individu dans une situation, inadéquate dans une autre. Ce procédé s’inspire d’un ensemble de fatwas du Prophète qui variait ses réponses en fonction des individus et en fonction des situations vécues pour un même individu. Nous avons le hadith par exemple dans lequel le Prophète a donné une autorisation à Abu-Burda en lui disant :  « Cela n’est permis qu’à toi» [62] . Or il a donné cette même dérogation à un autre Compagnon qui s’appelle Oqba b. Amer[63] dans des termes similaires. Cela veut dire que ce type de fatwa doit rester une exception, mais peut néanmoins concerner tout individu qui se trouve dans cette même situation exceptionnelle.

Les exceptions de ce type de fatwa ne doivent pas remettre en question la portée nationale française de la fatwa commune. Elle constitue une norme dans le contexte juridique de la fatwa individualisée affine, particularise ou abroge ponctuellement. La fatwa commune constitue une loi musulmane de minorité et par conséquent elle fondera le corpus d’un canon musulman français ; la fatwa situationnelle est dans ce cas une fatwa de minorité. Voilà une deuxième typologie.

Disons en passage que rien n’interdit  de proposer d’autres typologies. Par exemple, la classification de la loi en deux temps :  la loi-canon, la loi-fatwa, et la loi-dérogation. La première est la loi idéale, absolue, à laquelle il faut tendre dans les circonstances normales[64] ; la deuxième est la loi rendue accessible dans une situation exceptionnelle[65] ; et la troisième est l’exception de l’exception qui ne concerne en général que des individualités et des situations extrêmes dans une situation de minorité.

La connaissance de la psychologie, des mentalités, des coutumes des gens est indispensable pour faire s’articuler aux cas précis des fatwas qui leur correspondent sinon le mufti commettrait des aberrations. Il ne faut pas qu’il perde cette dimension souple de la fatwa qui change en fonction des mœurs et de la mentalité des gens[66]. Ahmad Ibn-Hanbal, à ce titre, est le mufti archétypal. Il avait l’habitude de varier ses fatwas en fonction du questionneur. D’abord il refusait par principe de répondre à des questions qui relevaient du scrupule ascétique (al-wara‘e), surtout quand elles provenaient de personnes dont la pratique religieuse était très faible. Il n’appréciait pas cette attitude provenant de gens qu’il savait incapables d’assumer les conséquences une fois la fatwa formulée. Pour ces cas il n’hésitait pas à donner des dérogations jusqu’à leur permettre d’accomplir (al-makrûhât) ce qui frôle l’interdit formel (al-harâm) et ce qui relève canoniquement du « douteux » (ash-shubuhât)[67]. Par contre il formulait les fatwas les plus rigoristes quand il s’agissait de mystiques ou de dévots ascètes, dont il connaissait le niveau élevé de leur pratique scrupuleuse.

Mais connaissant bien la pratique moyenne des musulmans, très modeste, le mufti ne doit donc pas s’aventurer à détailler -quelquefois hypocritement- des normes canoniques que lui-même n’arrive pas à mettre en pratique, en dépit du fait que son niveau de pratique doit être théoriquement plus élevé que celui de la moyenne.

  • La fatwa intérieure :

Parfois, et même souvent, le Mufti se trouve devant l’incapacité de répondre à une question individuelle, concernant une situation et un cas particuliers. Confronté à ces cas de plus en plus fréquents, à cause de la complexité croissante de notre société et les situations inextricables dans lesquelles elle met de plus en plus ses individus, l’attitude du mufti doit se référer à celle du Prophète, renvoyer l’individu à trouver sa propre réponse.  En effet, un homme est venu un jour le questionner sur le bien et le mal. Et le Prophète de lui répondre : « Demande une fatwa à ton propre cœur (içtafti qalbac)», c’est-à-dire : « Consulte ton cœur ». Il lui donna deux critères pour les mesurer et qui ne trompent pas : « Le bien, lui dit-il, c’est ce qui procure à ton cœur  une sérénité; et le mal c’est ce qui bouillonne dans la poitrine et dont tu as honte à divulguer en public »[68].

Ce type de fatwa responsabilise les musulmans qui ont tendance à mettre la responsabilité sur les religieux, quant au destin de leur vie. Le mufti doit leur rappeler que Dieu a déposé dans leur fort intérieur une raison universelle (fitra) qui leur permet de répondre à leur situation.

Avec ces deux dernières typologies de la fatwa : circonstancielles et intérieures notamment, nous pouvons dire que la sharia de minorité réalise le quatrième niveau de sa relativité.

Une question reste cependant posée pour les fatwas intérieures  au cas au le mufti en connaîtrait les réponses,  est-il obligé moralement d’y répondre?

C’est ce qui va nous introduire à une autre dimension de la fatwa, négative cette fois-ci, par omission volontaire.

  • La fatwa négative par omission volontaire, ou mutisme canonique principiel.

             Cette méthode consiste à ne pas énoncer la loi automatiquement même sous la pression de la demande, même si le mufti est avisé de la réponse. Il doit tenir en compte d’une certaine évolution dans son énonciation en fonction de la disponibilité spirituelle et morale de la communauté et des individualités qui la composent.

Ibn-Taïmya résume la pédagogie que doit respecter tout savant qui se respecte en ces mots : « Le savant -mufti- tantôt émet des ordonnances, des interdictions, des tolérances, tantôt il s’abstient volontairement d’ordonner, d’interdire ou de permettre… et comme il est dit : « il y a des questions dont la seule réponse est le silence », exactement comme l’a fait le Coran au début de l’islam en s’abstenant d’interdire ou prescrire certaines choses… le savant peut donc, à l’instar de cette démarche, reporter ses avis jusqu’à ce les conditions favorables soient réunies… le Prophète lui-même ne transmettait -des lois- que ce qui était possible -praticable- au moment où il le faisait : la sharia ne fut pas communiquée en bloc,  mais conformément à la sagesse qui dit que « Si tu veux être obéit demande le possible»[69].

Nous avons évoqué au départ que la fatwa s’inspire théologiquement de l’acte divin et du modèle prophétique dans leur sagesse. Ici nous en avons la confirmation d’Ibn-Taïmiyya.

Il y a lieu de parler d’un mutisme réfléchi ou d’une anomie canonique pensée. Trois raisons expliquent cette posture :

-La question n’est pas importante si on la situe dans la hiérarchie des pratiques religieuses ;

-Les conditions ne se prêtent pas à sa formulation, surtout si elle est prématurée ou si celui qui demande l’information canonique est incapable de comprendre sa signification ou sa portée, et donc elle sèmerait le doute dans son esprit ;

-Sa mise en pratique risque d’être pernicieuse et d’avoir un effet très négatif pour le musulman ou pour toute la communauté à court ou long terme.

La fatwa négative peut même aller jusqu’à interdire ou rendre caduc des fatwas encombrant la vie de la communauté, des contre-fatwa-s ou anti-fatwa-s.

Ce concept d’anti-fatwa est illustré par l’attitude d’Ibn-Taïmya, encore une fois. Il avait un jour empêché un de ses élèves d’interdire la consommation du vin à un groupe de Tatars en ébriété. Il a estimé que les laisser boire le vin est conforme dans cette situation à l’esprit de la sharia. Car ces derniers nouvellement convertis en islam n’en ont pas encore saisi les préceptes et n’ont pas encore rompu avec leur tempérament guerrier, sauvage et notamment la consommation abusive du vin. Voyant son élève étonné devant son attitude, Ibn-Taïmya lui expliqua que Dieu lorsqu’il a interdit les boissons alcoolisées dans le Coran c’est parce qu’elles détournaient du rappel -de la souvenance- de Dieu et de la prière et qu’elles étaient sources de conflits entre les gens[70] . Or, l’ébriété des Tatars dans ce cas de figure, continua-t-il d’expliquer, les détournait et les empêchait de tuer des gens innocents, de spolier leur bien ou de les transformer en captifs esclaves. Effectivement, ces Tatars selon les historiens une fois réveillés de leur ébriété n’avaient pour principale occupation que de faire couler le sang et de violer les femmes.

Il s’agirait donc, par le biais de cette fatwa négative ou anti-fatwa, de commettre le moindre mal ou de proposer ce qui est le mieux dans une situation donnée. La sharia dans cette perspective n’est pas nécessairement l’application d’un canon (hukm) même s’il est bien clair et établi dans le Coran, dans la Sunna ou dans les références du fiqh. Au contraire le fait de leur interdire de boire le vin dans cette circonstance bien précise constituait, pour Ibn-Taïmya, un acte non conforme à la sharia. Interdire l’interdit devient alors une fatwa, une anti-fatwa, conforme à l’esprit de la sharia. L’interdit (al-harâm) peut donc devenir même une obligation (wâjib) ; ou le contraire, une obligation peut se transformer en interdit.

Avec cette posture « fatwatique » nous avons atteint le cinquième degré de la relativité de la sharia : tendre toujours vers le mieux dans les limites humaines et contextuelles.

Conclusion

             Le but de cette contribution était de montrer tout simplement que la mise en rapport du normatif islamique avec une situation donnée, la laïcité pour ce qui nous occupe ici, est de l’ordre d’une double intelligence : scripturaire et contextuelle. L’adhésion à la foi musulmane ne peut justifier n’importe quel comportement islamique, tant qu’on n’a pas saisi l’esprit ou la philosophie sur laquelle repose l’édifice de la sharia.

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[1] La connaissance de la sharîa et tout ce qui en découle comme formulation de normes présupposent une valeur à laquelle subordonner toutes ces démarches ; cette valeur est la vérité. Quelles sont donc ces conditions ? Dans quelle mesure les différents moyens et méthodes employés par les procédés discursifs canoniques (fiqh) satisferont-ils à ces conditions ? Notre essai est un début de réponse.

[2] Ce qui est en partie juste, surtout en matière théologique et cultuelle. Mais encore faudrait-il en avoir une bonne interprétation.

[3]  D’ailleurs cette image est justifiée aux yeux de l’Occident comme aux yeux de beaucoup de musulmans eux-mêmes non informés sur cette notion de sharia, par l’application inadéquate dans certains pays musulmans d’un code pénal ou d’un code familial qui ne repose pas sur des considérations élémentaires telles que l’instauration d’un minimum de justice sociale, un projet de société claire, le choix d’une lecture juridique qui tient compte de la modernité et de ses impacts sur nos modes de vie. La plupart ont réduit la sharia au seul droit privé malikite ou hanafite. Alors que des pays se sclérosent dans le hanbalisme, d’autres se fixent sur le chaféisme. Des lectures médiévales du fiqh d’un côté et des sociétés musulmanes complètement déstructurées par les effets de la modernité de l’autre, a fait que beaucoup de musulmans vivent une vraie schizophrénie culturelle et identitaire. Ce dont souffrent les pays musulmans actuellement, ceux qui prétendent se conformer à l’islam et ceux qui ont inscrit l’islam dans leur constitution, est non seulement une mauvaise lecture de la sharia, complètement déconnectée des évolutions qui traversent le monde y compris les sociétés musulmanes, mais surtout l’absence d’un projet civilisationnel global qui dépasse le seul projet de ce qu’on a coutume d’appeler d’une façon simpliste « l’application de la sharia ». En effet, des voies se lèvent un peu partout prônant « l’application de la sharia pour résoudre tous les problèmes du monde musulman » : un slogan on ne peut plus trompeur, pour ne pas dire démagogique.

[4] J’entends par canonisme le fiqh et par principologie la science des fondements du fiqh (usûl el-fiqh). Ce dernier domaine s’occupe des méthodes et des techniques herméneutique et d’élaboration des lois et des fatwas. C’est aussi le domaine qui articule la théologie avec le droit et le canonisme. Il est à ce titre l’équivalent de l’épistémologie ou la philosophie du droit.

[5] Universelle, sous entend ici les transmutations qu’elle est capable d’opérer afin d’épouser continuellement le temps et l’espace, et diversement toutes les conditions humaines.

[6] Ce produit est la loi (el-hukum) ou la fatwa selon les cas, comme nous le verrons.

[7] Il existe plusieurs pratiques de la laïcité en France, en fonction de la géographie et des domaines (politique, administratif, juridique, sociologique). On sait que par exemple que c’est le régime concordataire qui s’applique à l’Alsace-Moselle et non la loi de séparation  de 1905. Notons que l’islam jusqu’à présent ne bénéficie pas des avantages de ce régime concordataire.

[8] Si le judaïsme constitue l’Ancienne Alliance, le christianisme la Nouvelle Alliance, l’islam se présente comme Dernière Alliance. Le règne de Dieu est passé par ces trois phases successives. Il y a un lien théologique et même canonique transmonothéiste entre l’islam et les anciennes révélations. En ce qui concerne notre sujet la sharia, la règle principologique stipule que « la loi anciennement révélée nous la faisons nôtre tant qu’il n’y a pas d’abrogation ». Religieusement, l’islam n’est donc pas étranger aux anciennes prophéties. L’introduction de l’islam en Occident vient en effet interroger ou remettre en question le sens de l’européanité en tant que résultat d’un triple héritage grec, romain et judéo-chrétien selon cette définition classique de Paul Valéry que l’on exprime souvent par la triade : Jérusalem-Athènes-Rome. Tout un apport de presque huit siècles de présence andalouse musulmane, en Europe, dans tous les domaines notamment scientifique et philosophique, a été ignoré. Cet héritage riche qu’il faudrait reconnaître, restituer et réintégrer à l’histoire de l’Occident. L’islam n’est pas étranger à l’Occident, il a toujours fait partie de l’Occident depuis son apparition au Moyen Âge.

[9] MAWARDI, El hâwi el-kabîr, t.18 préface de Mahmoûd Matarjy, Beyrouth, Edition Dar el-fikr, 1994, p.111.

[10] Coran 49, 13.

[11] Si l’on revient à la définition du Prophète en islam nous en avons deux typologies. Le Prophète qui reçoit la Révélation mais n’a pas l’obligation de la transmettre, c’est le simple Prophète (Nabiy) ; et celui qui a l’obligation de la transmettre, c’est le Messager (Rasul).

[12] Al-KASÂNÎ, badâ’i‘e as-sanâ’i‘e, dar al-kutub al-‘ilmiyya,1997, Beyrouth, t.9, p.519.

[13] Coran 5, 1 ;16, 91 ; 17, 34. Concernant le statut des musulmans dans une situation de minorité où le destin des musulmans est lié à celui du reste de la Nation, Muwaffaquddine b. Qudâma (mort en 620 de l’hégire), une sommité du hanbalisme, énonce avec clarté cette règle morale que nous devons faire nôtre : « Il ne nous –musulmans- est permis en aucune façon- minoritaires ou majoritaires- de faillir à nos engagements envers des non musulmans avec lesquels nous cohabitons en paix. Faillir à nos engagements quelles que soient les raisons n’est pas de notre religion » (Muwaffaquddin Ibn QODÂMA, El-mougny, t.10, Beyrouth, Edition Dâr el-kitâb el-‘araby, 1983, p. 515-516- c’est une édition en grande taille et en 14 volumes avec deux volumes index). Abu-baker Ibn El-Arabi, le grand malikite se réfère à un titre d’un chapitre de Bukhary intitulé « la faute qui consiste à trahir une personne, qu’elle soit elle-même intègre moralement ou non » (bâb ithm el-ghâdiri bi el bar iwa el-fâjer) – voir BUKHÂRI, Fath el-bâry, t. 6, K. 58, B. 22, p. 422 ; les hadiths correspondants sont numérotés de 3187 à 3189 ; il souligne : « Même dans le cas où les musulmans subiraient une trahison, ils ne doivent en aucun cas rendre une trahison par une trahison, ni une lâcheté par une autre » (Abu-baker IBN AL-ARABI, Ahkâmou el-Qor’ân, t. 1, p. 277). Cet avis repose en effet sur un hadith du Prophète explicite et formel qui dit : « Rends le dépôt à celui qui t’a fait confiance, et ne trahit guère même celui qui t’a trahi » (El-Hâkim via Anas, El-moustadrak, op. cit., t. 2, p. 46). C’est cette attitude éthique profondément musulmane qu’il faut réaliser en donnant à notre citoyenneté un contenu moral exigeant.

[14] Cette laïcité demeure assez floue dans certains de ses aspects pratiques. Les effets simultanés d’une privatisation progressive des convictions, l’émergence de ce qu’on appelle les « nouvelles sectes » d’une part, la perte d’influence des Eglises historiques, notamment le catholicisme d’autre part, ont déstabilisé les lectures juridiques traditionnelles du phénomène religieux qui étaient jusqu’alors limitées aux cultes reconnus (catholiques, protestants- réformés ou luthériens- et juif). Les interprétations philosophiques et juridiques doivent désormais prendre en considération les nouveaux bouleversements qui traversent la France et la nouvelle donne religieuse.

[15] Il ne nous est pas interdit d’être informé de leurs expériences, voire même de nous en inspirer.

[16] Les services publics en France sont déconfessionnalisés. Aucune religion ni idéologie philosophique quelconque ne doit marquer de sa particularité le fonctionnement et l’organisation de l’Etat et de ses institutions publiques. C’est un acquis irréversible et une constante de la laïcité. Ces mêmes services publics ainsi que leurs agents, fonctionnaires de l’Etat, doivent respecter l’obligation de neutralité alors que l’usager, le citoyen, reste libre d’y exprimer ses opinions religieuses. C’est ce qu’a rappelé le Conseil d’Etat dans l’affaire dite des foulards islamiques dans son arrêt n°130394, de novembre 1992.

[17] Cette terminologie risque d’être très contestée comme elle peut être universellement adoptée. J’ai cherché en vain dans la littérature des canonistes anciens comme dans celle des modernes pour essayer de trouver si quelqu’un avant moi avait eu recours à ce type de concept de « sharî’a de minorité », que l’on peut aussi appeler sharî’a relative. Il se peut que j’ai laissé échappé un auteur ; en tout cas rien ne saurait, pour moi, avoir moins d’importance qu’une revendication de priorité pour cette terminologie.

[18] Ce sont les trois niveaux cités par le hadith dit de Gabriel : el-‘ïmân, el-islâm, el-‘ihçen. ( Voir Muslim via Omar d’après Muslim bi charhi en-nawawi- de l’Imam NAWAWI, t. 1, partie 1, K.1, B.1, n°1 (8), Beyrouth, Edition Dâr el-koutoub el-‘ilmyya, non daté, p. 157-160 ; c’est une édition en 9 volumes avec index.

[19] Ali ibn abou EL-EZZE Charh el-‘aqîda et-tahhawiyya, t.1, p.6. Mou’assassatou er-risâla, première édition de 1987 en deux volumes, commenté et authentifié par Abdoullah et-Turky et Chou’aïb El-Arna’ûte.

[20] NAWAWI, El-majmou’, t.1, Beyrouth, Edition Dar  el-fikr, non datée, p.25 ; édition en 20 volumes.

[21] Il faut savoir qu’en dogmatique (théologie) musulmane, l’hétérodoxie n’est pas systématiquement synonyme d’excommunication.

[22] Coran ( 4, 127 et 176)

[23] Châtiby in « el mouwafaqâte » : Tome 4 ; p.244

[24] Ibn-Qayyem Al-Juzia a écrit un ouvrage qui traite des règles de la fatwa en quatre volumes, dont le titre est évocateur à cet égard : « Avertir ceux qui signent au nom du Seigneur des mondes ».

[25] Ce terme dans la terminologie soufie signifie celui qui manifeste la volonté  d’entamer la voie mystique. Il tire sa légitimité des versets du Coran, 6, 52 et 18, 28.

[26] Omar  rapporte :  « Alors que nous étions avec l’Envoyé de Dieu qu’un homme nous est apparu (…) puis a demandé au Prophète : « informe moi au sujet de la perfection (el-ihçân) ? » (…) c’est répondit le Prophète, le fait que tu adores Allah comme si tu Le vois, et si tu ne Le vois pas, saches que Lui Il te voit… ». L’homme dont il s’agit est Gabriel venu sous forme humaine pour enseigner les Compagnons sur leur religion en posant des questions au Prophète tout en confirmant ses réponses. (Voir Mouslim via Omar d’après Mouslim bi charhi en-nawawy de l’Imam NAWAWY, t.1, partie 1, K.1, B.1, n°1 (8), Beyrouth, Edition Dâr el-koutoub el-‘ilmiyya, non datée, p.157-160 ; c’est une édition en neuf volumes avec un index.

[27] IBN-KHALÜN, Kitâbu el-‘ibar wa dîwânu el-moubtada’i wa el-khabar, t.1, p.516.

[28] ZARKACHÎ Mohammed, al-bahr al-muhît, authentifié par Omar Al-Achqar, édition non datée t.6, p.103-106.

[29] Coran (8, 29) et (41, 53).

[30] CHAWKÂNY Mohammad Ali, Irchâdu eth-thiqât ilâ ittifâqi ech-chrâ’i et-tawhîdi wa el-ma’âd wa en-nubuwwât, Beyrouth, Edition Dâr el koutoub el’ilmiyya, 1984, 69 p.

[31] Voir l’ouvrage d’Abubaker Mohammed Al-Ajoury (mort en 360 de l’hégire) intitulé Ech-charî’. L’auteur expose la sharia dans une perspective sunnite (par opposition à l’hétérodoxie) axé sur le seul aspect dogmatique (el-‘aqîda) de l’islam, selon une méthodologie caractéristique des traditionalistes (ahl el-hadîth).

[32] Cela ne signifie nullement que les autres courants théologiques musulmans sont systématiquement excommuniés, et donc relégués à la sphère du kufr, mais simplement qu’ils présentent une lecture plus ou moins incompatible avec celle des salaf-s (les premières générations bien guidées : les Compagnons et les successeurs). Certains courants sont carrément non musulmans ; sans aucun doute telles sont les sectes qui divisent Ali ou considèrent que la prophétie n’a pas été scellée par l’avènement du Prophète Mohammed par exemple.

[33] Par exemple, CHAARANY, El-mîzân el-kubrâ, partie 1, Beyrouth, Edition Dar el-kutub el-‘ilmiyya, 1998, p. 4 ; édition authentifiée par Abdelwarith Mohamed Ali.

[34] CHAARANY, op. cit., p. 6.

[35] Juwaïny a utilisé ce terme en disant que c’est grâce à la transmission des Compagnons que nous avons pû recevoir la sharia, dans le sens des enseignements scripturaires (Coran et Sunna) ; voir Borhân, t. 1, §572, p.406.

[36] IBN-QAYYEM, I’lâm el-muwaq-qi’îne, t. 4, p. 375.

[37] RAZY, Mahsûl, t. 3, p. 274.

[38] IBN-TAÏMYA, El-ihtijâjou bi el-qadar, p. 21.

[39] Ibid. p. 20.

[40] IBN-TAÎMYA, Majmu’atu el-fatâwâ, t. 17, partie 35, p. 231. Dans un passage, il fait remarquer que sa catégorisation de la sharia est liée à son époque (fî hâdha ez-zamân) : ibid., t. 6, partie 11, p. 235.

[41] On peut y ajouter dans la même logique les variantes du Coran considérées comme irrégulières (al-qirâ’ât-s ach-châdh-dha).

[42] Oubaïdoullah b. Masoûd EL-BUKHÂRÎ, ibid., partie 1, p. 11.

[43] IBN-KHALDÛN, Kitâbou el-‘ibar, t. 1, Beyrouth, Edition Dâr el-koutoub el-‘ilmiyya, 1992, p. 516 ; édition en 7 volumes.

[44] Ce terme revient dans le Coran vingt fois, notamment : 17, 44 ; 11, 91 ; 20, 28 ; 4, 78 ; 6, 65.

[45] A l’origine ce mot signifiait la compréhension et la connaissance (al-fahm) qui va au-delà d’un simple savoir et cumul d’informations. Le terme fiqh utilisé dans le Coran renvoie à ce sens : le fait de comprendre et aller vers la profondeur des choses quel que soit le domaine de la connaissance. Puis ce terme fut réservé par les savants musulmans au seul domaine du savoir canonique, c’est-à-dire à l’ensemble de lois légales fixes (al-ahkâm ach-char’iyya ath-thâbita) relatives aux comportements d’individus responsables et majeurs (al-mukallafûn) telles que le devoir (al-wujûb), la prohibition (al-hadhr), la permission (al-ibâha), la recommandation (an-nadb), le déconseillé (al-karâha), la validité ou la nullité des contrats, la validité des pratiques cultuelles… (voir GHAZÂLI, Al-mustafâ, p. 5). Alors que le canoniste s’occupe de la connaissance de la loi, le principologue s’intéresse aux règles et principes générateurs de ces lois (Ibid. p. 6).

[46] Je ne suis pas contre cette appellation, au contraire ! Il y a un islam de France dans son aspect religieux quant aux choix canoniques, et un islam de France dans sa spécificité culturelle.

[47] El-Awzâ’i n’intègre pas cette pratique dans le domaine du culte mais dans celui de la morale et du droit, (voir Rahmatu el-‘umma fî ikhtilâfi el-‘umma de Mohammad b. ABDURRAHMÂN, Beyrouth, Edition Dâr el-kutub el-‘ilmiyya, 1987, p. 72). J’ai tendance à lui donner raison.

[48] L’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 stipule : » la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». l’article 31 de la même loi prévoit le délit d’atteinte à la liberté de conscience dans l’ordre religieux en punissant « ceux qui par voie de fait, violence ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte ».

[49] Règle établie par Chaféi. Voir Ghamzou ‘ouyoûn el basâ’ir d’Ahmad b. Mohammad el-hamawy, commentaire de Al-achbâhou wa en-nadhâr’ir d’Ibn-Najîm, t. 1, § 91, p. 223.

[50] Il existe une règle canonique qui dit :  « le changement des lois en fonction des époques est admis (lâ yunkaru taghayyuru el-ahkâm bi taghayyuri el-azmân) ». le mot lois ici (al-ahkâm –plur. hukm) dans son absolu, est impropre. En réalité cette règle sous-tend les lois qui sont formulées en fonction des coutumes (al-‘urf) ou à l’aide d’autres règles principologiques. Celle-ci est l’origine d’un ensemble de lois et de fatwas. Nous comprenons alors que le mot ahkâm dans cette règle signifie en réalité fatwas (voir Ali Ahmad NADAWY, El-qawâ‘id el-fiqhiyya, Damas, Edition Dar el-qalam, 1991 (1412), p. 123, édition préfacée par Moustafa ez-zarka). D’autres ont interprété le changement évoqué dans la règle par l’invention de nouvelles lois, qui n’existaient pas auparavant en fonction du besoin, comme l’a stipulé le cinquième calife, Omar Ibn-Abdulazîz (voir Ahmad ZARQÂ, Charh el-qawa’id el-fiqhiyya, 38e règle, Beyrouth, Edition Dâr el-gharb el-islâmy, 1e éd., 1983 (1403), p.174 ; édition préfacée par Mustafa Zarka et Adulfattah Abou-Ghoudda).

[51] Nous avons déjà fait remarqué que malgré l’approche autocentrée sur les Textes, les fuqâha, en formulant nombre delois (ahkâm fikhiyya), y ont inclus plus ou moins explicitement, les données culturelles de leur temps. Tout faqîh quelle que soit sont objectivité, ne peut échapper à la pression de la mentalité et de la culture de son milieu.

[52] Ibn-Qayyem AL-JAWZIYA a développé ce principe en 56 pages, I‘lâm el-muwaqqi‘îne, t. 3, p. 14- 70.

[53] Le sens de l’énoncé du hadith est le suivant : « N’anticipez pas les problèmes (canoniques ou théologiques). Il sera toujours parmi vous celui (Mufti) qui sera éclairé, inspiré, pour formuler la réponse (fatwa) juste et adéquate. Mais si vous vous engagez à anticiper des questions –théoriques- cela vous amènerait à la discorde et à l’égarement». Darâmy via Wahb b. Amroe AL-JOUMAHY, Ounan ad-Dâramy, t.1, Edition Dâr ihyâ’oou as-sounna an-nabawiyya, sans date, p. 49 ; édition imprimée à l’initiative et sous la direction de Mohammad Ahmad Dahmân.

[54] IBN-MANDHOÛR, Liçân al-‘arab, t. 15, p. 147.

[55] Ibid., p. 148.

[56] An-nawâzîl : plur. nâzîla c’est-à-dire les questions qui surgissent. Les canonistes les classent en deux sortes : an-nawâzil al kubrâ (les question liées à la situation de toute une communauté, telle que la question de la légitimité de notre situation en « terre laïque) et an-nawâzîl as-sughrâ (généralement des questions liées à des situations ponctuelles ou individuelles ; dans notre situation les questions normatives cultuelles et morales subordonnées à notre présence en Europe).

[57] Il n’est pas donné à n’importe qui d’argumenter scripturairement son avis. Il est regrettable de voir des gens utiliser à tort et à travers des versets et des hadiths sans aucune formation canonique, principologique ni même connaissance de la langue arabe classique, ce qui est indispensable !

[58] ABOU-NAÏM, Al-hilya,t.1, p. 279, biographie n° 42.

[59] AL-QARÂFY, Al-furuk, Beyrouth, ‘Alam al-ktub, sans date ; spécialement « Qâ’îdatou et-tafdîl », t. 1, 2e partie, p. 211-229.

[60] Voir aussi le très intéressant commentaire d’Ibn-Chât, Anwâr el-bouroûq.

[61] IBN-QAYYEM, I’lâm el-muwaqqi‘îne, t. 3, Beyrouth, Edition Dar el-koutoub el-‘ilmiyya, 1996 (1417), p. 12-13 ; édition authentifiée par Mohammed Abdussalâm Ibrâhim.

[62] Cette dérogation a été donnée à l’occasion de la fête du sacrifice. Abu Borda n’a trouvé qu’un antenais (agneau ou agnelle très jeune, né l’année précédente, inapte pour la reproduction) pour le sacrifier à l’occasion de la fête du sacrifice. BUKHÂRÎ via El-Bara b. Azeb, t. 11, K. 73, B. 8, n°5556-7, p. 127.

[63] Ibid., n°5555, p. 123. Nous n’avons aucune idée de la chronologie de ces deux hadiths (celui d’Abu-Borda et d’Oqba). La version de Baïhaqy est plus explicite. Le Prophète a dit à Uqba comme il l’a dit à Abu-Borda avec des termes légèrement différents :  « Il est une dérogation pour toi mais pas pour un autre ». Baïhaqy commente : « Si le hadith est confirmé, c’est que le Prophète a renouvelé cette dérogation » (BAÏHAQY, Sunan el-kubra, t. 9, Beyrouth, Edition Dar el-fikr, sans date, p. 270.

[64] Ceci nous est inspiré par le verset coranique dans lequel il est demandé aux musulmans de réaliser la piété au maximum comme il sied à la grandeur de Dieu. Coran (1, 102).

[65] Elle est établie par le verset qui nous demande une piété (religiosité) dans la mesure de notre possible. Coran (16, 64).

[66] IBN-QAYYEM, op. cit. ci-dessus note 29, t. 4, p. 204.

[67] Voir IBN-RAJAB, Jâmi’ el-ulûm, 1e partie, 2e éd., Beyrouth, Edition Mu’assassatu ar-risâla, 1991 (1412), p. 283-284 ; édition révisée et authentifiée par Chouaïbe El-Arna’ut et Ibrahim Bagesse.

[68] NAWAWI, al-arb‘îne an-nawawiyya, hadith n° 27, rapporté par Ahmed et Ad-Dâramî via Wâbisa.

[69] IBN-TAÏMYA, Majmou’atou el-fatâwy, t.10, partie 20, p. 35-36

[70] Coran (5, 91).

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