L’ambition générale reste surtout celle d’amorcer une nouvelle orientation et un nouvel élan, qui demandent à être continués et complétés par une élite qui veut, avec probité intellectuelle et morale, contribuer à ce chantier de refonte et de refondation de la pensée et de l’agir musulmans dans tous leurs aspects (théologique, canonique, éthique, mystique, philosophique, esthétique…).
L’édifice de cette entreprise passe par une doctrine qui intègre une « épistémologie de l’instant » fondée, entre autres, sur une « théologie de la révélation » qui considère que le tout est donné dès les commencements. Les choses existaient déjà dans le savoir et le plan du Créateur, mais se révèlent à nous par fragments, d’évènements et de savoirs, dans des fractions temporelles. Des instants. Selon cette perception de l’esprit, le présent se présente comme une condensation du temps : un futur déjà passé et un instant qui se confondrait avec l’éternité. Cette vision fondamentalement théologico-mystique permet de se libérer de l’illusion de l’écoulement du temps et d’être ainsi paradoxalement phénoménologiquement décalé et oblique pour mieux percevoir et apercevoir les choses, leur réel et leur vérité. Et c’est peut-être dans ce sens, entre autres, que les soufies appellent le cheminant (as-sâlik) à être complètement fils de l’instant. Tout en étant dans l’opacité et la pesanteur du présent temporel par les lois physique et biologique du corps, il est invité à en délivrer son âme par des lois spirituelles pour entrer dans la subtilité de l’apesanteur de l’éternité. Un forme de mort avant la mort, ou plutôt une vie après la vie.
Trêve d’incursion mystique, notre lecteur comprendra dès lors que notre théologie de l’Histoire, du temps ou de l’instant s’inscrit en faux par rapport à une vision dominante, celle d’une Histoire linéaire et qui serait de surcroît normative. Or l’Histoire ne pourrait en aucun cas être notre code, notre sharia, encore moins une Histoire canonisée ou Sainte. Les sources scripturaires ne donnent aucune chance légitimatrice à ce régime théologique de l’Histoire.
Pourquoi évoquons-nous cet aspect ? Parce qu’il y a deux visions antagonistes et erronées de l’Histoire qui pèsent sur la conscience collective musulmane. J’utiliserais ici pour les expliquer deux notions ricoeuriennes, celle de l’idéologie (liée au passé) et de l’utopie (liée au futur). L’idéologique, ici, étant tournée obstinément vers un passé musulman victorieux ; l’utopique, elle, est plutôt obnubilée par un futur eschatologique messianique. La première cherche à restaurer en vain une gloire musulmane perdue. Une vision qui remonte archéologiquement à une fausse théologie, celle qui laisserait entendre que l’état d’Adam et d’Eve était meilleur avant leur chute qu’après. Ce que le Coran dément. Le Paradis promis n’a jamais été perdu, il reste à trouver. Il est devant nous, voire ici et maintenant, comme le soulignait un Ibn-Taïmiya, quand il évoquait ses jouissances et extases mystiques (ahwâl-s).
C’est aussi cette vision d’un passé idéalisé qui contribue indirectement au sentiment de culpabilité de n’avoir pas vécu à l’époque du Prophète, comme si notre situation contemporaine était une condition impure et souillée. Une sorte de péché originel à la musulmane. Cette vision a infiltré subrepticement l’herméneutique musulmane et ses implications pratiques au plus haut point. Au lieu de reproduire l’esprit des Textes pour répondre à notre condition contemporaine, elle cherche à reproduire le contexte historique originel du moment coranique mythifié, comme condition préalable à une pratique intégrale et authentique des commandements des sources scripturaires. Le centre de gravité de la pensée religieuse n’étant plus le message du Coran mais son histoire et son anthropologie, son corps et non pas son âme, sa lettre et non pas son esprit.
Cette vision de la vérité musulmane laissée derrière, donne l’impression que le « monde musulman » est embarqué dans un véhicule, dont le rétroviseur est plus grand que le pare-brise. Il n’est donc pas surprenant de constater les multiples accidents existentiels et les virages historiques ratés de ce qui reste encore de la civilisation arabo-musulmane.
Il faut donc bannir une fois pour toutes ces formules creuses toutes faites comme l’idée qu’avant c’était mieux, et d’oser penser que ce bon vieux temps est peut-être maintenant.
Notre théologie réfute avec la même conviction une certaine utopie, attirée obsessionnellement autant par l’avènement d’une eschatologique attendue passivement, que par un messianisme orgueilleux qui aurait pris en charge d’exécuter la volonté de Dieu, même par la coercition s’il le fallait, afin de faire advenir les prophéties annoncées par les Textes. Des promesses qui seraient entendues comme des injonctions à accomplir en direction d’une Histoire qui, elle, serait mécaniquement linéaire. Selon cette logique ce qui est promis doit être conquis, et ce par n’importe quel moyen.
Ces deux attitudes opposées par rapport à une Histoire normative plongent la pensée collective musulmane dans une violence et une souffrance qui aveuglent l’esprit. Elles mettent la conscience musulmane dans un déchirement entre un passé exagérément glorifié et un futur mirage qui promettrait une revanche de Dieu, comme si Dieu avait un problème avec sa créature, et qu’il avait une revanche à prendre sur elle. Piètre vision théologique de Dieu ! Ces deux perceptions de l’Histoire relèvent en dernière (psych)analyse d’une diversion, pour ne pas dire sur subversion, pour ne pas assumer le réel, l’instant présent. Une fuite. Une défaite. Un suicide.
À ce titre, nous sommes véritablement confronté à toute une armée de prédicateurs et de penseurs musulmans qui organisent inconsciemment une sortie de l’islam de l’Histoire. Dans les deux cas, nostalgie d’un Paradis perdu ou attente eschatologique passive ou active, il s’agit d’une théorisation qui prône un islam extra-mondain dont le fondement serait une théologie du tragique et de l’auto-exclusion. Et nous sommes alors en droit de croire que s’il y a véritablement un complot contre l’islam et les musulmans, c’est bien celui-là. Et il est l’œuvre de musulmans eux-mêmes, et non des moindres.