Elle a une portée nationale française. Elle est élaborée en fonction de ce que j’appellerais la pratique moyenne nationale française, voire européenne par extension, qui prend en considération le niveau réel de religiosité de la communauté dans son ensemble. À chaque époque, à chaque contexte, le canoniste se représente a priori une orthopraxie moyenne autour de laquelle il construit sa lecture de la sharia. Cet a priori n’est pas subjectif, mais basé sur une étude, la plus objective possible. Ceci postule une connaissance de la philosophie et des fondements sur lesquels repose la sharia ainsi que de la réalité sociologique de la pratique réelle des musulmans. Le niveau moyen de la pratique de la communauté évolue selon son niveau de connaissance religieuse répondue, selon le temps, les coutumes et les contraintes. En effet, Hudaïfa, Compagnon rapproché du Prophète a constaté que déjà à l’époque de la deuxième génération de l’islam, le niveau des pratique a changé. Il avait fait la remarque suivante : « Du vivant du Prophète nous -Compagnons- évitions certaines paroles qui renvoyaient celui qui les prononçait au rang des hypocrites (al-munâfiqûn), maintenant -tellement banalisées- je les entends de la bouche de certains d’entre vous -Successeurs- quatre fois en une seule rencontre »[1]. Cette remarque de Hudaïfa nous donne un indice sur le niveau moral qui a changé en l’espace d’une génération et que la rapport à la faute a changé.
Ce que je veux expliquer ici, c’est qu’il y a un seuil ou un niveau moyen de pratique religieuse pour chaque époque et pour chaque société. Autrement dit, une faute morale grave (kabîra) dans une culture donnée, peut devenir vénielle (saghîra) dans une autre. Il revient au mufti de le déterminer, à condition qu’il soit lui-même sociologiquement intégré dans la culture dans laquelle il est amené à parler de la sharia. Il ne s’agit pas de justifier, encore moins d’encourager les musulmans à un quelconque relâchement moral ou cultuel à outrance. Nous remarquons tout simplement qu’il existe une forme de religiosité minimum nécessaire pour une communauté musulmane donnée dans des circonstances données. La fatwa commune devra à ce titre énoncer un ensemble de devoirs islamiques qui constituent ce quantum minimum au-dessous duquel nous ne pouvons descendre sans manquer à notre devoir religieux dans notre contexte, dans l’espace européen et français en particulier.
La fatwa, produit de cette démarche, peut être admise comme une loi (hukm), règle ou principe normatif, à caractère adaptatif ou/et à conséquence revendicative d’un droit à une visibilité légitime. Elle cherche à désigner une pratique possible qui s’inscrit dans le cadre juridique théorique français. Elle concerne les musulmans qui veulent vivre dans la légalité par rapport à leur religion, autrement dit ceux qui ont fait le choix de se conformer à la sharia. Rappelons que cette catégorie de musulmans est une minorité dans la minorité. La majorité des musulmans négligent beaucoup d’enseignements cultuels et moraux essentiels de l’islam -à cause de leur relâchements et négligence ou de leur ignorance tout simplement- dont la mise en pratique est pourtant possible humainement, socialement… tels que les cinq prières par exemple. Soulignons qu’à ce niveau d’approche canonique il ne revient pas au travail du canoniste d’avoir un style d’exhortation à cette pratique, c’est le prédicateur (dâ‘iyya) qui doit le faire en respectant l’art, la pédagogie et les règles de la prédication qui elles aussi doivent être en rapport avec la situation et la réalité de la communauté musulmane de France. Nombre de règles ne doivent pas échapper à notre intelligence lors de la formulation des fatwas communes, car il y a toujours un risque de malentendu, de déformation, voire de manipulation ou de perversion de ce type de fatwa.
Aussi, serait-il périlleux de confondre les degrés des impératifs et donc la valeur canonique de chaque pratique musulmane. Dans son ouvrage Al-furûq, le malikite Al-Qarâfy[2] a établi un ensemble de règles relatives à la « prévalence canonique » (at-tarjîh) des pratiques religieuses les unes par rapport aux autres[3]. Ce sont les critères liés à notre situation laïque qui nous permettront d’établir justement un barème adapté à notre pratique effective, en faisant prévaloir canoniquement certaines pratiques sur d’autres. Si l’ordre des priorités canoniques (al-awlawiyyât echar’iyya) a un lien avec une certaine hiérarchisation des lois procédant des sources (Coran, sunna, ijmâ’, analogie…), l’évaluation canonique (fiqh al-muwâzana),elle, est tournée plutôt vers les conséquences de l’application de ces lois ou fatwas. Elle vise à en minimiser les inconvénients, les contraintes et les perversions (al-mafâsid) et à en optimiser les avantages (al-masâlih). Peser la valeur des pratiques en fonction des situations et estimer les avantages et les contraintes qu’elles pourraient engendrer sont des procédés canoniques indispensables pour notre situation.
N’ayant pas compris la portée d’une fatwa prohibitive, certains peuvent effectivement s’y conformer mais pour aller vers un produit ou adopter un comportement encore plus interdit. Pour éviter des comportements désorientés, Ibn-El-Qayem a mis en garde tout mufti qui formule une fatwa interdisant quelque chose sans proposer aux gens une alternative ou une commutation [4]. La sharia n’interdit pas une chose nécessaire et indispensable aux gens ou un comportement, sans proposer de substitution.
Aussi le mufti doit-il être capable de connaître la marge de manœuvre que lui permet le droit français, d’être informé aussi sur les interprétations du droit afin que sa fatwa ne soit pas instrumentalisée dans le sens de troubler l’ordre public juridiquement établi. Elle doit s’inscrire dans le cadre du droit français. À ce niveau de connaissance du droit français, le mufti doit tenir compte du déplacement de la légalité en France et de son alignement sur un droit européen en cours de formalisation, et donc ses fatwas doivent prévoir une certaine mobilité dans ce sens.
Il faudrait rappeler que le souci d’une orthopraxie minimaliste doit être la règle. En effet, toute codification excessive ou énonciation massive de fatwas risque d’armer la résistance, chez la communauté, à toute autorité canonique même sincère et bienfaisante. La multiplication ou l’inflation normative énerverait la pratique musulmane qui se répercuterait sur cette même autorité canonique qui se verrait réduite finalement à l’impuissance. Or, un minimum d’autorité canonique est indispensable à la vie religieuse et à l’organisation de la communauté, sinon c’est l’anarchie canonique et le chaos religieux qui prendront place. Il vaut donc mieux pour cette autorité canonique (muftis) laisser des règles, des normes dans le vague où elles conserveront une valeur uniquement persuasive, où elles constitueront des repères intellectuels, spirituels et psychologiques, plutôt que de les composer par des analyses et détails canoniques qui ne serviraient à rien, sinon à perturber les esprits des musulmans en quête de stabilité. La sharia doit alors exclure de ses formulations normatives tout ce qui parasiterait la vie des musulmans et handicaperait leur intégration. Il ne faut en aucun cas les saturer de normes et de codifications, ce que d’aucuns malheureusement aiment à faire, car cela pourrait même perturber leur foi. Ce qui le contraire de l’objectif de la sharia qui doit rapprocher le musulman de son Dieu et pas l’en éloigner.
[1] ABOU-NAÏM, Al-hilya,t.1, p. 279, biographie n° 42.
[2] AL-QARÂFY, Al-furuk, Beyrouth, ‘Alam al-ktub, sans date ; spécialement « Qâ’îdatou et-tafdîl », t. 1, 2e partie, p. 211-229.
[3] Voir aussi le très intéressant commentaire d’Ibn-Chât, Anwâr el-bouroûq.
[4] IBN-QAYYEM, I’lâm el-muwaqqi‘îne, t. 3, Beyrouth, Edition Dar el-koutoub el-‘ilmiyya, 1996 (1417), p. 12-13 ; édition authentifiée par Mohammed Abdussalâm Ibrâhim.
Tareq Oubrou –Extrait de «SHARIA DE MINORITÉ» : RÉFLEXION POUR UNE INTÉGRATION CANONIQUE DE L’ISLAM EN « TERRE LAÏQUE » – 2003