samedi, novembre 23 2024

Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grandes personnalités sur une crise déjà entrée dans l’Histoire. Aujourd’hui, entretien exceptionnel avec les représentants des trois religions monothéistes… Regards croisés de Haïm Korsia, grand rabbin de France, Mgr Eric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des Évêques de France, archevêque de Reims, Tareq Oubrou, grand imam de Bordeaux. Si chacun utilise ses mots et ses références, tous sont porteurs du même espoir, celui de voir à l’issue de cette crise une société plus solidaire, plus forte et plus humble. Des propos pleins de sagesse et d’optimisme…

Le 03 avr 2020
Par Rebecca Fitoussi

Comment vit-on une période aussi troublée lorsque l’on croit en Dieu ? Avec crainte ? Avec fatalisme ? Avec espoir ?

Haïm Korsia : Si on croit en Dieu, par nature, on est toujours plein d’espoir. Ce n’est pas une question de vivre bien ou mal les choses, ce qui importe, c’est ce qu’il y a après. Ce temps de confinement est finalement une occasion de penser à ce qui est important ou pas dans notre vie, une occasion de rééquilibrer les choses et de ce point de vue, c’est aussi une espérance. Je vois des gens qui sont malheureux d’être chez eux, c’est vrai que c’est difficile de quitter toute sa vie extérieure, mais se retrouver avec sa famille est-ce si malheureux ? Si oui, alors il faut se poser des questions. L’essentiel, c’est de retrouver l’essence de la vie qu’est la joie. La vie c’est toujours une espérance, c’est quelque chose qu’on construit. Que l’on construise dans certaines conditions ou dans d’autres conditions, c’est toujours un futur à construire.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : On essaie de vivre cette période dans la paix. En tant que croyants, on pense que la vie ne se limite pas à la vie terrestre, on sait que la mort appartient à la vie. Il faut à la fois se battre contre la maladie et faire ce qu’il y a à faire pour limiter la contagion. Personnellement j’essaie de tirer profit de ce que le confinement nous offre, c’est-à-dire un rythme plus lent, une attention plus importante aux autres en se téléphonant, davantage de temps pour la prière, pour la méditation et pour la réflexion. Finalement l’épidémie nous rapproche de la mort et elle est aussi un avertissement de plus sur le fait qu’il y ait des choses à changer dans notre mode de vie. Mais on le sait depuis longtemps.

Tareq Oubrou : C’est une épreuve de la vie. En tant que croyants, nous pensons que la vie est une succession d’épreuves. C’est le risque de l’existence, les imprévus, ce qu’on appelle le destin. Il n’y a pas de linéarité, on ne connaît pas le futur et on est toujours surpris par la réalité qui nous révèle à nous-même, à nos fragilités, à notre vulnérabilité. Et toute épreuve porte des enseignements au niveau moral, éthique, politique, économique. L’homme a toujours su convertir les épreuves à son avantage. C’est grâce aux catastrophes que l’humanité s’est construit une force. C’est ce qu’on appelle la force de la fragilité. C’est dans cette vulnérabilité de l’être humain que réside sa force. C’est une perception métaphysique positive et optimiste de l’existence. Le propre de la foi, c’est de donner de l’optimisme qui permet de faire face à l’épreuve. Il n’y a pas de fatalisme passif, il y a un fatalisme actif, c’est-à-dire qu’on accepte la situation pas pour l’approuver mais pour la transformer.

Diriez‐vous que la foi vous aide à mieux appréhender cette épreuve ?

Haïm Korsia : Pas à mieux l’appréhender, non. Je pense qu’il y a une transcendance républicaine. La question est de savoir comment on décide ensemble de vivre quelque chose qui nous relie même si on n’est pas physiquement dans le même espace physique. Nous sommes dans un espace commun qu’est l’espérance de la République. Au-delà des religions des uns et des autres, qui sont différentes ou qui sont absentes, c’est la capacité à faire vivre dans le même espace les gens qui ne croient pas de la même façon ; et ce qui est le plus important, c’est que la foi des uns ne soit pas en opposition avec la foi des autres, donc que l’espérance qui est la mienne ne soit pas en opposition avec celle de mes concitoyens. C’est le principe même de cette réflexion sur ce que nous voulons faire. En fait, on s’est rendu compte de quelque chose d’extraordinaire : c’est qu’on a besoin des autres pour vivre.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : La foi permet de vivre dans une certaine paix, ce qui n’empêche pas la peur, notamment quand on est pris par la maladie ou l’inquiétude quand on a un proche qui est touché. Mais elle nous aide à vivre les conditions différentes de la vie d’une manière positive. La vie aujourd’hui n’est plus remplie d’activités, elle n’est plus remplie de rencontres, elle n’est plus remplie de courses, de consommation, et il me semble que les croyants, de quelque religion qu’ils soient, ont des ressources pour vivre cela, parce que nous savons bien que la vérité de la vie humaine se vit dans la profondeur de chacun, dans le service du prochain et que tout cela peut aussi se vivre dans le confinement. 

Tareq Oubrou : Le propre de la foi, c’est la sérénité. C’est de donner la force pour exister. La foi doit « désangoisser » le croyant. Foi et angoisse sont antinomiques. La foi est une valeur ajoutée, c’est une thérapie de l’âme, elle donne une force intérieure qui permet de garder la lucidité, une forme de rationalité devant les événements, de s’en remettre à la volonté absolue de Dieu tout en prenant sa part de responsabilité dans son propre destin. La foi n’inhibe pas, au contraire, c’est un moteur de l’action. Sans foi, il n’y a pas d’action. Et cette foi peut être religieuse, comme elle peut être laïque. L’être humain procède par conviction, par foi. Donc il y a un aspect universel de la foi quel que soit le contenu de cette foi. Par exemple, le fait d’être confiné, c’est une action solidaire, c’est un acte religieux, c’est un acte spirituel, c’est un moment de solidarité. Une solidarité passive parce qu’on met à l’abri de la contamination les plus vulnérables d’entre nous.

Qu’est-ce que cette épreuve vous apprend sur l’humanité ? Cela nous rappelle à quel point l’homme est petit ? A quel point nous devons rester modestes ? A quel point la vie est précieuse ?

Haïm Korsia : Toutes les réflexions que vous soulignez sont justes, mais il y en a une qui les transcende toutes, c’est que finalement, on a beau reprocher tout ce qu’on veut à l’humanité, au capitalisme, à nos sociétés mercantiles… Etc… Et bien, quand il a fallu choisir entre le PIB et la santé, on a fait le choix collectif de la santé, un choix mondial. Mondial et collectif ! Je trouve que c’est un signe formidable.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : Cette épreuve nous rappelle que l’humanité est une. Et cela, les chrétiens, mais aussi les juifs et les musulmans le savent, il n’y a qu’une seule humanité parce qu’il n’y a qu’un seul créateur. L’épidémie nous fait justement éprouver que nous ne sommes qu’une seule humanité et que nous ne pouvons pas vivre tous seuls dans notre île et laisser les autres se débrouiller comme ils peuvent. D’autre part, cela nous rappelle que l’humanité est aussi très forte. La médecine permet par exemple de lutter contre la maladie. Et c’est parce que nos sociétés sont très organisées que nous pouvons nous imposer ce confinement et répandre des consignes très rapidement.

« Cette épreuve nous montre à la fois la force de notre humanité et sa vulnérabilité. »

Mais nous, croyants, nous ne le vivons pas comme un manque seulement, nous le vivons aussi avec l’idée que la vie est un don, qu’elle est précieuse. Être vivant, ce n’est pas seulement posséder, consommer, fabriquer, produire… C’est plutôt aimer, être aimé, servir, s’émerveiller de la délicatesse et du dévouement des autres.

Tareq Oubrou : Le propre de l’homme, c’est la vulnérabilité, parfois il l’oublie et les événements viennent le lui rappeler. La toute-puissance est toujours contredite par les événements. Mais cette vulnérabilité n’est pas péjorative. Il s’agit de la transformer à notre avantage. Par exemple cet événement nous apprend que la délocalisation de l’économie a des aspects négatifs. A nous d’en tirer les leçons ! Peut-être faut-il une solidarité et une économie de proximité. Au lieu d’aller chercher des pommes de terre en Chine, pourquoi ne pas les cultiver chez nous ? [rires] C’est le bon sens en vérité, cette épidémie nous renvoie au bon sens.

Dans certaines communautés religieuses, on perçoit cette épreuve comme un châtiment divin, c’est difficilement audible pour ceux qui ne croient pas en Dieu, peut-être même pour ceux qui y croient… Qu’en pensez‐vous ?

Haïm Korsia : Il n’y a pas de châtiment si par nature on nous demande de nous enfermer. Il y a un verset dans la Torah (livre d’Isaïe chapitre 26, verset 20) qui nous dit : « Enfermez-vous mon peuple dans vos maisons, restez un moment, le temps que la colère passe ». Celui qui veut, il trouve tout dans la Bible, mais ce qui est certain, c’est qu’on y trouve l’espérance humaine.

« Enfermé ou pas enfermé, ce qui compte, c’est le monde que l’on construira demain. »

J’ai le sentiment que se projeter dans le « demain », c’est y penser dès maintenant. Avant cette période de pandémie, j’ai écrit un livre qui s’appelle « Réinventer les aurores », et j’y explique que le modèle pour moi, c’est le CNR, le Conseil National de la Résistance. C’est en pleine guerre, en plein milieu des combats, au 13 rue du Four, Paris 6ème arrondissement, que ce CNR se réunit, pas seulement pour unifier la résistance, mais pour penser le lendemain. C’est ce qu’il faut qu’on fasse. Dans nos confinements, il faut qu’on soit capable de rêver un monde d’après qui soit un monde de fraternité. Parce que ce qui nous manque le plus, c’est cela. Ceux qui voient un châtiment perçoivent peut-être qu’eux-mêmes mériteraient ce châtiment. Je trouve scandaleux de dire « il est frappé, bien fait pour lui ! ». A la limite ce qu’on pourrait se dire c’est « si je suis frappé, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela », mais pas projeter sa responsabilité sur les autres.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : Toute l’histoire biblique aboutit à la conviction que Dieu ne châtie pas comme ça les gens en masse, cela n’a pas beaucoup de sens. En revanche, Dieu permet qu’il y ait des avertissements. Ce sont plutôt des signaux qui nous sont donnés pour nous indiquer que nous sommes sur de mauvaises pistes, qu’il y a des choses à redresser dans notre manière de vivre, soit individuelles soit collectives. Jésus reprend par exemple la phrase d’un prophète qui nous précède de beaucoup dans l’écriture sainte juive : « Ce n’est pas la mort du pécheur que je désire mais qu’il se convertisse et qu’il vive ». Donc c’est toujours un appel à mieux vivre.

Tareq Oubrou : C’est une erreur théologique catastrophique ! Le châtiment et les récompenses, c’est dans l’au-delà, pas ici-bas. Le Coran parle d’une vie dans l’épreuve, il n’y a pas de châtiment de Dieu dans ce bas-monde. Il n’y a pas de rétribution, pas de bénédiction ni de malédiction dans ce bas-monde. Il y a uniquement des épreuves. Les catastrophes sont des épreuves, pas des châtiments. Personne ne peut pénétrer les volontés ultimes de Dieu. Il faut rester modeste. Il n’y a pas d’automatisme entre le péché et la sanction divine. La preuve, c’est qu’il y a des pays prospères qui ne sont pas touchés, ce sont au contraire les plus vulnérables qui payent la facture des catastrophes généralement. Est-ce que Dieu punit les plus pauvres, les plus démunis, les plus fragiles ? Il y a un paradoxe dans cette lecture qui relie catastrophe et châtiment divin. Ça, c’est une superstition, ce n’est pas une croyance !

Les faits résumés dans la presse et notamment dans un article de L’Opinion montrent que les rassemblements religieux ont amplifié la propagation du coronavirus… Y a-t-il eu un manque d’anticipation ? Aurait-il fallu interdire les rassemblements plus tôt ?

Haïm Korsia : Non, on a tout respecté, et on a même anticipé sur toutes les décisions du gouvernement. Quand le gouvernement autorisait les cultes jusqu’à 100 personnes, je les ai limités à 50. Quand le gouvernement est passé à 20, mois je suis passé à 15. Dès mon déplacement à Villeurbanne le week-end du 6 mars, j’ai mis en place l’interdiction de se serrer la main ou de s’embrasser dans les synagogues et j’ai demandé d’utiliser du gel hydroalcoolique en permanence. Cette nécessité de protéger les autres et de se protéger, elle était déjà à l’esprit des responsables communautaires. Est-ce qu’on aurait pu faire mieux ou différemment ? Je ne sais pas. Mais j’ai le sentiment que c’est une grande leçon, et la Bible le dit, sur le fait qu’il n’y ait pas de raison que l’épidémie ne frappe pas de la même façon tout le monde. Il faut juste se protéger, faire attention. C’est le verset dont je vous parlais tout à l’heure : lorsqu’il y a une épidémie, il faut s’enfermer chez soi. Vous voyez que le confinement n’est pas nouveau. C’est la réalité de la vie depuis que l’humanité est humanité.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : Les rassemblements religieux, ce n’est pas plus que d’aller au cinéma, au théâtre, au restaurant. Le dimanche qui a précédé le confinement, ce qui a fait peur au Premier Ministre, ce ne sont pas les rassemblements religieux, ce sont les gens qui se promenaient sur les bords de la Seine ou qui s’allongeaient dans les parcs. Peut-être aurait-il fallu interrompre tout rassemblement un peu plus tôt. On n’a pas pris tout à fait au sérieux ce qui se passait en Italie et on a tardé à mettre en œuvre les mêmes mesures que les Italiens. Il y a le cas bien spécifique de Mulhouse, mais en fait il y a eu des messes comme il y a eu des gens au restaurant, dans les parcs, comme il y a eu des gens dans les salles de sport.

Tareq Oubrou : On découvre au fil du temps la nature de ce virus. Il faut rester modeste. On ne peut pas juger le politique sur une incertitude. Donc on évolue, le politique évolue, sa stratégie sanitaire évolue… Tout cela évolue en fonction des données scientifiques. On ne peut pas refaire l’histoire.

Tous les rassemblements religieux sont-ils désormais strictement arrêtés ? Y compris pour des fêtes importantes ? Dites‐vous à tous vos fidèles de ne plus se réunir ? Certains seront seuls pour les fêtes, que leur dites‐vous ?

Haïm Korsia : On n’est jamais seul quand quelqu’un pense à vous. Et je le martèle, je le dis très fermement, c’est très dangereux de se réunir. Si on se confine pendant deux semaines pour se « déconfiner » à Pâques, on brise complètement le principe de protection des autres. On ne sait pas comment interagit ce virus, donc on respecte les règles absolues données par le gouvernement. Mais croyez-moi, même quand le confinement sera terminé, les rapports entre les personnes ne seront plus jamais les mêmes, plus jamais ! On ne serrera plus les mains de quelqu’un, on n’embrassera plus quelqu’un d’une manière insouciante. Ce sera une grande transformation sociale.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : Nous essayons de tout organiser pour que les gens puissent suivre le plus possible les célébrations des jours saints et notamment Pâques. Nous avons la chance de vivre une époque où il y a des moyens de diffusion par la radio, la télévision et les réseaux sociaux. Il est clair que tout le monde n’y a pas accès. Dans ma région, la Marne et les Ardennes, il y a quelques zones blanches, qui n’ont pas complètement accès à internet, donc nous tâchons de diffuser les messages par le biais des boites aux lettres en prenant toutes les précautions nécessaires. Malheureusement, on ne peut pas complètement contrôler tout ce qui se fera. Il se fera de belles choses et puis il y aura des gens qu’on ne pourra pas atteindre, mais on fait tout ce qu’on peut pour essayer de les rejoindre. Ce sera à chaque chrétien de faire attention à son entourage.

Tareq Oubrou : Moi je dis toujours : si les lieux de cultes sont fermés, la porte du ciel est toujours ouverte. On n’a pas besoin d’un espace pour vivre la solidarité, la spiritualité, ou le culte. On s’adapte à la situation. Nous gardons cette dimension verticale qui la transcendance, combinée à une dimension horizontale qui est la solidarité. On peut complètement vivre sa spiritualité dans le confinement. Il est inconcevable aujourd’hui d’organiser des rencontres cultuelles collectives ! Ce serait un crime et une faute morale !

« Haïm Korsia, la communauté orthodoxe de Jérusalem semble plus touchée que les autres par l’épidémie. Des critiques montent sur le non-respect des consignes… Avez-vous envie de dire quelque chose à ce sujet ? »

 

Haïm Korsia : Moi je n’ai pas de conseil à donner aux uns et autres. Je sais simplement qu’il y a des règles. Ce sont des gens qui paradoxalement ne connaissent pas les commentaires de la Bible, ou en tous cas ne les reconnaissent pas. L’impératif de santé s’impose à tous. A tous ! La protection s’impose pour tout le monde. Je déplore cet état de fait, mais je me dis simplement que leur gouvernement, peut-être par la coercition, doit sauver toute sa population. C’est ce qui s’est passé en France. Ce qui a été terrible, chez nous en France, c’est qu’il a fallu que l’on voie toutes ces personnes sur les quais de Seine en train de se promener et de courir ensemble, comme si c’était une journée de vacances, pour qu’on se dise que c’était plus sérieux que prévu. Vous voyez que ce n’est pas qu’à Méha Shéarim (ndlr : quartier religieux de Jérusalem). Toute population ne supporte pas qu’on mette une limite à ses libertés.

Dans ce drame que nous vivons, viennent s’ajouter la douleur des enterrements en petit comité, des adieux expédiés, des cérémonies et des deuils encore plus douloureux. Comment aidez‐vous les fidèles ?

Haïm Korsia : Les seules cérémonies que nous assurions encore avec les prêtres, les pasteurs et les imams, sont les cérémonies d’obsèques. J’en ai assuré deux personnellement, et c’est terrible ! Traditionnellement, plus il y a de monde dans un enterrement, plus on trouve que c’est un signe de reconnaissance pour le défunt. Là, quand vous êtes 12 à deux mètres d’écart les uns des autres comme si une main invisible avait prélevé tous les gens qui auraient dû être présents, c’est quelque chose de terrible. Par exemple, pour respecter le nombre de personnes autorisées à un enterrement, j’ai dû interdire à la veuve d’un monsieur de venir. C’est terrible ! Mais je lui ai promis de faire une cérémonie importante après. Comme je l’ai promis à toutes celles et à tous ceux qui sont en deuil.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : D’abord je pense beaucoup à tous ceux qui sont à l’hôpital ou qui sont seuls et auxquels les proches ne peuvent pas rendre visite. Je pense à ces proches qui ne peuvent pas visiter un parent ou un ami qui est malade ou mourant. Heureusement, dans un certain nombre de lieux, les aumôniers qui sont appelés peuvent venir. J’ai entendu quelques belles histoires où le personnel médical a très bien accueilli l’aumônier et c’était précieux pour tout le monde, y compris pour le personnel soignant. Être seul à accompagner les morts ou les mourants, c’est extrêmement difficile, surtout qu’ils sont débordés par ailleurs. Chaque paroisse essaie d’imaginer des moyens pour garder la mémoire des gens dont les obsèques ont été tronquées, soit en faisant un mur de photos virtuelles, soit en mettant des photos dans une église, de façon à ce qu’à la sortie du confinement on puisse essayer de donner des messes en mémoire de tous ces gens et compléter ce qui n’aura pas pu être bien fait. Malheureusement pour ceux qui perdent un parent, ne pas pouvoir se rassembler, ne pas pouvoir se serrer dans les bras, s’embrasser, accompagner dans sa dernière demeure, c’est très douloureux, c’est certain.

Tareq Oubrou : Le deuil, on peut le vivre de différentes manières. Le rapport avec nos morts n’est lié ni à un temps particulier, ni à un espace particulier. Le propre de la spiritualité, c’est de vivre la religion dans toutes les situations possibles et imaginables. Le deuil c’est d’abord un rapport avec le mystère de la vie et de la mort, c’est un moment de méditation. Le culte s’adapte aussi. La cérémonie peut se dérouler dans le confinement par petits groupes à la maison, en famille, etc… Il y a mille manières de célébrer le rite funéraire.

Qu’attendez‐vous de l’après ? Qu’espérez‐vous ?

Haïm Korsia : L’expérience nous force à voir le monde différemment. C’est une règle. Et j’ai le sentiment que là, c’est le moment de trouver des enseignements sur ce qui est important pour notre société, sur la nécessité de penser le monde ensemble. On s’est rendu compte que ce qui se passe au bout du monde nous impacte. On n’est pas sur une île ! Il n’y a plus de barrière à cette humanité. Nous sommes une humanité. On doit donc être capable de prendre les décisions ensemble. On doit être capable de ne pas laisser les uns et les autres avec leurs problèmes, parce que leurs problèmes seront nos problèmes. Je pense par exemple à l’arrivée de migrants en Italie. Est-ce qu’on peut accepter que Lampedusa ne nous concerne pas parce que c’est l’Italie ? Non ! Là, on essaie de régler la question des SDF et des étrangers en situation irrégulière, et quoi ? Après le coronavirus, on retourne à la situation d’avant et on ne pense pas à eux ? Toutes ces grandes questions seront des questions qu’on devra traiter. On doit construire quelque chose de nouveau qui partage l’espérance.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : Depuis dix ou quinze ans, nous savons que nous devons changer notre mode de production et de consommation à cause de la contrainte écologique, il faudrait donc qu’on prenne les décisions personnelles et surtout collectives qui s’imposent. Sortirons-nous plus forts de ce confinement pour prendre les décisions qui s’imposent ? L’épidémie a révélé la faiblesse ou les défauts de l’organisation économique du monde. Serons-nous capables de faire ce qu’il faut pour construire autrement ? Il y a longtemps que nous savons aussi que notre système économique fait que les riches, les très riches décrochent du reste du monde et sont toujours plus riches, alors que les pauvres sont quelquefois plus pauvres. On l’a entendu en France avec les Gilets Jaunes. C’est surtout le décrochage des riches par rapport au reste de la population qui est impressionnant et qui ne peut pas durer éternellement. Par ailleurs, je trouve que nous faisons l’expérience d’un rythme beaucoup moins frénétique et donc d’une certaine capacité donnée à chacun de revenir en lui-même, donc j’espère que nous sortirons du confinement en sachant chacun trouver le moyen d’un certain ralentissement du rythme et en gardant un peu de place à ce que l’on a redécouvert, un peu de silence, un peu de réflexion voire de la prière ou de la méditation, et puis une rencontre des autres moins nombreuse, moins frénétique et plus profonde.

Tareq Oubrou : J’espère plus d’union, plus de solidarité dans un moment d’effritement des identités, dans un moment de repli identitaire. Les catastrophes ne connaissent pas les clôtures religieuses et identitaires. Si le ciel nous divise, la terre nous unit.

« Il faut avoir une éthique d’altérité et apprendre à vivre avec l’autre, à vivre dans une solidarité nationale, dans une fraternité républicaine. Il ne faut pas utiliser cet événement pour diviser davantage la nation française. »

Après l’épidémie, il y aura toujours des enjeux politiciens à court terme et cela nuit au vivre-ensemble. Il faut dépasser les egos, les intérêts partisans, communautaristes, « identitaristes ». Nous sommes tous dans le même paquebot, le paquebot France qu’il faut préserver des naufrages et des tempêtes futures. Un peu de sagesse ! Un peu d’altruisme ! Aujourd’hui c’est l’épidémie, demain il y aura une catastrophe économique et financière, peut-être ensuite une catastrophe climatique. Il faut que nous apprenions très tôt les gestes de solidarité, dans le regard, dans la parole, dans l’économie, dans le social, dans le monde médiatique également. On a besoin de médias qui jouent sur la solidarité et pas uniquement sur les choses qui divisent. On a besoin de tirer tous ces enseignements, et la religion doit être une valeur ajoutée, pas un catalyseur de cette division.

Ce sont des temps agités qui pourraient rapprocher l’homme sinon de Dieu, du moins d’une forme de spiritualité ou de transcendance selon vous ? Vous l’observez déjà ?

Haïm Korsia : Même les gens qui ne sont pas forcément pieux attendent quelque chose de nous. Il y a un respect de la parole de ceux qui portent un espoir. Et cette parole n’est pas forcément fondée sur la religion. Elle est fondée sur une transcendance, qu’elle soit républicaine, religieuse, qu’elle soit humaniste. C’est la transcendance de celui qui ne reste pas enfermé dans ce qu’il vit, mais qui se projette dans un futur qu’il est en train de construire.

Mgr Eric de Moulins-Beaufort : Ce qui est sûr c’est que les catastrophes et la lutte contre elles ont l’avantage de simplifier la vie d’une certaine façon. On est devant le grand enjeu de la vie, toutes nos forces se mobilisent, ce qui fait que les tas de choses qui encombrent la vie ordinaire disparaissent… Les petits conflits, les ambitions médiocres, les peurs, les méfiances qu’on a les uns par rapport aux autres… Tout cela peut disparaître ou passer très loin derrière parce qu’on est mobilisé par un but unique. Dans cet élan-là, nous sommes peut-être plus disponibles pour découvrir le sens de la vie, pour découvrir qu’elle nous est donnée, peut-être nous interroger sur celui qui nous la donne, éprouver qu’on est une seule humanité, et comment à partir de là, nous pouvons davantage être des frères et des sœurs. On sait bien qu’il y a des tas de raisons de se frotter les uns aux autres, de se méfier, que la vie ensemble n’est pas toujours facile, mais la situation de crise nous oblige d’une certaine façon à le faire et à nous permettre de franchir des pas que nous ne savons pas franchir dans la vie ordinaire. Cela peut donc aider à nous poser les questions essentielles et peut-être apporter des réponses essentielles à ces questions.

Tareq Oubrou : Cela fait déjà un certain temps qu’on voit une forme de « dé-sécularisation », un retour à la spiritualité en général et même malheureusement un retour fracassant à la religion ! Mais sans médiation savante. La spiritualité qui n’est pas éclairée par la raison peut être un terrorisme, une violence. On a besoin d’une spiritualité au service de l’être humain dans son universalité et pas d’une spiritualité communautariste qui étouffe le fidèle dans sa communauté imaginaire et imaginée. Effectivement les malheurs rapprochent l’homme de la transcendance. On dit toujours : quand l’horizon social se ferme, l’horizon vertical s’ouvre. C’est dans la misère et les conflits que l’homme s’adresse à la transcendance. Mais il ne faut pas que ce retour à Dieu et à la religion soit égoïste, sans partage, sans solidarité.

 

Pour aller plus loin :

« Réinventer les aurores », Haïm Korsia, éditions Fayard

« Appel à la réconciliation, foi musulmane et valeurs de la République française », Tareq Oubrou, éditions Stock

« Le Coran pour les nuls, en 50 notions clés », Tareq Oubrou, éditions First

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