jeudi, mars 28 2024

La sharia est ici entendue dans le sens du domaine normatif de l’islam, qui vient après la foi, mais dans une réalité donnée qui en détermine la forme et l’étendue. Nous la soumettons à une « épistémologie de la réalité » ou « théologie de la réalité » comme déterminant méthodologique de sa conceptualisation.

Il s’agit de notre théorie de « sharia de minorité[2] », dont l’aspect préventif appliqué est d’éviter une friction absurde entre les musulmans et leur société, et qui pourrait irriter notre laïcité française déjà crispée. Le mot « minorité », dans notre vocabulaire, n’est ni démographique ni politique, car notre République l’ignore.

Il est question d’une privatisation et d’une individualisation de la sharia, émancipée d’un droit collectif musulman classique. Le seul droit que notre sharia reconnaît est celui de la République. Il s’agit d’une « sharia fractale » ou « sharia ramassée », où la notion de la conformité à la religion musulmane est réduite à la conformité éthique à une partie de ses enseignements, la plus minime possible.

Cette contraction canonique est permise par notre processus d’« éthicisation de la sharia » traduite en une « orthopraxie minimaliste ». Cette théorie canonique ne concerne que ceux qui ont décidé de passer à la « pratique », laquelle est accompagnée de dérogations, de commutations et d’aménagements canoniques qui la rendent possible, selon le rythme professionnel, social, etc., de chaque musulman(e).


Le droit des musulmans doit être le droit français

Dans les faits, c’est ainsi que les choses se passent. On n’a pas entendu de musulmans, même les « salafistes », revendiquer un tribunal confessionnel propre. Et quand il y a eu une interdiction du foulard à l’école et celle du « voile radical » dans l’espace public, les musulmanes s’y sont pliées[3].En effet, les musulmans « pratiquants » expriment leur religiosité dans le cadre du droit positif français, même si certaines formes des pratiques attribuées à l’islam sont parfois contestées, ou contestables. Le droit canonique renvoie au respect du droit positif. Respecter et se plier à une loi est une chose, être d’accord avec elle en est une autre. Nous avons l’exemple de l’opposition de l’Église catholique au mariage homosexuel. Ce qui est légal n’est pas forcément moral pour certaines personnes, selon leur conscience et leur conviction religieuse, philosophique ou autre. Les musulmans ne sont pas une exception en ce domaine. Ce qui est légal juridiquement n’est pas forcément moral islamiquement.


Distinction canonique entre le péché et le crime

La non-conformité au droit canonique musulman s’appelle une « faute morale », elle s’efface par le repentir et la multiplication des bonnes oeuvres. Dieu est miséricordieux : « Essayez de pratiquer ce que vous pouvez. Gardez toujours l’espérance et sachez que personne n’entrera au Paradis grâce à ses oeuvres […]. Y compris moi-même, sauf si Dieu m’embrasse dans sa grâce et sa miséricorde[4] », dit le Prophète. En revanche, la transgression du droit positif s’appelle un « délit » ou un « crime », et se paie par une peine prévue par le Code pénal, variable selon la nature du délit.Parfois, on a affaire à une double transgression : celle du droit canonique et celle du droit positif.

Une infraction à la fois morale et légale. Nous en avons l’exemple à travers certains musulmans qui refusent d’acheter une maison avec intérêt[5]. Ils en ont le droit. Mais parmi ces mêmes musulmans, certains n’ont aucun scrupule à s’enrichir par le biais d’un travail non déclaré ou bien en ne déclarant pas leurs impôts. Ce qu’ils gardent dans leur poche alors qu’ils doivent le verser à l’État est de l’argent volé aux yeux du droit canonique et aux yeux du droit positif.

C’est une faute morale et un délit pénal en même temps.Ce qui est paradoxal, c’est que ces mêmes personnes vont acheter de la viande halal avec cet argent non déclaré et donc volé. Elles achètent le halal (le licite) avec du haram (l’illicite) ! Et, ici, je ne parlerai même pas du terrorisme, qui est un péché mortel et un crime abominable ! En résumé, ce qui est conforme au droit canonique doit l’être aussi au droit positif. En revanche, tout ce qui est conforme au droit positif ne l’est pas forcément aux yeux du droit canonique.


Le droit français… mais plus encore

C’est dans le cadre du droit civil français que le droit canonique musulman (sharia) s’exprime. Mais ce n’est pas suffisant. Le clivage entre Français a toujours existé et continue encore, mais sous une nouvelle forme. Les deux anciennes France sont en train d’être remplacées par deux nouvelles : une France qui serait « catho-laïque » et l’autre France, potentiellement islamique.Une fois ce constat fait, nous avons tout lieu de penser que le risque d’un affrontement comme par le passé reste très peu probable. Mais qu’il n’y a pas de risque zéro.

C’est pourquoi tout théologien musulman responsable et conscient de ce risque, aussi minime soit-il, doit oeuvrer pour un islam qui ne doit pas s’arrêter à la seule conformité au droit, mais qui doit avancer vers une intégration culturelle. Cela ne veut pas dire que la culture française soit monomorphe et statique.Elle a évolué par le passé, elle évolue encore. La France, qui s’est convertie au christianisme, est aujourd’hui le pays qui revendique le plus sa laïcité. Pourquoi travailler à préserver une culture commune au-delà du simple droit ? Car les conflits entre personnes peuvent être réglés par le droit positif.

Mais quand il y a une fissure profonde dans le socle culturel commun, cela engendre une tension qui peut générer une guerre civile contre laquelle le seul droit ne pourra rien. C’est pourquoi il doit y avoir une seule culture française forte dans laquelle l’islam doit s’insérer, en se resserrant[6] pour y trouver sa juste place, avec une dose bien ajustée, qui ne doit pas changer la chimie du plasma culturel français, ni sa couleur ni son odeur. Cela ne peut passer que par une vraie et sérieuse « théologie d’acculturation[7] » pour permettre aux musulmans une vie religieuse authentique et mystiquement discrète « cachée en Dieu », au lieu d’un islam de provocation et d’étalage qui pourrait catalyser une fracture sociétale irréparable.


1. Cela signifie une réduction de la sharia à sa forme simplifiée et la plus allégée possible pour sortir du corpus énorme et lourd du droit classique que nous avons évoqué. Un retour au principe de simplicité et de facilité.

2. Tareq Oubrou, « La chari‘a et/dans la laïcité », Archives de philosophie du droit, Dalloz, t. XLVIII, 2005, p. 157-167.

3. Il y a certes quelques musulmanes qui le portent encore, nous y reviendrons au dernier chapitre.

4. Bukhârî via Aïcha, in Fath al Barî d’Ibn-Hajar, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1991, t. XIII, no 6467, p. 83.

5. Les hanafites médiévistes, par exemple, permettaient déjà ce genre de transaction dans un contexte qu’ils qualifiaient de « terre non musulmane ». Ce qui veut dire aujourd’hui qu’il n’est pas établi dans l’absolu qu’un achat avec intérêt, en passant par une banque, notamment française, soit une forme de transaction interdite. Un avis canoniste contemporain considère, quel que soit le contexte et dans l’absolu, que le fait d’envisager ce type de transaction comme un ribat (usure) est un abus.

6. Grâce à notre « contraction de la sharia », pour des pratiques réduites.

7. Le « a » d’acculturation n’est pas privatif. Il s’agit d’adapter l’islam à la culture, l’histoire de la France, et pas seulement aux lois de la République.

Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019- p119 à 124

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