Il nous aidera à fonder la théologie de la Révélation une notion coranique centrale, celle du tanzîl. Elle est en même temps un vrai concept qui résume tout un paradigme herméneutique. En effet, une archéologie ou une généalogie attentive du tanzîl nous informe que – le long d’une épaisseur historique de 23 ans très dense d’évènements- la Révélation apportait par fragments ses enseignements, accompagnant ainsi les états spirituels, moraux, psychologiques, sociétaux, politiques… de la communauté des Compagnons du Prophète. C’est ce qu’on appelle le principe de tanjîm, ou tartîl, une notion subsidiaire du tanzîl.
Sans a priori doctrinal formalisé les enseignements coraniques se révélaient progressivement par doses scripturaires en fonction des occasions historiques. Tout en créant l’Événement, le Coran vient répondre à des situations sans anticiper. Pourtant Dieu sait l’avenir. Cette dialectique et posture divines est très importante à saisir pour comprendre notre théologie de la Révélation. Elle a permis au sens du Coran de circuler dans le temps et l’époque de son contexte initial pour que l’interprétation que nous devons en faire prolonge ce dessein à travers l’Histoire jusqu’à la fin des temps. Le Destin, sixième pilier du credo musulman, est en effet une notion ouverte et complexe à laquelle doit répondre l’islam à travers le mouvement du sens coranique dont le mujtahid est capable d’apercevoir le sens .
Si le musulman ne maîtrise pas totalement ou nullement son avenir, son devenir, néanmoins il doit assumer son présent et son destin actuels en se conformant le plus justement et le plus intelligemment à l’esprit du Coran sans anticiper sur l’avenir, car ce dernier lui échappera toujours. Mais la méthode divine coranique du tanzîl qui répond au présent, quant à elle, restera toujours fonctionnelle.
C’est dans cette logique de l’Histoire que les récits coraniques des autres Prophètes et de leurs peuples venaient répondre à des situations similaires que vivaient le Prophète et ses Compagnons, au fur et à mesure de l’évolution de leur destin. Ces récits avaient l’essentielle fonction de soutenir le Prophète et d’orienter la communauté vers une issue historique. Chaque récit des Prophètes venait correspondre à un épisode du déroulement de l’histoire du Prophète avec son peuple. Il y a un aspect de l’histoire linéaire certes, mais celle-ci contient néanmoins des aspects cycliques, la nature des hommes étant au fond la même. Il y a des règles invariables du Coran qui réponde à cet aspect permanant de l’Homme. Par contre certains détails des enseignements n’ont fait que répondre à des situations bien précises, irréversibles et singulières. Néanmoins, ces détails au-delà de leur forme ponctuelle restent une matière d’inspiration intellectuelle et source d’une méthodologie. Rien n’est vain ni superflu dans le Coran.
Le fait de restituer la dimension du contexte initial -qui n’a cessé d’évoluer et avec lui le contenu et même la forme du Coran – et ses spécificités, donnera une perception herméneutique mobile de la Parole divine comme Attribut divin et à l’image de Dieu lui-même qui : « À chaque moment, il est dans une entreprise (kulla yawmin huwa fî cha’ne)». Cela permettra de voir autrement la forme du scripturaire coranique qui n’est que virtuellement statique.
Un autre aspect théologique auquel notre esprit doit orienter son regard. Chaque fragment contient la totalité du Texte. Tout Verset est Coran, il en reflète tout l’esprit et tout le paradigme. On pourrait parler d’une « fractale coranique ». Elle informe sur certains Attributs de l’Unicité de Dieu à travers la manière coranique de répondre aux différentes réalités. Comment se sont-ils manifestés dans le Coran, qui parfois aborde les détails les plus anecdotiques de la vie des Arabes d’alors, et comment se manifestent-ils encore dans notre monde et à travers des évènements qui pourraient nous sembler insignifiants.
Certes, le moment coranique constitue une particularité très sensible de cette manifestation de Dieu. Toutefois, il nous inspire tout un style d’agir, inaugurant ainsi la légitimité de toute une connaissance, celle de la théologie de la réalité ou la théologie de l’Histoire.
N’évoquant ni chronologie ni géographie, le Coran a agi sur l’Histoire, mais refuse d’être un livre d’histoire. Il échappe ainsi totalement à la logique du temps et à son emprise pour mieux l’intégrer dans l’économie de son discours. Dieu nous enseigne ainsi que le temps et l’espace font partie du discours divin, Lequel lui-même se situe en dehors du temps et de l’espace. Que dire alors du discours, de l’interprétation et de l’ijtihad des hommes?! De fait, Il nous invite à l’imiter et à prendre en considération l’époque, al-‘asre, pour reprendre le titre de la sourate 103.
Or le temps et l’espace pourraient être de simples intuitions pures qui ne correspondraient pas forcément à aucun un objet réel, pour reprendre une catégorie de Kant. En effet, plusieurs passages du Coran nous indiquent qu’il y a d’autres catégories de temps et d’espace. Mais les dimensions du temps et de l’espace -telles que nous les vivons, nous les percevons et nous les sentons- restent inhérents à notre condition anthropologique, auxquelles dimensions le discours coranique lui-même s’est « adapté ».
Le Coran, la modernité et l’ijtihad – Tareq Oubrou