mardi, avril 16 2024
Selon les textes de l’islam, le sacrifice d’une bête peut avoir plusieurs portées distinctes. Il y a le sacrifice canonique : l’offrande annuelle pour commémorer le geste d’Abraham à l’occasion de la fête du sacrifice, ‘îd al-adhâ. Cette pratique, al-udhiyya, correspond à l’un des moments importants du pèlerinage à La Mecque. Un autre sacrifice est celui fait à l’occasion de la naissance d’un enfant, qu’on appelle an-nasîka ou al- ‘aqîqa[2]. Lui aussi réactualise le geste divin qui a permis à Abraham de garder son fils en vie en lui substituant un animal. Un hadith du Prophète le confirme en annonçant que l’âme de l’enfant est délivrée par celle de la bête sacrifiée à l’occasion de sa naissance[3].
Ces deux formes de sacrifice, très pratiquées par les musulmans, ne sont pas canoniquement obligatoires, mais seulement recommandées. Le seul sacrifice rituel obligatoire est celui effectué par le pèlerin à La Mecque et qui doit reproduire le geste d’Abraham. En arabe, il s’appelle al-hadî, qui veut dire l’offrande[4].
En tout, il existe donc trois types de sacrifice rituel au sens strict du terme, dont un seul est obligatoire. En dehors d’al-udhiyya et d’al-‘aqîqa, l’exécution de la bête ne relève pas du rite, mais d’un autre registre de la sharia : celui de l’éthique.
Aussi sacrifie- t-on l’animal pour des raisons sanitaires ou sécuritaires, lorsque son existence présente un danger pour l’homme. Nous l’avons vu avec le hadith du Prophète parlant de l’extermination des chiens. qu’elle réponde à des motifs alimentaires ou sanitaires, la mort infligée à l’animal est considérée comme relevant d’une stricte « violence légitime », la même d’ailleurs que celle que certains animaux exercent sur d’autres pour assurer leur survie. Même les végétariens et végétaliens, en se nourrissant de plantes, provoquent l’élimination d’insectes, de vers de terre et de quantité de micro- organismes.
Ayant choisi, par compassion ou par empathie, de vivre comme des animaux herbivores, ils ne devraient rien avoir à reprocher à ceux qui ont choisi de vivre comme des animaux carnivores ou omnivores. En matière de nourriture, toute idéologie mise à part, nous ressemblons tous aux animaux, sauf que ces derniers, en général, tuent uniquement pour manger ou se défendre. En ce sens, ils doivent rester pour nous un exemple moral.
L’offrande canonique offre symboliquement au croyant la vie spirituelle grâce à la médiation qu’elle permet avec la divinité. Même dans le cas de l’exécution d’une bête pour des raisons qui peuvent paraître prosaïques – la nourriture –, il s’agit toujours d’une forme de « substitution », car, en mourant, la bête offre son âme et permet ainsi le maintien de la vie de l’homme. Cette forme d’exécution de la bête, qu’on appelle improprement « abattage rituel », je la nomme pour ma part « abattage éthique ». Cette question a fait l’objet d’un débat canonique : l’abattage relève- t-il du répertoire rituel (al-‘ibâdât) ou de celui de la morale et du droit (al-mu‘âmalât), deux domaines distincts dans l’islam[5] ?
Personnellement, je choisis la seconde option, sans que cela empêche de lui conserver un certain sens métaphysique. C’est l’avis plausible d’Ash- Shâfi‘î (fondateur du chaféisme), qui tolère l’exécution de la bête par une personne ivre ou un être aliéné ou incapable[6] ; or, s’il s’agissait d’un acte rituel, il supposerait la niyya, l’intention qui fait de l’acte un acte rituel, qui n’est pas présente chez de telles personnes. Beaucoup de musulmans ajoutent à cela des pratiques qui ne sont pas forcément fondées, comme le fait de considérer qu’une femme ne doit pas exécuter une bête (ce qui est contredit par des textes scripturaires) ou encore le fait d’orienter la bête en direction de la Mecque (ce qui ne repose sur aucune source scripturaire authentique). même l’évocation du nom de Dieu – le fait de dire bismillâh, « au nom de Dieu » – lors de l’exécution n’est pas obligatoire pour certains canonistes musulmans. Elle reste une recommandation forte, mais qui n’atteint pas le statut d’obligation éthique[7].
Le seul point qui fasse l’unanimité canonique est l’obligation de l’abattage par saignée afin que la bête se vide le plus possible de son sang. La raison en est symbolique, mais également hygiénique, puisque le sang est un terrain favorable au développement de germes et de microbes. Une bête exécutée par un chrétien ou par un juif selon son propre rite ou sa propre éthique est consommable par un musulman, à condition que la bête n’ait pas été tuée par étouffement ou par un autre procédé ne permettant pas l’écoulement du sang. Toutefois, même cette dernière condition n’est pas exigée par Ibn Al- ‘Arabî, un grand malikite qui, par dérogation, autorise le musulman à consommer la viande d’une bête exécutée par une personne appartenant à une religion révélée même s’il la tue par simple torsion du cou[8].
En revanche, tous les canonistes interdisent, pour des raisons théologiques, de consommer une bête rituellement sacrifiée par un idolâtre ou un polythéiste[9]. Quant à l’abattage laïque, effectué par un agnostique ou un athée, rien en principe ne devrait l’interdire, puisque le risque d’exécuter la bête pour une autre divinité que Dieu n’est pas présent dans ce cas de figure.
2. Bukhârî via Salmân ibn ‘Âmir, in Al-fath d’Ibn Hajar, Beyrouth, Dâr al- fikr, 1991, t. 11, n° 5462, p. 7.
3. Hadith rapporté par Abû Dâwûd, an- Nasâ’î, Ibn Mâjah, Ahmad ibn Hanbal et at- Tirmidhî in Ash-Shawkânî, Nayl al-awtâr, Le Caire, Dâr al- hadîth, 1993, t. 3, partie 5, n° 2140, p. 156.
4. Précisons qu’il existe trois façons d’accomplir le pèlerinage canonique. L’une d’elles, appelée al-ifrâd, n’exige pas d’offrande sacrificielle. Ainsi, un musulman peut ne jamais avoir à sacrifier une bête de sa vie, dans le sens rituel du terme. Dans les deux autres formes de pèlerinage, le sacrifice obligatoire peut être remplacé, pour celui qui n’a pas les moyens matériels d’offrir un sacrifice, par un jeûne de dix jours : trois jours sur place, à La Mecque ; sept jours une fois rentré chez lui.
5. voir Ibn Rushd, Bidâyat al-mujtahid, Beyrouth, Dâr al- kutub al- ‘ilmiyya, 1988, t. 1, p. 449.
6. Ibid., p. 452.
7. Les chaféites sont de cet avis : voir ibid., p. 448.
8. Abû Bakr ibn al- ‘Arabî, Ahkâm al-Qur’ân, Beyrouth, Dâr al- ma‘rifa, s.d., t. 2, p. 556.
9. Les Arabes du moment coranique, polythéistes et idolâtres, exécutaient toutes les bêtes pour leurs dieux.
Ce que vous ne savez pas sur l’Islam – Tareq Oubrou – edition Fayard – p179 – 183
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