vendredi, avril 26 2024

Dans les faits, c’est ainsi que les choses se passent. On n’a pas entendu de musulmans, même les « salafistes », revendiquer un tribunal confessionnel propre. Et quand il y a eu une interdiction du foulard à l’école et celle du « voile radical » dans l’espace public, les musulmanes s’y sont pliées[1]. En effet, les musulmans « pratiquants » expriment leur religiosité dans le cadre du droit positif français, même si certaines formes des pratiques attribuées à l’islam sont parfois contestées, ou contestables. Le droit canonique renvoie au respect du droit positif. Respecter et se plier à une loi est une chose, être d’accord avec elle en est une autre. Nous avons l’exemple de l’opposition de l’Église catholique au mariage homosexuel. Ce qui est légal n’est pas forcément moral pour certaines personnes, selon leur conscience et leur conviction religieuse, philosophique ou autre. Les musulmans ne sont pas une exception en ce domaine. Ce qui est légal juridiquement n’est pas forcément moral islamiquement.

Distinction canonique entre le péché et le crime

La non-conformité au droit canonique musulman s’appelle une « faute morale », elle s’efface par le repentir et la multiplication des bonnes oeuvres. Dieu est miséricordieux : « Essayez de pratiquer ce que vous pouvez. Gardez toujours l’espérance et sachez que personne n’entrera au Paradis grâce à ses oeuvres […]. Y compris moi-même, sauf si Dieu m’embrasse dans sa grâce et sa miséricorde[2] », dit le Prophète. En revanche, la transgression du droit positif s’appelle un « délit » ou un « crime », et se paie par une peine prévue par le Code pénal, variable selon la nature du délit. Parfois, on a affaire à une double transgression : celle du droit canonique et celle du droit positif. Une infraction à la fois morale et légale. Nous en avons l’exemple à travers certains musulmans qui refusent d’acheter une maison avec intérêt[3]. Ils en ont le droit. Mais parmi ces mêmes musulmans, certains n’ont aucun scrupule à s’enrichir par le biais d’un travail non déclaré ou bien en ne déclarant pas leurs impôts. Ce qu’ils gardent dans leur poche alors qu’ils doivent le verser à l’État est de l’argent volé aux yeux du droit canonique et aux yeux du droit positif. C’est une faute morale et un délit pénal en même temps. Ce qui est paradoxal, c’est que ces mêmes personnes vont acheter de la viande halal avec cet argent non déclaré et donc volé. Elles achètent le halal (le licite) avec du haram (l’illicite) ! Et, ici, je ne parlerai même pas du terrorisme, qui est un péché mortel et un crime abominable ! En résumé, ce qui est conforme au droit canonique doit l’être aussi au droit positif. En revanche, tout ce qui est conforme au droit positif ne l’est pas forcément aux yeux du droit canonique.

Le droit français… mais plus encore

C’est dans le cadre du droit civil français que le droit canonique musulman (sharia) s’exprime. Mais ce n’est pas suffisant. Le clivage entre Français a toujours existé et continue encore, mais sous une nouvelle forme. Les deux anciennes France sont en train d’être remplacées par deux nouvelles : une France qui serait « catho-laïque » et l’autre France, potentiellement islamique. Une fois ce constat fait, nous avons tout lieu de penser que le risque d’un affrontement comme par le passé reste très peu probable. Mais qu’il n’y a pas de risque zéro. C’est pourquoi tout théologien musulman responsable et conscient de ce risque, aussi minime soit-il, doit oeuvrer pour un islam qui ne doit pas s’arrêter à la seule conformité au droit, mais qui doit avancer vers une intégration culturelle. Cela ne veut pas dire que la culture française soit monomorphe et statique. Elle a évolué par le passé, elle évolue encore. La France, qui s’est convertie au christianisme, est aujourd’hui le pays qui revendique le plus sa laïcité. Pourquoi travailler à préserver une culture commune au-delà du simple droit ? Car les conflits entre personnes peuvent être réglés par le droit positif. Mais quand il y a une fissure profonde dans le socle culturel commun, cela engendre une tension qui peut générer une guerre civile contre laquelle le seul droit ne pourra rien. C’est pourquoi il doit y avoir une seule culture française forte dans laquelle l’islam doit s’insérer, en se resserrant[4] pour y trouver sa juste place, avec une dose bien ajustée, qui ne doit pas changer la chimie du plasma culturel français, ni sa couleur ni son odeur. Cela ne peut passer que par une vraie et sérieuse « théologie d’acculturation[5] » pour permettre aux musulmans une vie religieuse authentique et mystiquement discrète « cachée en Dieu », au lieu d’un islam de provocation et d’étalage qui pourrait catalyser une fracture sociétale irréparable.

Loi de Dieu ou loi de la République ?

Demander à un musulman si les lois de la République sont plus importantes que celles de sa religion est une question d’une violence symbolique par son imprécision. Une fausse question qui part d’un a priori et d’un double préjugé, et sur la loi musulmane, et sur la loi de la République. Une question à laquelle un simple Français musulman n’a peut-être même pas pensé. Questionner un jeune d’origine musulmane en rupture avec la société, vivant un sentiment d’exclusion, déçu et frustré, n’ayant pas bénéficié de la promesse de l’égalité républicaine, c’est l’acculer instinctivement à répondre que sa religion est plus importante que la République, même s’il n’en connaît ni n’en pratique rien. Poser cette même question à un croyant d’une autre religion serait tout aussi violent. Demander à un chrétien très pratiquant lequel des deux est le plus important pour sa vie au quotidien : la Constitution de la République française ou les enseignements de l’Évangile ? Ou bien à un juif « pratiquant » ce qui importe le plus pour lui : la Torah ou la Constitution ? Le peuple juif ou le peuple français, la France ou Israël ? On aura certainement des surprises dans les réponses, qui seront différentes selon le profil religieux, la connaissance et la pratique ou non de l’intéressé.Dans la même idée, à une certaine époque, la référence absolue des communistes était l’URSS, Le Capital de Karl Marx davantage que les articles de la Constitution française. On peut multiplier les exemples. Ce qu’il faut souligner, c’est que pour le croyant Dieu est « l’Être suprême », pour reprendre une formule inventée par le cardinal de Bérulle, religieux fondateur de l’Oratoire de France[6]. En effet, la souveraineté revient à la République ; le gouvernement, aux hommes qui en ont la charge. Mais Dieu pour les croyants règne sur leurs consciences intimes, même si c’est la République qui les gouverne. La République n’est pas une Église. Elle ne s’intéresse pas aux contenus des croyances, ni ne cherche à les censurer a fortiori, mais ce qui lui importe c’est leur expression dans l’espace public tant que celle-ci ne trouble pas l’ordre public établi par sa loi. Plus théologiquement : on peut être citoyen céleste (juif, catholique, protestant et musulman) et citoyen terrestre (français) en même temps, sans heurt ni conflit mais, au contraire, dans une harmonie totale.

1. Il y a certes quelques musulmanes qui le portent encore, nous y reviendrons au dernier chapitre.

2. Bukhârî via Aïcha, in Fath al Barî d’Ibn-Hajar, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1991, t. XIII, no 6467, p. 83.

3. Les hanafites médiévistes, par exemple, permettaient déjà ce genre de transaction dans un contexte qu’ils qualifiaient de « terre non musulmane ». Ce qui veut dire aujourd’hui qu’il n’est pas établi dans l’absolu qu’un achat avec intérêt, en passant par une banque, notamment française, soit une forme de transaction interdite. Un avis canoniste contemporain considère, quel que soit le contexte et dans l’absolu, que le fait d’envisager ce type de transaction comme un ribat (usure) est un abus.

4. Grâce à notre « contraction de la sharia », pour des pratiques réduites.

5. Le « a » d’acculturation n’est pas privatif. Il s’agit d’adapter l’islam à la culture, l’histoire de la France, et pas seulement aux lois de la République. 6. Émile Poulat, Notre laïcité ou les religions dans l’espace public, entretiens avec Olivier Bobineau et Bernadette Sauvaget, Desclée de Brouwer, [s. d ], p. 21.

Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019 – p120-126

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