Perdue entre un passé glorieux et un triomphe futur qui serait promis par Dieu (Coran) et par son Prophète (La Sunna), la pensée religieuse musulmane dominante n’arrive pas à trouver une perspective théologico-éthique réaliste pour assumer son présent. Elle confond ainsi l’histoire du « moment coranique » -avec tout ce qu’il a amorcé comme mouvement rectiligne d’une histoire musulmane victorieuse- d’avec l’Histoire universelle. Celle-ci est pleine d’imprévus comme l’indiquent pourtant les faits et le Coran, lui-même[1] . Cette vision irréversible de l’histoire qui n’admet pas de retournement de situation provoque chez les musulmans un refoulement de la chute de la civilisation arabo-musulmane au lieu d’ouvrir une nouvelle perspective pour une pensée théologico-canonique (…)
Cette posture passéiste et nostalgique crée intellectuellement et théologiquement des dégâts collatéraux parfois frontaux. Elle explique l’entêtement dogmatique qui se heurte orgueilleusement et obstinément aujourd’hui à l’écueil de la réalité, ignorant un destin inflexible et une histoire efficiente.
Cette relation émotionnelle avec le passé prive en effet la pensée et l’agir musulmans de ce que la réalité contemporaine pourrait nous apprendre sur le Coran et sur Dieu. Pour cela, il faudrait se mettre à l’évidence une fois pour toute que l’histoire ne se refera jamais de la même façon. Ce qui est passé est définitivement passé. En terme axiologique, cela signifierait que chaque génération devra assumer sa propre histoire. Il suffit pourtant d’écouter le Coran lui-même : « Cette communauté a passé. À elle seule incombe ce qu’elle a fait ; Et à vous seuls vous incombe ce que vous faites. Et vous n’aurez pas de compte à rendre sur ce qu’ils ont fait »[2] .
Alors que certains restent encore fermés dans une histoire passée refusant de voir le monde tel quel, d’autres en revanche sont dans une théologie messianique futuriste radicalement tourné vers des promesses. Les références scripturaires ne manquent pas. L’objectif est de faire advenir l’événement attendu selon une logique pragmatique où la fin pourrait justifier toutes les interprétations des Textes et légitimer ainsi une herméneutique utilitariste pour mobiliser toutes les pratiques et les violences pour que cette promesse advienne. Il faudrait reconnaître cependant que ce rapport qui relèverait d’une forme d’eschatologique appliquée est en général moins présent dans la pensée musulmane médiévale classique [3] . Cela s’expliquerait par le fait que les musulmans étaient alors suffisants et triomphants. En effet malgré la présence de Textes prédictifs prophétisant certains évènements, jamais les théologiens classiques n’ont élaboré une quelconque théologie de l’histoire qui serait source de normes et de pratiques. Le Prophète lui-même avait pourtant reçu la promesse dès les premiers moments de sa mission de voir sa religion se répandre, alors qu’il était encore à La Mecque sous l’oppression et la persécution, n’a pas agi comme s’il n’avait une garanti absolue de la part de Dieu quant à l’accomplissement de sa mission. Il ne s’était tenu qu’à la conformité au devoir du moment. Pour la simple raison mystique c’est quand Dieu promet c’est toujours avec des conditions qui parfois échappent même à la compréhension et à la vigilance d’un Prophète.
Nous resterons toujours ignorants des forces latentes, matérielles ou/et spirituelles du monde et nous sommes incapables de pressentir les imprévisibles contagions spirituelles qui soudain peuvent le transformer ou le faire basculer.
Aujourd’hui l’eschatologie est devenue une pratique en vogue chez certains musulmans qui passent leur temps à recenser les signes de la fin des temps parmi lesquels se trouverait le retour du Messie (Jésus) une deuxième fois, un futur combat contre les juifs,… entre autres avènements qui annonceraient un retour victorieux des musulmans sur la scène de l’Histoire. Il s’agit là d’une théologie de l‘histoire par défaut. (…) nous avons une vraie matière (…) pour une épistémologie inspirée de la réalité en lien avec une certaine sérendipité de l’histoire qui éveille ou réveille l’esprit herméneutique qui fait sortir la raison musulmane d’une habitude qui l’aurait longtemps émoussée. Elle permet aussi de lui faire découvrir des zones sémiologiques des textes qui n’ont pas été jusqu’alors explorées.
[1] « Si une épreuve amère vous a touchée sachez que les autres aussi ont connu une telle épreuve. Et c’est ainsi que Nous alternons les jours -tantôt fastes, tantôt néfastes- entre les gens…». (Coran ; chapitre 3 ; verset 140)
[2] Coran ( 2, 134).
[3]La majorité des tendances théologiques de l’islam s’inscrit dans une perspective historique messianique. En effet, des Hadiths du Prophète évoquent l’avènement du Messie (al-maçîh). Certains savants modernes sunnites mettent en doute leur authenticité. Quant au Coran, il n’en parle pas explicitement. Mais les musulmans en général n’octroient pas beaucoup d’importance à cette croyance. Par contre la tendance musulmane chiite, notamment duodécimaine, vit particulièrement avec intensité et ferveur une double attente : l’avènement de leur douzième Imam -et dont l’existence d’ailleurs est entrain d’être aujourd’hui mise en cause théologiquement par des intellectuels et théologiens chiites- et la Parousie du Messie. Le même Messie de la Bible. Nous reviendrons ultérieurement sur cet aspect eschatologique.
La vocation de la Terre sainte : Un juif, un chrétien et un musulman s’interrogent – Editions Lessius 2014- Chap. L’histoire n’est pas un code / p.212