jeudi, mars 28 2024
     Nous habitons le continent le plus sécularisé du monde et, au sein de celui-ci, la France en est le pays le plus sécularisé. Elle va ainsi à l’inverse d’un « monde d’aujourd’hui (qui) est, à quelques exceptions près […], aussi furieusement religieux que toujours, et par endroits plus qu’il ne l’a jamais été[1] », comme l’analyse Peter L. Berger[2]. Or, c’est sous la forme d’un islam polymorphe que ce monde bouillonnant de religiosité a fait irruption dans la République laïque française. Max Weber avait parlé du « désenchantement du monde » pour qualifier un mouvement de l’histoire qui mettait progressivement la religion à l’écart des affaires temporelles et de la gestion rationnelle du monde, comme condition d’entrée dans la modernité.
    Marcel Gauchet, dans un de ses ouvrages, énonce d’entrée de jeu que le christianisme aura été « la religion de la sortie de la religion »[3]. Or, la religion n’était pas morte, y compris la chrétienne, mais simplement en sommeil, en attente de conditions favorables lui permettant de se réveiller. Un évanouissement de la foi et non son extinction. La réalité, c’est qu’elle[4] fait partie des besoins fondamentaux de notre humanité. L’explosion politico-religieuse qui a touché une partie du monde musulman est malheureusement venue nous le rappeler avec violence. En Occident, s’il y a eu un assoupissement de la foi chrétienne, l’agnosticisme et l’athéisme n’ont pas été épargnés. L’engagement politique non plus.
     Aussi, le transfert du sentiment de culpabilité[5] – hérité de la morale chrétienne – à celui de responsabilité et de contribution à la modernité a-t-il conduit à une « fatigue d’être soi » et à l’émergence d’une société dépressive[6]. Voici ce qu’écrit Jacques Ellul sur la situation d’un Occident qui a « perdu » la foi, même séculière[7] : « Depuis que la laïcité, la République, l’agnosticisme sont bien installés, cela ne présente plus beaucoup d’intérêt ! […] On ne croit plus en aucune valeur, les dernières comme le patriotisme ou le socialisme sont bien finies. On ne croit plus rien […]. Et tout d’un coup arrive par miracle une croyance forte [l’islam], avec tout le corpus qui donne un sens : vérité proclamée, rites, morale spécifique, absolu des comportements, intransigeance… Comment ne pas être attiré par ce trop-plein de richesse venant combler notre vide ?
      Évidemment, les intégristes font peur ; mais il y a maintenant autour de nous tant de musulmans pieux et d’agréable commerce – après tout, pourquoi pas ? […] ; mais il y a tant de richesses chez les philosophes musulmans, ils ont déjà apporté tant de lumières que nous ignorions – Al-Kindi, Al-Farabi, Avicenne, Averroès… De quoi sortir de la monotonie de la querelle hégélienne[8] ! »
 
      Jacques Ellul surestime l’islam ! Il exprime sa fascination, mais cache au fond une réelle inquiétude. L’islam viendrait, pense-t-il, combler par défaut un vide religieux et séculier en Occident. Malheureusement, pour le moment l’islam est plutôt en train de remplir ce vide avec un fracas assourdissant qui effraie tout le monde, générant parfois soit une rechristianisation identitaire et revancharde, soit l’extrémisme de certains défenseurs de la laïcité. Ce qui se passe en France est le reflet d’un mouvement plus global de dé-sécularisation, une sorte de contre-sécularisation, constatée par Peter L. Berger, alors que lui-même a longtemps défendu la théorie de la sécularisation. Il souligne que, dans certaines sociétés, celle-ci n’est pas nécessairement liée aux consciences individuelles, mais surtout à la perte de l’influence des institutions religieuses sur les croyants qui tentent de jouer, auprès des moins pratiquants, un rôle politique et social. Peter L. Berger constate que la relation entre religion et modernité est compliquée, puis conclut : « Les tentatives de créer des religions sécularisées ont en général échoué ; les groupes religieux dont les croyances et les pratiques dégoulinent de surnaturel réactionnaire (pas du tout le genre qui plaît aux universitaires distingués) ont beaucoup mieux réussi[9]. »
      Ce phénomène de contre-sécularisation – ou ce qu’on appelle aussi un « retour du religieux » – embrasse toutes les traditions. L’Église orthodoxe reconquiert ses territoires perdus en Russie. Les pays de l’ex- URSS assistent au redéploiement des religions qui prennent leur revanche sur l’athéisme. Même la Chine fait sa réconciliation avec le confucianisme[10]. Elle en fait même sa promotion, mais aussi celle du taoïsme et du bouddhisme (dans une moindre mesure). Le positivisme d’Auguste Comte n’a pas été validé par notre histoire contemporaine. Au contraire, celui-ci est mis en cause par « la fin des certitudes de la science[11]», celle des sciences exactes, notamment de la physique moderne, et par un retour du politico-religieux sur la scène internationale, etc. La religion n’est pas derrière nous, mais devant nous. Ce changement de paysage religieux propre à chaque pays est renforcé par les mouvements d’immigration[12] avec toutes les conséquences que l’on connaît sur les équilibres démographiques. Il est accéléré par les immigrations religieuses virtuelles, rendues possibles grâce aux moyens de communication de plus en plus sophistiqués qui ignorent les frontières physiques des États.
      On parle de la mondialisation économique permise par la circulation physique et numérique des biens, or existe aussi celle des religions qui empruntent les mêmes autoroutes physiques et virtuelles. Une forme d’effervescence des religions guette notre État, épuisé, impuissant devant une économie irrationnelle qui accroît les inégalités, lesquelles peuvent générer des violences. Les religions profiteraient des promesses politiques non tenues pour proposer, à défaut d’autres voies de salut pour les âmes, un bonheur qui ne se mesure ni ne se vérifie par le pouvoir d’achat. Nous comprenons dès lors pourquoi notre République est laïque et sociale[13], car le social constitue un levier important de la laïcité pour parer à toute tentation de repli communautariste par défaut. Face à une métamorphose et à une volatilité géothéologiques[14], notre laïcité française est plus que jamais d’actualité. Un modèle et une réponse à ce retour à la religion, déstructuré et inquiétant. Encore faut-il être capable de se réformer pour y faire face. Ce qui ne sera possible qu’à condition qu’elle soit bien comprise et bien appliquée. Depuis un certain temps et à cause de l’islam, la laïcité est invoquée partout comme une formule magique, mais aucun livre n’en délivre le secret. De quoi s’agit-il donc ?
 
1. Peter L. Berger, Le Réenchantement du monde, op. cit., p. 15. 2. Américain, grand spécialiste de la sociologie des religions, de la sécularisation notamment.
3. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985, p. 2.
4. Ou bien la spiritualité, le sacré, c’est-à-dire toute forme de croyance ou de transcendance.
5. Que nous avons déjà vu dans le chapitre 5.
6. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Poches Odile Jacob, 2000, 415 p.
7. La « foi séculière », c’est-à-dire la foi relative aux idéologies et aux utopies nées au xixe siècle, développées au début du xxe siècle, comme le scientisme, le modernisme, l’humanisme, le socialisme, le communisme, le nationalisme, etc.
8. Jacques Ellul, Islam et judéo-christianisme, PUF, coll. « Quadrige », 2016, p. 46-47.
9. Peter L. Berger, op. cit., p. 15-17.
10. Comme le bouddhisme, le taoïsme et le shintoïsme, le confucianisme n’est pas une religion comme on pourrait la concevoir dans le monothéisme (judaïsme, christianisme et islam). C’est un système philosophique, de sagesse spirituelle, avec des rites traditionnels.
11. « Nous pensons nous situer aujourd’hui à un point crucial de cette aventure, au point de départ d’une nouvelle rationalité qui n’identifie plus science et certitude, probabilité et ignorance. » (Ilya Prigogine, La Fin des certitudes, Poches Odile Jacob, 2001, p. 15.)
12. Je n’entrerai pas ici dans les causes d’une politique et d’une économie occidentales désastreuses qui sont à l’origine de ces mouvements migratoires, y compris les migrations climatiques.
13. Article premier de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens […].»
14. La géothéologie est l’équivalent de la géopolitique. Elle signifie la présence des religions, leur interaction et leur impact positif ou négatif sur la stabilité des régimes, des sociétés, des pays, etc.
 
 Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon – p311 à 316

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