mardi, décembre 3 2024

Le culte (al-‘ibâdât)

Le culte est l’expression immédiate de la foi. Il est son niveau vertical et sa portée la plus spirituelle, la plus religieuse, qui établit le rapport direct Homme-Dieu sans sacerdoce. Il correspond à une nécessité spirituelle musulmane constante quelle que soit la société ou la civilisation. Cette dimension de la sharia est invariable et la plus essentielle. Et c’est pour cette raison qu’on a souvent tendance à qualifier le musulman de pratiquant tant qu’il observe le culte.

C’est le domaine des adorations strictes : les cinq prières (as-salât), l’obligation matérielle cultuelle (zakât)[1] sous conditions définies, le jeûne du mois de Ramadan (sawm) et le Pèlerinage (hadj) pour celui qui en a les moyens. Immuable dans son principe, la forme du culte peut toutefois être aménagée selon les conditions où se trouve le musulman (travail, voyage, maladie…).

Dans ce domaine, la rège est « l’interdiction originelle », c’est-à-dire que toute invention de rite est interdite, sauf ce qui est établi par les Textes.

À ce niveau de visibilité de l’islam, non seulement la République française le tolére, mais elle a l’obligation de protéger la liberté de son expression (individuelle ou collective) pour ceux qui ont choisi de l’exercer[2] .

La morale (al-akhlâq)

Par ce terme, il faudrait entendre le domaine des règles de conduite individuelle. Ce domaine est lié à toutes les dimensions de l’islam ( le culte, le droit et la mystique). Mais contrairement au culte, le canoniste dès qu’il s’agit de la morale il doit chercher la raison de l’obligation ou de l’interdit. C’est donc un domaine ou la marge de manœuvre donnée à l’interprétation et à l’ijtihad est considérable en liens avec les variables sociologiques ( les traditions, les contraintes ( ad-darûra), le besoin ( al-hâja)…). À l’opposé du cultuel, on parle ici de « la permission originelle », c’est-à-dire tout comportement, toute chose ou tout produit est à l’origine permis ou toléré par la sharia tant qu’il n’y a pas d’interdiction textuelle formelle. L’interdiction ici est exceptionnelle et pas la règle[3].

Ce niveau de la sharia prendra un rôle cardinal dans la situation laïque. Car le rapport avec l’islam se résumera essentiellement à cette dimension : la conscience propre et libre de chaque musulman .

Le droit (al-mou’âmalat)

C’est le troisième champ de la sharia. Lorsqu’on évoque le mot droit, cela sous-entend en général l’existence d’un système coercitif qui veille à son application : des tribunaux, des juges (cadis)… et donc un code pénal. Notons d’emblée que même dans le droit classique médiéval musulman le code pénal ne s’applique pas aux musulmans en « terre non musulmane », même s’ils en ont la possibilité.

La notion de l’« éthicisation de la sharia » traduit cette posture canonique qui renvoie au droit français dans le domaine du mariage, du divorce, des conflits juridiques entre musulmans. Notre sharia se contacte en rite et morale individuelle pour faire place au droit français dans ses pratiques. Elle confère ainsi la légalité islamique en intégrant le droit français et en excluant le droit musulman de la sharia. Par conséquent le droit des musulmans de France est le droit Français. C’est pour cette raison que j’utilise le terme de « canonisme » au lieu de celui de « droit musulman ».

Ce procédé de contraction de la sharia et sa réduction aux domaines du rite et de la morale individuelle constitue le deuxième degré de la relativité de la sharia de minorité.

J’ajouterais ici que l’erreur à ce niveau taxinomique, de classification des normes, conduirait  à mettre un commandement coranique ou prophétique dans le culte alors qu’il relève de la morale, ou de le mettre dans le droit alors qu’il relève de la morale personnelle. Par exemple, le fait mettre des « normes » vestimentaires dans le registre cultuel, alors qu’elles relèvent de la morale qui, contrairement au culte, intègre dans leur expression les variables culturelles (al-‘urf ou al-‘âdâte). Le deuxième exemple celui de l’abattage d’une bête pour la simple consommation, acte qui relève d’une éthique, et qu’on appelle improprement d’ « abattage rituel ». Par contre nous avons trois sacrifices, qui relèvent du vrai sens rituel : la ‘aqîqa, et celui de la fête du sacrifice (al-adhâ) effectué dans la même période que le pèlerin, qu’on appelle l’offrande (al-hadye). On pourrait dire la même chose du mariage dont une partie relève de la morale et la forme relève du droit.

Il faudrait à ce niveau de pratique éviter de ritualiser tous les comportements du musulman. La notion du « halal » est aujourd’hui souvent réduite à cet aspect, comme si les autres comportements : les paroles, les contrats, le rapport à l’agent, le travail, l’engagement dans la société…, n’obéissent pas à cette notion qui aussi une notion morale.

Les deux éléments consubstantiels de la sharia

Al-hukme (canon) et la fatwa sont les deux éléments qui donnent corps à la sharia. Elles en sont deux expressions qui s’amalgament et se différencient selon la situation et le contexte de pratique. Un canon peut être une fatwa et vice-versa. Il y a donc une réversibilité voire une consubstantialité de ces deux aspects de la sharia. Pour des raisons méthodologiques nous distinguons la fatwa du canon : celui-là définit grosso modo comme un code fixe et définitif[4], celle-ci comme une norme variable.

Le canon (al-hukm) constitue la norme fixe qui tend relativement (théoriquement) à l’adialecticité contextuelle et culturelle[5] ; la fatwa quant à elle insiste davantage sur le contexte et sur les conditions humaines, sociales de la pratique. En effet, il est une règle établie chez les principologues qui stipule que : « la fatwa change en fonction des époques, des situations, des lieux, des mobiles, des traditions et des conventions sociales »[6].

On peut dire aussi que la loi canonique (al-hukm) est un principe immuable, rendu applicable ou inapplicable par la fatwa. C’est pour sa souplesse que nous avons choisi de penser méthodologiquement la pratique musulmane en France en terme de fatwa. Aussi la fatwa se doit-elle d’être une réponse à une situation réelle, et non une réponse canonique fictionnelle à une situation virtuelle.

En principe toute situation trouve sa réponse dans la fatwa. Le Prophète lui-même a indiqué qu’il existerait toujours dans sa communauté des savants qui, en se prononçant canoniquement sur des situations inédites, tendront à trouver des réponses justes et adéquates[7]. Donc la vérité canonique est possible quels que soient l’époque et le lieu où se pourrait se trouver le(s) musulman(s).

LA FATWA, LECTURE NECESSAIRE DE LA SHARIA EN SITUATION DE MINORITE

 Le procédé de la fatwa

Étymologiquement la fatwa veut dire le fait d’éclairer un problème, de répondre à une question[8]. Dans le langage canonique islamique conventionnel, elle signifie le fait d’être informé sur la loi concernant une question religieuse, formulée par le canoniste (faqîh)[9]. La fatwa est donc un avis canonique (ra’yun fiqhey).

En général, la fatwa touche aux questions du fiqh. Mais il existe cependant des fatwas théologiques, mystiques, principologiques et même relatives à la grammaire arabe. Classiquement, elle relève de la compétence du mufti ou du jurisconsulte. C’est une fonction religieuse qui se distingue de celle du qadi (juge musulman), de celle du prédicateur, de l’imam des cinq prières dans la mosquée, du moraliste (al-wâ‘idh)…

La loi, (al-hukm) ou la règle (qâ‘ida), en tant que principe régulateur, est en quelque sorte le côté invariant de la sharia. Parfois la fatwa consiste à adapter la loi par la règle en l’ajustant à la situation correspondante, en tenant compte de son accord avec les archétypes principologiques de la sharia qui varient selon les doctrines canoniques. Elle peut consister par exemple à différer l’application d’une loi, annuler son application ou même l’interdire, allant jusqu’à prescrire un interdit scripturaire par dérogation comme nous le verrons à la fin de cet article. En résumé, le procédé de la fatwa permet de contextualiser la sharia et par conséquent de proposer différentes expressions de la visibilité en islam.

La fatwa est une norme mobile. Elle suit une trajectoire déterminée par plusieurs paramètres. Beaucoup de fatwas sont auto-biodégradables dans le sens qu’elles contiennent dans leur énoncé les éléments et les critères spatio-temporels de leur validité, fixant ainsi la durée de leur vie. L’objectif de la fatwa c’est de coïncider le plus possible avec l’intention du Législateur Suprême (Dieu) en conciliant son ordre normatif (canon) avec son ordre naturel (situationnel et social). La fatwa n’est donc pas uniquement l’énonciation d’une simple loi contenue dans un texte révélé (verset ou hadith). Il faut que la norme (al-Qadar ach-char’y) s’imbrique adéquatement à la situation (al-Qadar al–kawny). Le procédé de la fatwa permet ainsi la réalisation de la pratique (individuelle ou collective) quelles que soient les conditions auxquelles est confrontée la communauté ou l’individu par le moyen de ce que les anciens appelaient fiqh an-nawâzil[10] : un canonisme lié aux questions relatives à des situations inattendues. La fatwa est cet aspect de la sharia susceptible de répondre à l’imprévisibilité des situations. Ce qui nous offre l’occasion d’aborder la fatwa en tant que concept méthodologique et principologique, une dimension et un état d’esprit canonique, et pas seulement en tant qu’énoncés de normes circonstancielles de canons.

À ce niveau de développement, nous parvenons au troisième degré de la relativité de la sharia de minorité.

Formes et niveaux de la fatwa

La formulation de la fatwa peut revêtir plusieurs niveaux et prendre des formes variées. En situation laïque, nous en proposerons les typologies suivantes :

 La fatwa positive, par articulation

 La fatwa peut se limiter à la simple énonciation d’un texte (verset ou hadith) dont le contenu normatif est univoque et formel[11] ou d’une loi déjà contenue dans les ouvrages de jurisprudence (fiqh), si les conditions de leur mise en pratique le permettent. La fatwa se confond ici alors avec la loi.

La fatwa positive commune

 Elle a une portée nationale française. Elle est élaborée en fonction de ce que j’appellerais la pratique moyenne nationale française, voire européenne par extension, qui prend en considération le niveau réel de religiosité de la communauté dans son ensemble. À chaque époque, à chaque contexte, le canoniste se représente a priori une orthopraxie moyenne autour de  laquelle il construit sa lecture de la sharia. Cet a priori n’est pas subjectif, mais basé sur une étude, la plus objective possible. Ceci postule une connaissance de la philosophie et des fondements sur lesquels repose la sharia ainsi que de la réalité sociologique de la pratique réelle des musulmans. Le niveau moyen de la pratique de la communauté évolue selon son niveau de connaissance religieuse répondue, selon le temps, les coutumes et les contraintes. En effet, Hudaïfa, Compagnon rapproché du Prophète a constaté que déjà à l’époque de la deuxième génération de l’islam, le niveau des pratique a changé. Il avait fait la remarque suivante : «  Du vivant du Prophète nous -Compagnons- évitions certaines paroles qui renvoyaient celui qui les prononçait au rang des hypocrites (al-munâfiqûn), maintenant -tellement banalisées- je les entends de la bouche de certains d’entre vous -Successeurs- quatre fois en une seule rencontre »[12]. Cette remarque de Hudaïfa nous donne un indice sur le niveau moral qui a changé en l’espace d’une génération et que la rapport à la faute a changé.

Ce que je veux expliquer ici, c’est qu’il y a un seuil ou un niveau moyen de pratique religieuse pour chaque époque et pour chaque société. Autrement dit, une faute morale grave (kabîra) dans une culture donnée, peut devenir vénielle (saghîra) dans une autre. Il revient au mufti de le déterminer, à condition qu’il soit lui-même sociologiquement intégré dans la culture dans laquelle il est amené à parler de la sharia. Il ne s’agit pas de justifier, encore moins d’encourager les musulmans à un quelconque relâchement moral ou cultuel à outrance. Nous remarquons tout simplement qu’il existe une forme de religiosité minimum nécessaire pour une communauté musulmane donnée dans des circonstances données. La fatwa commune devra à ce titre énoncer un ensemble de devoirs islamiques qui constituent ce quantum minimum au-dessous duquel nous ne pouvons descendre sans manquer à notre devoir religieux dans notre contexte, dans l’espace européen et français en particulier.

La fatwa, produit de cette démarche, peut être admise comme une loi (hukm), règle ou principe normatif, à caractère adaptatif ou/et à conséquence revendicative d’un droit à une visibilité légitime. Elle cherche à désigner une pratique possible qui s’inscrit dans le cadre juridique théorique français. Elle concerne les musulmans qui veulent vivre dans la légalité par rapport à leur religion, autrement dit ceux qui ont fait le choix de se conformer à la sharia. Rappelons que cette catégorie de musulmans est une minorité dans la minorité. La majorité des musulmans négligent beaucoup d’enseignements cultuels et moraux essentiels de l’islam -à cause de leur relâchements et négligence ou de leur ignorance tout simplement- dont la mise en pratique est pourtant possible humainement, socialement… tels que les cinq prières par exemple. Soulignons qu’à ce niveau d’approche canonique il ne revient pas au travail du canoniste d’avoir un style d’exhortation à cette pratique, c’est le prédicateur (dâ‘iyya) qui doit le faire en respectant l’art, la pédagogie et les règles de la prédication qui elles aussi doivent être en rapport avec la situation et la réalité de la communauté musulmane de France. Nombre de règles ne doivent pas échapper à notre intelligence lors de la formulation des fatwas communes, car il y a toujours un risque de malentendu, de déformation, voire de manipulation ou de perversion de ce type de fatwa.

Aussi, serait-il périlleux de confondre les degrés des impératifs et donc la valeur canonique de chaque pratique musulmane. Dans son ouvrage Al-furûq, le malikite Al-Qarâfy[13] a établi un ensemble de règles relatives à la « prévalence canonique » (at-tarjîh) des pratiques religieuses les unes par rapport aux autres[14]. Ce sont les critères liés à notre situation laïque qui nous permettront  d’établir justement un barème adapté à notre pratique effective, en faisant prévaloir canoniquement certaines pratiques sur d’autres. Si l’ordre des priorités canoniques (al-awlawiyyât echar’iyya) a un lien avec une certaine hiérarchisation des lois procédant des sources (Coran, sunna, ijmâ’, analogie…), l’évaluation canonique (fiqh al-muwâzana),elle, est tournée plutôt vers les conséquences de l’application de ces lois ou fatwas. Elle vise à en minimiser les inconvénients, les contraintes et les perversions (al-mafâsid) et à en optimiser les avantages (al-masâlih). Peser la valeur des pratiques en fonction des situations et estimer les avantages et les contraintes qu’elles pourraient engendrer sont des procédés canoniques indispensables pour notre situation.

N’ayant pas compris la portée d’une fatwa prohibitive, certains peuvent effectivement s’y conformer mais pour aller vers un produit ou adopter un comportement encore plus interdit. Pour éviter des comportements désorientés, Ibn-El-Qayem a mis en garde tout mufti qui formule une fatwa interdisant quelque chose sans proposer aux gens une alternative ou une commutation [15]. La sharia n’interdit pas une chose nécessaire et indispensable aux gens ou un comportement, sans proposer de substitution.

Aussi le mufti doit-il être capable de connaître la marge de manœuvre que lui permet le droit français, d’être informé aussi sur les interprétations du droit afin que sa fatwa ne soit pas instrumentalisée dans le sens de troubler l’ordre public juridiquement établi. Elle doit s’inscrire dans le cadre du droit français. À ce niveau de connaissance du droit français, le mufti doit tenir compte du déplacement de la légalité en France et de son alignement sur un droit européen en cours de formalisation, et donc ses fatwas doivent prévoir une certaine mobilité dans ce sens.

Il faudrait rappeler que le souci d’une orthopraxie minimaliste doit être la règle. En effet, toute codification excessive ou énonciation massive de fatwas risque d’armer la résistance, chez la communauté, à toute autorité canonique même sincère et bienfaisante. La multiplication ou l’inflation normative énerverait la pratique musulmane qui se répercuterait sur cette même autorité canonique qui se verrait réduite finalement à l’impuissance. Or, un minimum d’autorité canonique est indispensable à la vie religieuse et à l’organisation de la communauté, sinon c’est l’anarchie canonique et le chaos religieux qui prendront place. Il vaut donc mieux pour cette autorité canonique (muftis) laisser des règles, des normes dans le vague où elles conserveront une valeur uniquement persuasive, où elles constitueront des repères intellectuels, spirituels et psychologiques, plutôt que de les composer par des analyses et détails canoniques qui ne serviraient à rien, sinon à perturber les esprits des musulmans en quête de stabilité. La sharia doit alors exclure de ses formulations normatives tout ce qui parasiterait la vie des musulmans et handicaperait leur intégration. Il ne faut en aucun cas les saturer de normes et de codifications, ce que d’aucuns malheureusement aiment à faire, car cela pourrait même perturber leur foi. Ce qui le contraire de l’objectif de la sharia qui doit rapprocher le musulman de son Dieu et pas l’en éloigner.

La fatwa positive situationnelle ou individualisée

Tandis que la fatwa commune se construit en fonction du texte juridique français en théorie fixe, la fatwa situationnelle, elle, est énoncée selon la situation culturelle et en fonction des mentalités françaises qui constituent dans certains domaines une certaine contrainte sociale qui limitent la visibilité de la pratique musulmane, pourtant tolérée par le droit. renconterrait des comportement  : la construction d’une Mosquée avec un minaret est interprétée dans certaines localités par les populations avoisinantes comme une provocation, une ostentation pour reprendre un terme à la mode. Dans le cas où le projet risquerait d’être remis en cause en raison de la présence du minaret il n’y aurait aucun mal à construire sans minaret, d’autant plus qu’il n’y a aucune architecture sacralement canonisée en islam. Ou bien par exemple certaines pratiques individuelles en public qui pourraient choquer l’entourage du musulman et lui créer des problèmes relationnels ou professionnel. Comme le cas de certains musulmans très rigoristes, par exemple, qui refusent de s’asseoir avec leur collègue de travail autour d’une table ou le porc et le vin sont consommés.

Ce type de fatwa concerne des conditions particulières. En d’autres termes, la fatwa commune est une norme-spectre touchant le maximum de musulmans qui veulent pratiquer, tandis que la fatwa situationnelle est une norme-faisceau qui éclaire les pratiques liées à des individualités et à des situations exceptionnelles non explicitées par la fatwa commune. La fatwa commune respecte l’ordre public, alors que la deuxième forme de la fatwa positive vise, entre autres, à éviter la fracture socio-culturelle avec le reste des concitoyens non musulmans. Autrement dit, la fatwa commune est d’ordre théorique respectant le droit français, la fatwa situationnelle est d’ordre pratique en lien avec la culture majoritaire et les mentalités ambiantes.

Il s’agit alors d’une individuation de la fatwa, valable pour une personne, inappropriée pour une autre ; valable pour le même individu dans une situation, inadéquate dans une autre. Ce procédé s’inspire d’un ensemble de fatwas du Prophète qui variait ses réponses en fonction des individus et en fonction des situations vécues pour un même individu. Nous avons le hadith par exemple dans lequel le Prophète a donné une autorisation à Abu-Burda en lui disant :  « Cela n’est permis qu’à toi» [16] . Or il a donné cette même dérogation à un autre Compagnon qui s’appelle Oqba b. Amer[17] dans des termes similaires. Cela veut dire que ce type de fatwa doit rester une exception, mais peut néanmoins concerner tout individu qui se trouve dans cette même situation exceptionnelle.

Les exceptions de ce type de fatwa ne doivent pas remettre en question la portée nationale française de la fatwa commune. Elle constitue une norme dans le contexte juridique de la fatwa individualisée affine, particularise ou abroge ponctuellement. La fatwa commune constitue une loi musulmane de minorité et par conséquent elle fondera le corpus d’un canon musulman français ; la fatwa situationnelle est dans ce cas une fatwa de minorité. Voilà une deuxième typologie.

Disons en passage que rien n’interdit  de proposer d’autres typologies. Par exemple, la classification de la loi en deux temps :  la loi-canon, la loi-fatwa, et la loi-dérogation. La première est la loi idéale, absolue, à laquelle il faut tendre dans les circonstances normales[18] ; la deuxième est la loi rendue accessible dans une situation exceptionnelle[19] ; et la troisième est l’exception de l’exception qui ne concerne en général que des individualités et des situations extrêmes dans une situation de minorité.

La connaissance de la psychologie, des mentalités, des coutumes des gens est indispensable pour faire s’articuler aux cas précis des fatwas qui leur correspondent sinon le mufti commettrait des aberrations. Il ne faut pas qu’il perde cette dimension souple de la fatwa qui change en fonction des mœurs et de la mentalité des gens[20]. Ahmad Ibn-Hanbal, à ce titre, est le mufti archétypal. Il avait l’habitude de varier ses fatwas en fonction du questionneur. D’abord il refusait par principe de répondre à des questions qui relevaient du scrupule ascétique (al-wara‘e), surtout quand elles provenaient de personnes dont la pratique religieuse était très faible. Il n’appréciait pas cette attitude provenant de gens qu’il savait incapables d’assumer les conséquences une fois la fatwa formulée. Pour ces cas il n’hésitait pas à donner des dérogations jusqu’à leur permettre d’accomplir (al-makrûhât) ce qui frôle l’interdit formel (al-harâm) et ce qui relève canoniquement du « douteux » (ash-shubuhât)[21]. Par contre il formulait les fatwas les plus rigoristes quand il s’agissait de mystiques ou de dévots ascètes, dont il connaissait le niveau élevé de leur pratique scrupuleuse.

Mais connaissant bien la pratique moyenne des musulmans, très modeste, le mufti ne doit donc pas s’aventurer à détailler -quelquefois hypocritement- des normes canoniques que lui-même n’arrive pas à mettre en pratique, en dépit du fait que son niveau de pratique doit être théoriquement plus élevé que celui de la moyenne.

La fatwa intérieure :

Parfois, et même souvent, le Mufti se trouve devant l’incapacité de répondre à une question individuelle, concernant une situation et un cas particuliers. Confronté à ces cas de plus en plus fréquents, à cause de la complexité croissante de notre société et les situations inextricables dans lesquelles elle met de plus en plus ses individus, l’attitude du mufti doit se référer à celle du Prophète, renvoyer l’individu à trouver sa propre réponse.  En effet, un homme est venu un jour le questionner sur le bien et le mal. Et le Prophète de lui répondre : « Demande une fatwa à ton propre cœur (içtafti qalbac)», c’est-à-dire : « Consulte ton cœur ». Il lui donna deux critères pour les mesurer et qui ne trompent pas : « Le bien, lui dit-il, c’est ce qui procure à ton cœur  une sérénité; et le mal c’est ce qui bouillonne dans la poitrine et dont tu as honte à divulguer en public »[22].

Ce type de fatwa responsabilise les musulmans qui ont tendance à mettre la responsabilité sur les religieux, quant au destin de leur vie. Le mufti doit leur rappeler que Dieu a déposé dans leur fort intérieur une raison universelle (fitra) qui leur permet de répondre à leur situation.

Avec ces deux dernières typologies de la fatwa : circonstancielles et intérieures notamment, nous pouvons dire que la sharia de minorité réalise le quatrième niveau de sa relativité.

Une question reste cependant posée pour les fatwas intérieures  au cas au le mufti en connaîtrait les réponses,  est-il obligé moralement d’y répondre?

C’est ce qui va nous introduire à une autre dimension de la fatwa, négative cette fois-ci, par omission volontaire.

La fatwa négative par omission volontaire, ou mutisme canonique principiel.

             Cette méthode consiste à ne pas énoncer la loi automatiquement même sous la pression de la demande, même si le mufti est avisé de la réponse. Il doit tenir en compte d’une certaine évolution dans son énonciation en fonction de la disponibilité spirituelle et morale de la communauté et des individualités qui la composent.

Ibn-Taïmya résume la pédagogie que doit respecter tout savant qui se respecte en ces mots : « Le savant -mufti- tantôt émet des ordonnances, des interdictions, des tolérances, tantôt il s’abstient volontairement d’ordonner, d’interdire ou de permettre… et comme il est dit : « il y a des questions dont la seule réponse est le silence », exactement comme l’a fait le Coran au début de l’islam en s’abstenant d’interdire ou prescrire certaines choses… le savant peut donc, à l’instar de cette démarche, reporter ses avis jusqu’à ce les conditions favorables soient réunies… le Prophète lui-même ne transmettait -des lois- que ce qui était possible -praticable- au moment où il le faisait : la sharia ne fut pas communiquée en bloc,  mais conformément à la sagesse qui dit que « Si tu veux être obéit demande le possible»[23].

Nous avons évoqué au départ que la fatwa s’inspire théologiquement de l’acte divin et du modèle prophétique dans leur sagesse. Ici nous en avons la confirmation d’Ibn-Taïmiyya.

Il y a lieu de parler d’un mutisme réfléchi ou d’une anomie canonique pensée. Trois raisons expliquent cette posture :

-La question n’est pas importante si on la situe dans la hiérarchie des pratiques religieuses ;

-Les conditions ne se prêtent pas à sa formulation, surtout si elle est prématurée ou si celui qui demande l’information canonique est incapable de comprendre sa signification ou sa portée, et donc elle sèmerait le doute dans son esprit ;

-Sa mise en pratique risque d’être pernicieuse et d’avoir un effet très négatif pour le musulman ou pour toute la communauté à court ou long terme.

La fatwa négative peut même aller jusqu’à interdire ou rendre caduc des fatwas encombrant la vie de la communauté, des contre-fatwa-s ou anti-fatwa-s.

Ce concept d’anti-fatwa est illustré par l’attitude d’Ibn-Taïmya, encore une fois. Il avait un jour empêché un de ses élèves d’interdire la consommation du vin à un groupe de Tatars en ébriété. Il a estimé que les laisser boire le vin est conforme dans cette situation à l’esprit de la sharia. Car ces derniers nouvellement convertis en islam n’en ont pas encore saisi les préceptes et n’ont pas encore rompu avec leur tempérament guerrier, sauvage et notamment la consommation abusive du vin. Voyant son élève étonné devant son attitude, Ibn-Taïmya lui expliqua que Dieu lorsqu’il a interdit les boissons alcoolisées dans le Coran c’est parce qu’elles détournaient du rappel -de la souvenance- de Dieu et de la prière et qu’elles étaient sources de conflits entre les gens[24] . Or, l’ébriété des Tatars dans ce cas de figure, continua-t-il d’expliquer, les détournait et les empêchait de tuer des gens innocents, de spolier leur bien ou de les transformer en captifs esclaves. Effectivement, ces Tatars selon les historiens une fois réveillés de leur ébriété n’avaient pour principale occupation que de faire couler le sang et de violer les femmes.

Il s’agirait donc, par le biais de cette fatwa négative ou anti-fatwa, de commettre le moindre mal ou de proposer ce qui est le mieux dans une situation donnée. La sharia dans cette perspective n’est pas nécessairement l’application d’un canon (hukm) même s’il est bien clair et établi dans le Coran, dans la Sunna ou dans les références du fiqh. Au contraire le fait de leur interdire de boire le vin dans cette circonstance bien précise constituait, pour Ibn-Taïmya, un acte non conforme à la sharia. Interdire l’interdit devient alors une fatwa, une anti-fatwa, conforme à l’esprit de la sharia. L’interdit (al-harâm) peut donc devenir même une obligation (wâjib) ; ou le contraire, une obligation peut se transformer en interdit.

[1] El-Awzâ’i n’intègre pas cette pratique dans le domaine du culte mais dans celui de la morale et du droit, (voir Rahmatu el-‘umma fî ikhtilâfi el-‘umma de Mohammad b. ABDURRAHMÂN, Beyrouth, Edition Dâr el-kutub el-‘ilmiyya, 1987, p. 72). J’ai tendance à lui donner raison.

[2] L’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 stipule : » la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». l’article 31 de la même loi prévoit le délit d’atteinte à la liberté de conscience dans l’ordre religieux en punissant « ceux qui par voie de fait, violence ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte ».

[3] Règle établie par Chaféi. Voir Ghamzou ‘ouyoûn el basâ’ir d’Ahmad b. Mohammad el-hamawy, commentaire de Al-achbâhou wa en-nadhâr’ir d’Ibn-Najîm, t. 1, § 91, p. 223.

[4] Il existe une règle canonique qui dit :  « le changement des lois en fonction des époques est admis (lâ yunkaru taghayyuru el-ahkâm bi taghayyuri el-azmân) ». le mot lois ici (al-ahkâm –plur. hukm) dans son absolu, est impropre. En réalité cette règle sous-tend les lois qui sont formulées en fonction des coutumes (al-‘urf) ou à l’aide d’autres règles principologiques. Celle-ci est l’origine d’un ensemble de lois et de fatwas. Nous comprenons alors que le mot ahkâm dans cette règle signifie en réalité fatwas (voir Ali Ahmad NADAWY, El-qawâ‘id el-fiqhiyya, Damas, Edition Dar el-qalam, 1991 (1412), p. 123, édition préfacée par Moustafa ez-zarka). D’autres ont interprété le changement évoqué dans la règle par l’invention de nouvelles lois, qui n’existaient pas auparavant en fonction du besoin, comme l’a stipulé le cinquième calife, Omar Ibn-Abdulazîz (voir Ahmad ZARQÂ, Charh el-qawa’id el-fiqhiyya, 38e règle, Beyrouth, Edition Dâr el-gharb el-islâmy, 1e éd., 1983 (1403), p.174 ; édition préfacée par Mustafa Zarka et Adulfattah Abou-Ghoudda).

[5] Nous avons déjà fait remarqué que malgré l’approche autocentrée sur les Textes, les fuqâha, en formulant nombre delois (ahkâm fikhiyya), y ont inclus plus ou moins explicitement, les données culturelles de leur temps. Tout faqîh quelle que soit sont objectivité, ne peut échapper à la pression de la mentalité et de la culture de son milieu.

[6] Ibn-Qayyem AL-JAWZIYA a développé ce principe en 56 pages, I‘lâm el-muwaqqi‘îne, t. 3, p. 14- 70.

[7] Le sens de l’énoncé du hadith est le suivant : « N’anticipez pas les problèmes (canoniques ou théologiques). Il sera toujours parmi vous celui (Mufti) qui sera éclairé, inspiré, pour formuler la réponse (fatwa) juste et adéquate. Mais si vous vous engagez à anticiper des questions –théoriques- cela vous amènerait à la discorde et à l’égarement». Darâmy via Wahb b. Amroe AL-JOUMAHY, Ounan ad-Dâramy, t.1, Edition Dâr ihyâ’oou as-sounna an-nabawiyya, sans date, p. 49 ; édition imprimée à l’initiative et sous la direction de Mohammad Ahmad Dahmân.

[8] IBN-MANDHOÛR, Liçân al-‘arab, t. 15, p. 147.

[9] Ibid., p. 148.

[10] An-nawâzîl : plur. nâzîla c’est-à-dire les questions qui surgissent. Les canonistes les classent en deux sortes : an-nawâzil al kubrâ (les question liées à la situation de toute une communauté, telle que la question de la légitimité de notre situation en « terre laïque) et an-nawâzîl as-sughrâ (généralement des questions liées à des situations ponctuelles ou individuelles ; dans notre situation les questions normatives cultuelles et morales subordonnées à notre présence en Europe).

[11] Il n’est pas donné à n’importe qui d’argumenter scripturairement son avis. Il est regrettable de voir des gens utiliser à tort et à travers des versets et des hadiths sans aucune formation canonique, principologique ni même connaissance de la langue arabe classique, ce qui est indispensable !

[12] ABOU-NAÏM, Al-hilya,t.1, p. 279, biographie n° 42.

[13] AL-QARÂFY, Al-furuk, Beyrouth, ‘Alam al-ktub, sans date ; spécialement « Qâ’îdatou et-tafdîl », t. 1, 2e partie, p. 211-229.

[14] Voir aussi le très intéressant commentaire d’Ibn-Chât, Anwâr el-bouroûq.

[15] IBN-QAYYEM, I’lâm el-muwaqqi‘îne, t. 3, Beyrouth, Edition Dar el-koutoub el-‘ilmiyya, 1996 (1417), p. 12-13 ; édition authentifiée par Mohammed Abdussalâm Ibrâhim.

[16] Cette dérogation a été donnée à l’occasion de la fête du sacrifice. Abu Borda n’a trouvé qu’un antenais (agneau ou agnelle très jeune, né l’année précédente, inapte pour la reproduction) pour le sacrifier à l’occasion de la fête du sacrifice. BUKHÂRÎ via El-Bara b. Azeb, t. 11, K. 73, B. 8, n°5556-7, p. 127.

[17] Ibid., n°5555, p. 123. Nous n’avons aucune idée de la chronologie de ces deux hadiths (celui d’Abu-Borda et d’Oqba). La version de Baïhaqy est plus explicite. Le Prophète a dit à Uqba comme il l’a dit à Abu-Borda avec des termes légèrement différents :  « Il est une dérogation pour toi mais pas pour un autre ». Baïhaqy commente : « Si le hadith est confirmé, c’est que le Prophète a renouvelé cette dérogation » (BAÏHAQY, Sunan el-kubra, t. 9, Beyrouth, Edition Dar el-fikr, sans date, p. 270.

[18] Ceci nous est inspiré par le verset coranique dans lequel il est demandé aux musulmans de réaliser la piété au maximum comme il sied à la grandeur de Dieu. Coran (1, 102).

[19] Elle est établie par le verset qui nous demande une piété (religiosité) dans la mesure de notre possible. Coran (16, 64).

[20] IBN-QAYYEM, op. cit. ci-dessus note 29, t. 4, p. 204.

[21] Voir IBN-RAJAB, Jâmi’ el-ulûm, 1e partie, 2e éd., Beyrouth, Edition Mu’assassatu ar-risâla, 1991 (1412), p. 283-284 ; édition révisée et authentifiée par Chouaïbe El-Arna’ut et Ibrahim Bagesse.

[22] NAWAWI, al-arb‘îne an-nawawiyya, hadith n° 27, rapporté par Ahmed et Ad-Dâramî via Wâbisa.

[23] IBN-TAÏMYA, Majmou’atou el-fatâwy, t.10, partie 20, p. 35-36

[24] Coran (5, 91).

EXTRAIT «SHARIA DE MINORITÉ» : RÉFLEXION POUR UNE INTÉGRATION CANONIQUE DE L’ISLAM EN « TERRE LAÏQUE »

Tareq Oubrou – 2007

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