Mahomet était Prophète, certes, mais pas que. Toute son histoire ne fait pas partie de la religion, notamment les quarante ans de sa vie avant sa prophétie. En outre, tout ce qu’il a accompli lors de son apostolat, il ne l’a pas fait pas en qualité d’Apôtre de Dieu. Même ses paroles au nom de la religion ne sont parfois que circonstancielles, des valeurs morales qui s’exprimaient dans le cadre des coutumes de son temps. Il faut donc éviter tout anachronisme en la matière et toute canonisation de tous ses faits et gestes.Néanmoins, Mahomet reste une clé de lecture cardinale de l’islam. Et c’est justement pour son côté humain qu’il reste pour les communs des musulmans un exemple accessible.
Sa personne et sa personnalité nous permettent de comprendre le fonctionnement de la religion musulmane, puisqu’il est l’incarnation des enseignements coraniques, pour reprendre la description d’Aïcha, son épouse et savante de l’islam (Muslim). Il était prophète, mais parallèlement un homme simple issu de son milieu, mecquois et plus précisément un quraïchite – appartenant à la tribu de Quraïch laquelle gouvernait La Mecque.En effet, il vécut à La Mecque jusqu’à un peu plus de cinquante ans avant de s’exiler à Médine. Il n’était pas un Dieu incarné, ni un Christ « à la musulmane ».
Il devait assumer sa part de responsabilité humaine avec ses réussites et ses erreurs. Il prenait des initiatives sans attendre toujours l’intervention de la Révélation pour agir. En règle générale, le Coran lui laissa une certaine liberté afin de ne pas trop le brider, surtout s’agissant de questions personnelles et/ou pas à proprement parler religieuses. Soumis aux mêmes sentiments et aux mêmes lois naturelles que ses semblables, il pouvait donc se tromper. Il le reconnaît lui-même, il lui arrive de se mettre en colère et de commettre des écarts à l’endroit de certaines personnes (Muslim).Il se référait aussi souvent aux différents experts de son entourage.
En matière de communication et de diffusion de son message, il consultait ceux qui connaissaient bien les tribus arabes (‘ilm an-açâb), leurs dialectes et leurs coutumes, comme son compagnon de la première heure Abubakr. Dans le domaine de la santé, il consultait les médecins ; en matière de défense, il écoutait les stratèges, etc.Il disait à ses disciples : « Vous êtes plus compétents [que moi], concernant votre domaine temporel », soulignant qu’il pouvait commettre des erreurs, sauf lorsqu’il parlait explicitement et solennellement de la religion et de Dieu (Muslim).En effet, Mahomet fut corrigé par le Coran à plusieurs reprises, quitte à le mettre dans la gêne.
Il n’eut de cesse tout au long de sa vie apostolique de consulter femmes et hommes, conformément à l’injonction du Coran (Cr. 3, 159). Le chapitre (sourate) 42 du Coran porte ainsi le nom : « La délibération » (achchûra).C’est d’ailleurs grâce à son épouse Hind Umu-Salama qu’il put résoudre une crise politico-religieuse et éviter la « désobéissance civile », voire l’éclatement de sa communauté.Ainsi lors de la signature d’un traité de paix que les musulmans refusaient car ils le ressentaient comme une capitulation humiliante alors qu’ils étaient en train de gagner bataille après bataille contre La Mecque, leur ennemie, et ses alliées.C’est grâce à son épouse que les musulmans finirent par obéir au Prophète.
Selon ce traité – de Hudaybiya sur lequel nous reviendrons –, ils devaient renoncer à leur pèlerinage (umra), alors qu’ils étaient déjà en état de sacralisation (ihrâm) proche de La Mecque. Quand le Prophète leur demanda d’effectuer le geste de désacralisation et retourner à Médine, ils refusèrent.Le Prophète informa son épouse Umu-Salama.
Réputée pour sa forte personnalité et sa clairvoyance, elle comprit que dans Texte sacré une telle situation sa parole n’aurait sur eux aucun impact et que seul l’«effet mimétique » pouvait fonctionner. Elle lui demanda alors de faire le geste solennel de désacralisation, sans leur adresser un mot, en se coupant les cheveux et en sacrifiant son offrande devant tout le monde. En effet, tous s’empressèrent de faire de même et ainsi de se désacraliser. Ce qui fit rapidement tomber la tension et dénoua la crise, après quoi, les musulmans se résignèrent à reprendre le chemin de retour à Médine (Al-Bukhârî).C’est en se référant à ce genre de textes, entre autres, que les savants de l’islam (oulémas) ont déduit que la gestion temporelle de la cité et même les verdicts que le Prophète rendait en tant que juge ne faisaient pas partie de sa fonction.
Lui-même reconnaissait qu’il rendait les jugements en son nom propre et non pas au nom de Dieu et qu’il pouvait se tromper dans ses sentences (Al-Bukhârî et Muslim in « al-jam‘e baïn as-sahîhaïn » d’Al-Mawsilî ). Certains savants considèrent même qu’il était aussi un mujtahid fournissant un effort instinctuel car il répondait à des questions religieuses intuitivement et qu’une partie de ses réponses (fatwâs) étaient circonstancielles et donc ne faisaient pas partie de la révélation divine qui s’imposerait inconditionnellement aux musulmans quelles que soient l’époque et leur condition. La même chose reste valable même pour le Coran dont certaines normes ne sont plus applicables.
C’est là une preuve qu’en islam on peut distinguer la fonction politique de la fonction prophétique et que la première ne fait pas partie de la deuxième. Le grand malikite Al-Qarâfîl (in Al-ihkâm) parle clairement de la séparation des ordres et des pouvoirs. Il y défend l’idée générale qu’un prophète n’a pas forcément l’obligation de s’occuper du temporel.En effet, nombre de prophètes dans le Coran n’ont pas eu cette mission, car les circonstances historiques ne l’ont pas permis, comme ce fut le cas pour Jésus.Ce même savant Al-Qarâfî est aussi l’auteur du grand ouvrage, Al-furûq – « Les Dissimilitudes » en arabe – qui traite justement des différentes formes de séparation des ordres, en détail, et argumentées.
En résumé, tout ce que faisait le Prophète n’était donc pas de l’ordre de la Révélation ou d’enseignements religieux intangibles, surtout les faits rapportés dans la Sirat – la biographie de Prophète. Laquelle ne fait pas partie du corpus scripturaire. En revanche, elle permet de tracer l’histoire de la Révélation, de la contextualiser et de la relativiser.
Quelle place pour l’Islam dans la République ? pour les Nuls – ça fait débat – FIRST Édition – 2021 – Tareq Oubrou – P63 à 66