vendredi, mars 29 2024

L’islam, passé d’une religion à une civilisation, ne pouvait éviter la loi historique de la décadence qui vient après une apogée fulgurante. La domination et la prospérité de la civilisation arabo-musulmane dans d’innombrables domaines durèrent plusieurs siècles, puis subirent un grand épuisement, bientôt suivi d’une chute fracassante. Plusieurs raisons l’expliquent. Certaines sont intrinsèques (guerres politiques intestines, sclérose de la pensée théologique, stagnation de l’esprit dans le champ du savoir profane, etc.). D’autres plus extrinsèques : après les croisades, puis la dévastatrice invasion mongole, le colonialisme européen séculier a fini par achever définitivement le système théologico- politique califal, déjà en état de vestige depuis la chute du califat abbasside. L’« homme malade de l’Europe [1] » – l’Empire ottoman – fut démembré par les puissances coloniales occidentales et éclaté en plusieurs entités politiques : républiques, sultanats, émirats, royaumes, etc. Les effets de cet éparpillement se constatent encore aujourd’hui et expliquent, en partie, la confusion identitaire généralisée dans ce qu’on appelle, de manière générique, le « monde musulman », ainsi que les différents conflits contemporains extrêmement violents.

Configuration confuse

Les concepts modernes d’« État-nation », de « société civile » et de « citoyenneté » s’imposèrent bientôt à ce monde musulman désorienté. L’appartenance à la umma spirituelle ou même ethnique s’est dissociée des différentes appartenances politiques nationales, souvent de manière contrariée. Les actuels débats – aigus et tendus – dans les pays musulmans entre les « islamo-conservateurs » et les défenseurs d’une « laïcité à la musulmane » en sont un symptôme. Le droit musulman, jusqu’alors sociétal, est devenu étatique. Pour comprendre son sort actuel, son imbrication avec les droits étatiques et son impact sur les sociétés musulmanes, il ne faut pas commettre l’erreur de se focaliser sur l’analyse des dispositions constitutionnelles.

Celles qui font référence à la sharia, au Coran, à la religion musulmane, etc., ont, pour les croyants musulmans majoritaires, une dimension plus affective qu’effective. Car si la notion de droit musulman – au demeurant assez floue dans beaucoup d’esprits, y compris dans celui des islamistes qui prônent l’application de la sharia – conserve un certain statut, c’est parce qu’elle relève de la préservation d’un ensemble de valeurs symboliques communes. Dans la réalité, ces valeurs s’inscrivent d’abord dans des logiques et des stratégies politiques, identitaires, idéologiques locales et par rapport à l’environnement international. Une réalité reste cependant évidente et indiscutable : l’« État musulman » ne trouve pas le fondement de son organisation dans la sharia ni, pour être plus exact, dans le droit musulman. Par conséquent, la question n’est pas de savoir quelles nouveautés apportent les constitutions de ces États à un « modèle politique islamique », mais, à l’inverse, quelles originalités islamiques celles-ci prévoient dans un système politique qui n’est plus fondamentalement islamique, au sens de théologie politique médiévale classique. Car nous ne sommes pas, dans ce cas, en présence d’États de religion, mais plutôt d’une religion d’État.

En résumé, il s’agit d’une sorte de gallicanisme multiforme excessivement régalien avec assujettissement totalitaire de la religion musulmane. C’est d’ailleurs l’une des causes qui a produit les mouvements islamistes, des plus pacifiques aux plus violents. Plus qu’un déclin, la civilisation arabo-musulmane a subi un effondrement qui a laissé un grand malaise, malaise dans lequel le « monde musulman » est encore embourbé. Celui-ci avance dans un tunnel de confusion – entre la logique de la religion et celle de la civilisation –, duquel il n’arrive pas encore à sortir. Et les musulmans de France, pour en revenir à ce qui importe ici, sont eux-mêmes originaires de cet univers où l’islam est resté, malgré eux, une religion civile et/ou d’État, mais vécue au sein d’identités nationales émiettées, souvent confondues avec des coutumes et cultures locales. Nous y reviendrons au chapitre suivant.

Retour aux origines

De spiritualité, l’islam s’est transformé en civilisation, laquelle a subi une implosion. Avec répercussions néfastes pour l’islam en tant que religion. Certains veulent reproduire cette histoire. Or, au lieu d’essayer de ressusciter désespérément ce que l’histoire a enterré, mieux vaudrait en faire définitivement le deuil. L’urgence est d’extraire l’âme de l’islam – en tant que spiritualité – du corps d’une civilisation devenue cadavre, afin de faciliter son intégration dans l’histoire contemporaine, notamment occidentale. Ce chantier théologique et intellectuel est une nécessité pour le monde musulman en général et un préliminaire à l’intégration de l’islam dans la République française, en particulier. Une telle réforme n’est pas une option, mais une obligation religieuse, car le Prophète de l’islam, lui-même, a appelé les musulmans à faire à chaque siècle[2] un travail de renouvellement fondamental de la religion. Cette réforme doit commencer par une dépolitisation et une « désidentitarisation » de l’islam. Pour cela, il faudrait sortir du paradigme médiéval théologico- politique qui assimilait la notion de citoyenneté à celle du fidèle, exception faite pour le dhimmî. C’est ce qui explique, pour ne citer que cet exemple, pourquoi la peine capitale est réservée à l’apostasie. Car selon cette configuration confusionnelle, renier sa communauté spirituelle et religieuse revenait aussi à renier sa communauté nationale politique et donc était considéré comme une trahison capitale. Or, cette peine est contredite fondamentalement par la lettre du Coran et par le comportement même du Prophète qui permit à un musulman de quitter l’islam et Médine, à sa demande, et de rejoindre sa tribu païenne. Son apostasie étant pacifique et sans trouble pour l’ordre public, le Prophète n’avait trouvé aucune raison valable de le retenir, et encore moins de lui appliquer la peine capitale[3]. Laquelle peine capitale a toujours été pendant le Moyen Âge, soulignons-le, plus dissuasive qu’effective[4].

Le Prophète a même signé un pacte de paix avec ses ennemis mecquois dans lequel il était stipulé qu’un Médinois musulman, s’il voulait quitter l’islam et rejoindre l’ennemi à La Mecque, ne devait pas être empêché ni inquiété. De même, il était précisé qu’il fallait rendre un Mecquois converti à l’islam aux Mecquois s’il venait à rejoindre le Prophète à Médine. Et Mahomet respecta ce pacte[5], lui qui gérait la cité selon les règles et les conventions en vigueur.La foi ne peut être imposée, ainsi que nous l’avions mentionné au chapitre précédent. Il existe donc bel et bien une possibilité théologicocanonique, gravée dans la lettre des sources scripturaires, permettant de débarrasser l’islam de la vision identitaire qui a confondu, à un moment donné, le statut théologique du fidèle et celui politique du citoyen.


1. Empire turc ou califat ottoman.

2. Abû Dawûd via Abû Hurayra, Sunan Abû Dâwûd, Dâr al-Jîl, Beyrouth, 1988, t. II, K31, no 4291, p. 512.

3. Muslim via Jaber, Ikmâl al-mu‘lim d’Al Qâdî Ayyâd, dâr alwafâ, Al-mansûra (Égypte), 1998, t. IV, no 1383, p. 501.

4. On connaît une catégorie de personnes qui ont renoncé au cours du Moyen Âge à la foi musulmane sans être inquiétées. Il s’agit d’agnostiques de culture musulmane appelés zendîq, mot d’origine persane. Ils sont connus pour leurs textes littéraires et leur poésie (voir Shahrastânî in Al-aghânî, en vingt-six volumes). Le célèbre Ibn al-Muqaffa’, auteur de Kalîla wa dimna, fait partie de ces agnostiques. Mais le plus illustre reste Ibn ar-Râwandî, connu pour ses provocations, ses moqueries et ses critiques à l’égard des croyances et des pratiques musulmanes. Il est l’auteur de ‘Abath al-hikma (L’Absurdité de la sagesse) et d’Az-Zumurrud (L’Émeraude), entre autres ouvrages. Ce dernier livre fit l’objet de critiques de la part de théologiens, notamment d’Ibn ‘Imrân Hibatullah ash-Shîrâzî dans son ouvrage Al-majâlis al-mu’ayyidat. La réplique à ces pensées agnostiques était d’ordre intellectuel et non coercitif. En effet, ces agnostiques ont fait progresser la théologie et la philosophie d’une manière indirecte.

5. Bukhârî via Al-Miswar et Marwan, Al-Fath d’Ibn-Hajar, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1991, t. V, no 2731-2732, p. 675-679.

Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019 – p271 à 277

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