dimanche, novembre 3 2024

Dans ce monde ainsi brièvement décrit, comment revisiter nos registres théologiques, éthiques et spirituels ente autres chantiers de la pensée et de l’agir musulman pour mieux y répondre?
La réponse se trouve en partie dans notre théologie de la Révélation, évoquée plus haut. Celle-là même qui a inspiré intuitivement les ancêtres (salafs) -même s’ils ne l’ont pas qualifiée et formalisée ainsi- et qui leur a permis d’inventer une civilisation universelle qui a su intégrer le génie des autres peuples et autres nations, chrétiens et juifs…
D’où l’importance d’une théorie éthique et juridique de communication et non celle de la rupture. Une théorie globale qui nous permettrait de s’ouvrir et s’intégrer à notre monde tout en gardant nos invariables coraniques théologiques, axiologiques, cultuelles, spirituelles et éthiques, au lieu de le fuir en s’enfermant dans une prison particulariste incapable de faire face aux exigences de notre monde complexe et imprévisible.

Une perspective théologique

Un nouveau discours sur l’islam audible et intelligible à nos contemporains est plus que nécessaire. Cela passe en partie par une théologie d’acculturation qui consiste à « envelopper » le message coranique par la culture du temps, bien sûr avec des règles d’acceptation et de réfutation de celle-ci, quand elle est antinomique à l’essence du message coranique lui-même. Cette théologie ou théorie d’acculturation ou visibilité proximale aussi intellectuelle, pratique que sémantique et sémiologique est nécessaire pour la transmission du message spirituel coranique aux nouvelles générations musulmanes. Elle est nécessaire comme moyen de communication avec les aires culturelles et civilisationnelles non musulmanes dans lesquelles se trouvent aussi des minorités musulmanes et qui représentent environ le tiers des musulmans dans le monde.
Aussi l’Homme développe-t-il une nouvelle perception du temps, de l’espace et de la complexité du réel. Cette nouvelle situation anthropologique doit nous inciter à inventer une phénoménologie qui s’inspire du Coran par le biais de la théologie de la Révélation qui nous montre comment l’esprit coranique a pris forme dans le réel et comment il a pénétré la conscience de l’humanité du moment coranique pour s’en inspirer afin de répondre à la conscience collective de notre humanité d’aujourd’hui. C’est un vaste chantier.
Pour cela il faudrait commencer par développer une théologie optimiste de l’Homme, crée à l’image de Dieu et selon la fitra, qui permet au musulman au-delà des différences de vivre avec les autres, non musulmans. Si le Ciel nous divise, ce bas monde, lui, nous uni. Ce qui veut dire qu’il faudrait travailler pour une théologie d’un Salut dans ce bas-monde qui profite à toute l’espèce humaine et qui préserverait la nature, entres autres chantiers.

Une réforme de la sharia

La décolonisation a laissé derrière elle des frontières politiques et des État-nations qui forgèrent des identités nationales nouvelles. Le monde musulman était jusqu’alors organisé en logiques régionales, communautaires, ethniques…, toutes au sein d’un même système où la géographie politique nationale (dâr al-islâm) correspondait à celle d’une communauté spirituelle, à quelques exceptions près. La notion de la Umma spirituelle se confondant ici avec celle de la Umma nationale politique.
Le contact massif et inégalitaire de l’univers musulman avec l’Occident a provoqué de grands bouleversements dans ce système, aussi bien au niveau des pratiques qu’au niveau idéologique. Le droit musulman va subir deux révolutions profondes : l’une par rapport à sa conception classique, l’autre au niveau de sa mise en pratique. Chronologiquement, la sécularisation politique a modifié d’abord sa forme pour qu’ensuite la sécularisation idéologique vienne interroger sa légitimité même.
L’invasion du droit étatique né en Occident à partir du XIX siècle va gagner les Etats musulmans qui vont inscrire dans leurs corpus législatifs des normes islamiques pour en faire des règles de droit positif (qânûn). Le droit, ainsi devenu l’expression de la volonté de l’Etat, va investir automatiquement toute la société. Le politico-religieux à travers l’enjeu de l’islamité ou non du droit va devenir central. Cela transparaît de façon récurrente dans les débats politiques, intenses, dans certains pays musulmans, par exemple sur la question du statut personnel. Sur un plan idéologique, le droit musulman sera alors remis en cause plus au moins ouvertement.
Pour comprendre le sort actuel du droit musulman, son imbrication aux droits étatiques et son impact sur les sociétés musulmanes, il ne faudrait pas se limiter uniquement à analyser les dispositions constitutionnelles qui font référence selon les pays à la sharia, au Coran, à la religion musulmane… Ces inscriptions dans la Constitution ne revêtent pour les croyants musulmans majoritaires de ces pays qu’une dimension plus esthétique et affective qu’effective.
Et si la notion de droit musulman -assez floue, comme celle de la sharia d’ailleurs dans beaucoup d’esprit, islamistes compris- conserve encore un certain statut, c’est parce qu’elle relève de l’ordre de la préservation d’un ensemble de valeurs communes. Dans la réalité, ces valeurs s’inscrivent d’abord dans des logiques et des stratégies politiques, identitaires, idéologiques, au niveau local de chaque société musulmane et par rapport à l’environnement international.
Un fait reste bien établi : l’« Etat musulman » ne trouve pas le fondement de son organisation dans la sharia, ou dans le droit musulman pour être plus juste. Par conséquent, la question de savoir quelles sont les exceptions qu’apportent les Constitutions de ces Etats au « modèle politique islamique » ne se pose pas. C’est la question inverse qui se pose, c’est-à-dire quelles sont les exceptions islamiques qu’elles réservent dans un système politique qui n’est pas fondamentalement islamique. Bref, nous ne sommes pas dans un Etat de religion mais dans une religion d’Etat. Aucune théologie politique n’a été produite pour repenser ce lien. Les fuqaha sont dans leur monde, celui des Anciens ; les juristes, les politologues sont dans leur réalité moderne sécularisée, coupée de cette la théologie politique et du droit musulman classique, présenté comme archaïque. En effet, à écouter certains oulema-s traditionnels on ne peut qu’aboutir à ce constat. Or aucun droit musulman n’est possible s’il n’intègre pas une approche multifactorielle. La théologie, la principologie, les différentes lectures du droit, fidèles à l’esprit du message universel coranique, ouvrent une perspective d’élaboration d’un droit musulman moderne dans une perspective d’une sécularisation spécifique à l’univers culturel et religieux musulman de chaque pays en conjuguant les efforts des ouléma éclairés, des juristes positifs, des économistes, des politologues, des sociologues… et d’autres spécialistes, pour éclairer le législateur musulman qui désormais siège dans les assemblées nationales de ces pays musulmans.
Aussi la technique a-t-elle modifié notre anthropologie. L’homme et la femme et les rapports qu’ils peuvent entretenir dans la société, pour ne citer que cet aspect, doivent à cet égard être repensés à la lumière d’une nouvelle ontologie de l’égalité ou une égalité ontologique. La place de la nature et de la culture dans la division du travail, le partage des tâches et la notion de complémentarité entre l’homme et la femme… Tous ces sujets doivent être revisités en s’inspirant du Coran dans sa manière de traiter ces questions en rapport avec la culture et la nature du moment coranique, dominé alors par une économie lié au travail physique et qui excluait de fait les femmes, les mettant dans une indépendance économiquement par rapport aux hommes. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui dans des sociétés ou le travail n’est pas plus lié à l’effort physique, pour ne citer que cet aspect de la réforme. Bref, l’anthropologie venant à changer grâce à la technique, les normes doivent suivre tout en gardant le paradigme coranique conservé : la justesse, la justice, l’égalité, l’équité, le respect des contrats, les règles de convenance, les situations économiques, politiques, culturelles…

Le retour au souffle spirituel initial.

Tout en restant foncièrement spirituel, le discours coranique s’est mêlé aux circonstances anthropologiques, politiques… des hommes, pour opérer une transformation intérieur du peuple Arabe dans les limites des conditions situées et datées d’alors. Voici la mystique du Message Coranique : tout en étant dans le temporel, il ne renonce jamais à la profondeur morale et spirituelle de son message qu’il porte pour l’éternité. Le Royaume de Dieu est dans l’Au-Delà certes, mais il est advenu aussi dans le monde des hommes, ici et maintenant. Il en témoigne ce que le Prophète et ses Compagnons ont vécu comme expérience de la rencontre de Dieu en réalisant l’enseignement qui dit : «Adore Dieu comme si tu le voyais », et ce que les soufis appellent le dévoilement. Pourtant ils vécurent vingt-trois ans de lutte pour survivre et résister à toutes les hostilités militaires de leurs ennemies, qui finirent par devenir leurs frères spirituels. S’il y a une dimension de l’islam des origines qui doit être reproduite à l’identique, c’est bien celle de la rencontre du divin, au cœur de notre monde, comme l’ont fait exactement le Prophète et ses disciples à travers leur expérience mystique. Cette expérience vécue par les saints de l’islam et dont l’un disait : « Mon paradis est dans mon cœur, il est avec moi où je me déplace… ». Cette assertion et d’Ibn-Taïmya dévoilée à un moment historique crucial pourtant : l’invasion du monde musulman par les Mongoles. Il disait aussi : « Dieu a son Paradis sur terre, celui qui n’y entre pas dans l’ici et maintenant risque de ne pas y entrer dans l’au-delà ». Cette tension de transcendance vers le divin ne doit obéir à aucune condition historique, dure soit-elle. Elle ne doit pas être perturbée par la tempêtes de notre mondialisation. Au contraire, elle doit être le moteur véritable d’une transformation par un djihad moral et spirituel, en quête de rectitude, de forces, d’équilibre et de paix intérieurs. Une mystique qui produit de l’intelligence, de la culture et de la civilisation. Car Dieu ne changera pas l’état des gens tant que ceux-ci n’ont pas changé leur intérieur , nous rappelle le Coran. Autrement dit : change-toi, ton monde changera ! ; Fait régner le Royaume de Dieu sur ton cœur, il adviendra dans ton monde !.
Il ne faudrait donc pas se tromper de combat (djihad), ni d’ennemis ni de champs de bataille. « Le vrai combattant (mujâhid), nous dit le Prophète, c’est celui qui combat son Ego (nafs, comme lieu de passions négatives) dans la voie de Dieu » .

En effet, c’est très difficile d’affronter son Ego, c’est pourquoi nous le fuyons, préférant à lui l’acharnement contre des ennemis virtuels, faciles à désigner. Or le vrai ennemi nous habite, souvent nous le défendons et nous le protégeons : l’ignorance et la décadence intellectuelle, morale et spirituelle.

Le Coran, la modernité et l’ijtihad – 2012
Tareq OUBROU

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