Le mouvement alternatif d’intrication et de séparation de l’ordre temporel et de l’ordre spirituel n’est pas récent : il remonte aux origines de l’humanité. On peut même aller jusqu’à dire que le politique et le théologique ne sont parfois que les deux faces d’une même pièce. On pourrait dater le premier moment de sécularisation à la séparation entre le pouvoir politique (proto- État) et la société dans sa primitivité tardive, jusqu’alors gouvernée par la nature primordiale des hommes et par la religion (au sens de mythes et de systèmes de croyances). Autrement dit, la sécularisation serait née avec la civilisation, au moment où l’espèce humaine serait passée de la nature à la culture. La souveraineté politique serait alors devenue une instance indépendante, distincte de la société. À partir de cet instant pivot de l’histoire humaine, le prophète et le roi auraient commencé à se disputer le pouvoir : l’un voudrait le rendre à Dieu, l’autre voudrait le garder pour lui- même, mais en s’appropriant les attributs de la divinité – le seul moyen alors disponible pour légitimer sa souveraineté. C’est ce qui ressort de l’histoire de la plupart des prophètes de la Bible.
DE LA BIBLE AU CORAN
Carl Schmitt, dans sa Théologie politique, démontre que les notions de la philosophie politique moderne – le pouvoir, la souveraineté, le législateur, etc. – ne sont que des notions de théologie politique sécularisée. À ce titre, la sécularisation serait comme une énergie : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Le Coran a repris cette histoire biblique du rapport antagoniste entre le prophète et le roi. Le style est laconique, avec des ellipses et des omissions volontaires1.
Ce qui intéresse le Coran, ce ne sont pas les détails, mais l’enseignement moral du récit des prophètes, notamment d’Israël2. Ce récit vient en soutien au Prophète Mahomet, qui avait besoin d’être réconforté : « Nous te contons, parmi les récits des messagers, ce avec quoi Nous affermissons ton cœur3 », dit le Coran. C’est donc à travers l’expérience des prophètes de la Bible que Mahomet a appris sa fonction de prophète, notamment dans son rapport au pouvoir politique. En effet, il doit affronter une oligarchie mecquoise qui détient un triple pouvoir – politique, économique, symbolique ou religieux – et qui voit en l’islam une menace. Pour cela, il lui faut suivre l’exemple des prophètes qui l’ont précédé, comme le lui demande le Coran4. Suivre leur exemple ne veut pas dire reproduire leur expérience, mais s’en inspirer pour mieux assumer sa mission dans son contexte.
Car si le message de tous prophètes est le même, leur histoire diffère. Parmi les prophètes qui ont eu un certain rapport au politique, les plus marquants sont Abraham (Ibrâhîm dans le Coran), Joseph (Yûsûf), Moïse (Mûsâ), Saül et Samuel, David, Salomon (Sulaymân), et surtout Jésus (‘Îsâ), sur lequel nous allons nous attarder un instant.
JÉSUS FONDATEUR DE LA LAÏCITÉ?
Pour le Coran, Jésus est le dernier prophète de la lignée israélite (les enfants d’Israël). Il est aussi le messie (al-masîh) attendu – il est qualifié neuf fois de Messie dans le texte sacré. Aujourd’hui, dans l’Occident sécularisé, ses enseignements sont présentés comme une doctrine fondatrice de la laïcité5. Mais qu’en est- il vraiment ?
On décèle dans les Évangiles une ambivalence, pour ne pas dire une ambiguïté, concernant le statut de Jésus : voulait- il être roi ou non ? Le style parabolique du message de Jésus – qu’il faudrait décoder – pourrait s’expliquer par les circonstances religieuses et politiques de l’époque, qui lui étaient très défavorables. D’une part, la communauté juive ne reconnaissait pas en lui le roi ni le messie attendu. D’autre part, l’Empire romain, militairement et politiquement puissant, était hostile à toutes les revendications politico- religieuses, en particulier celles des juifs, dont Jésus faisait partie. Les Évangiles laissent néanmoins entendre que Jésus revendiquait le pouvoir et la royauté6. Et, même si telle n’était pas son ambition, il ne l’excluait pas non plus7. Pacifique, certes – les textes ne manquent pas qui l’indiquent –, Jésus n’était cependant pas radicalement opposé à la violence politique légitime. Il demanda même à ses disciples de vendre leurs biens s’il le fallait pour acheter une épée afin que s’accomplisse en lui la parole qui était écrite8.
Ses disciples lui donnèrent deux épées, mais les conditions historiques ne leur permirent pas d’en user. quand Jésus comprit que le conflit avec les Romains ne servirait à rien, il leur demanda d’y renoncer et de « remettre le glaive à sa place », en ajoutant : « Ceux qui prennent l’épée périront par l’épée9. » Il ne les pria pas de briser définitivement le glaive ni de le jeter une fois pour toutes. En effet, dans l’Ancien Testament, le fait de remettre son glaive à sa place était considéré comme le geste de paix par excellence, mais sans jamais renoncer au principe universel de la légitime défense, au moment opportun et lorsque les circonstances seraient favorables. Une posture semblable à celle de Jésus fut adoptée par le Prophète de l’islam à La Mecque, où les musulmans étaient faibles et n’avaient pas les moyens physiques de faire face aux persécutions.
La consigne était alors, comme le dit le Coran : « N’as- tu pas vu ceux à qui on a dit [à La Mecque] : “Baissez vos bras, accomplissez la prière et donnez l’aumône” ? Et, quand la guerre leur fut imposée [à Médine], […] ils dirent : “Pourquoi Seigneur nous as- tu prescrit la guerre10 ? » La parole de Jésus « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu11 » est tout aussi ambivalente. Elle ne vise pas du tout à instaurer un principe de séparation des ordres ni une règle fondatrice d’une quelconque laïcité, comme on le comprend aujourd’hui de façon anachronique. Elle est surtout une réponse stratégique à une question piège : fallait- il ou non payer l’impôt à l’empereur ? Elle vise en fait à éviter un conflit social et un trouble de l’ordre public, Jésus tenant beaucoup à la paix civile – ce qui était aussi dans l’intérêt de son apostolat. Refuser de verser l’impôt à un pouvoir, même injuste dans le cas d’espèce, aurait entraîné un tel trouble. Jésus préféra donc une paix injuste à un combat juste mais qui aurait conduit au désastre. L’histoire (ou le destin) n’a pas permis à Jésus de régner et d’exercer une souveraineté politique, comme elle l’a fait pour David et Salomon. Mais l’histoire du christianisme a continué après Jésus.
Et, en attendant le retour du Christ souverain et victorieux, le christianisme s’est compromis avec le pouvoir politique de différentes manières. On peut dire à cet égard que ce n’est pas Rome qui s’est christianisée, mais que c’est le christianisme qui s’est romanisé. Historiquement, le christianisme ne s’est donc jamais totalement écarté du pouvoir politique. Il faut rappeler que, en France, l’Église catholique a d’abord combattu la laïcité avant d’y voir une chance, notamment après le concile « révolutionnaire » de vatican II. Le rapport du christianisme avec le politique n’a donc jamais cessé. Il se poursuit, mais sous des formes plus ou moins sécularisées.
1. Généralement, les exégètes musulmans recourent à la Bible pour essayer de combler ce manque d’informations. On appelle ce procédé al-isrâ’iliyyât (les histoires israélites).
2. Ceux que la Bible considère comme des patriarches, le Coran les considère aussi comme des prophètes : Abraham, Jacob, Isaac, Joseph…
3. Coran (11:120).
4. Coran (6:90).
5. On sait que les catholiques de France ont opposé à la loi de séparation de l’Église et de l’État un refus catégorique et violent. Aujourd’hui, ils y voient un salut.
6. Certains passages le qualifient explicitement de roi d’Israël (Jean, 12:12-15).
7. quand Pilate lui demanda s’il était roi des juifs, il lui répondit : « Tu le dis », en guise de confirmation (Luc, 23:3). Jésus n’a pas renoncé à son titre de roi, et, s’il ne l’est pas dans l’ici- bas, il le sera dans le ciel. « Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse livré aux juifs ; mais maintenant mon royaume n’est pas d’ici- bas. Pilate lui dit : tu es donc roi ? Jésus répondit : Tu le dis, je suis roi. » Jean (18:36-37).
8. Luc (22:36-38).
9. Matthieu (26:52.)
10. Coran (4:77). Prescrire, ici, signifie deux choses : une prescription morale, c’est- à- dire un devoir de prendre les armes pour se défendre ; une prescription de fait, c’est- à- dire le combat imposé comme destin inévitable, même s’il n’est pas voulu par Dieu.
11. Matthieu (22:21).
Ce que vous ne savez pas sur l’islam – p95-100 – Édition Fayard 2016 – Tareq Oubrou