samedi, novembre 23 2024

La question de l’eschatologie dans la tradition musulmane n’a pas donné lieu à une théologie linéaire de l’Histoire à partir de laquelle on pourrait concevoir un projet futur suivant une ligne droite. Un peu comme chez les Grecs, l’avenir n’était pas très déterminant dans le rapport au présent. Les événements futurs seraient d’une certaine manière soumis aux mêmes lois que ceux qui les précèdent, parce que la nature des hommes qui font l’histoire reste essentiellement la même. Et parce que « c’est la nature de toutes choses que d’apparaître et de disparaître » (Thucydide), par exemple. C’est ce que le Coran qualifie de « Sunnatallah »[1] loi divine parce que naturelle. Le Prophète[2] de l’islam confirme cet aspect permanent de l’histoire quand il a dit qu’en matière religieuse les musulmans suivront la même histoire et la même voie -les mêmes erreurs- que les communautés monothéistes antérieures, juifs et chrétiens ; et qu’en matière de civilisation l’Islam subira aussi le même sort -le déclin- deux civilisations dominantes de l’époque : Romaine et Perse, comme toutes les autres civilisations. S’il y a un enseignement à tirer de cette prédiction, qui n’est qu’un rappel d’une constante historique, c’est qu’en matière de civilisation, les musulmans doivent cesser d’être nostalgiques d’un passé qui ne reviendra jamais. Car aujourd’hui et dans une frustration identitaire, confondant la civilisation avec la religion, les musulmans donnent l’impression d’être dans un véhicule en mouvement mais dont le rétroviseur est aussi grand, sinon plus grand que le pare-brise. Ils avancent dans la modernité mais pour reproduire une civilisation islamique révolue, souvent imaginée ou imaginaire. Le seul moyen d’en sortir c’est de séparer la logique du spirituel et de celle temporel ; celle de la religion de celle de la civilisation. Celles-ci participent de deux histoires et de deux temps différents, comme nous verrons.

En tout cas les historiens musulmans du Moyen Âge étaient conscients que la prophétie a son statut théologique particulier. Ils se sont refusé de mélanger l’histoire avec la prédiction et l’exercice de la prophétie. Ils n’étaient pas non plus des astrologues ni des devins. Comme les Grecs, ce qu’ils annonçaient (Historia signifie simplement « annoncer ») et rapportaient ce sont généralement des pragmata : des évènements qui sont causés aussi bien par la nature que par les actions publiques et politiques des hommes. On pensait l’histoire liée à la nature de l’homme et à la nature du cosmos mais n’entraient pas dans des conjectures supra-naturelle. Mais à la différence des Grecs et sans mélanger la théologie avec l’écriture de l’histoire, ils étaient en même temps conscients, en tant que croyants, que c’est Dieu qui fait l’Histoire qui n’exclue pas la liberté des hommes car elle en procède. Parfois cycliques parfois linéaires, le comportement humains à ce titre suivent une trajectoire et un éthogramme souvent imprévisibles, car l’Homme reste  en partie un être irrationnel.

Ce rapport à l’histoire relativement sécularisé trouve son explication archéologique dans la notion même de la Révélation de Dieu chez les musulmans. En effet, Dieu dans cette Tradition n’est pas venu par Lui-même habiter le monde terrestre et partager la condition temporelle des hommes. Cela aurait probablement donné à l’Histoire en islam une autre portée et un autre statut. En effet,  et à la différence du christianisme,  Dieu a révélé sa Parole (Coran) mais est resté distant. Le Verbe de Dieu s’est fait Écrit, Livre, mais pas Chair. Ce fait dogmatique de distanciation de Dieu par rapport au monde fait que l’islam marque une démarcation radicale par rapport au dogme de l’Incarnation, central dans le christianisme, lequel a conditionné par la suite tout le rapport de l’Occident chrétien à l’Histoire, même une fois sécularisé.

Le Coran est une Parole de Dieu, mais qui n’est pas Dieu. Il n’est donc pas ni un fait ni un processus de l’histoire. Il y est extrinsèque tout en s’y inscrivant. Un Dieu communiquant et agissant mais qui reste Transcendant. Les théologiens musulmans appellent ce principe par distanciation ou démarcation ( al-mubâyana). Le Coran est une Parole Ontologique de Dieu, disons une « pensée divine », mais « traduite » dans le temps et dans le langage des hommes. Cette lecture présente à cet égard une posture théologique paradoxale, que l’on pourrait qualifier par le mystère de la communication divine.

Comme Texte, tout en s’intégrant dans l’histoire des hommes , dans l’espace et l’écoulement du temps (vingt trois années, fragment par fragment : 13 ans à la Mecque puis 10 ans à Médine), le Coran refuse de se plier à la logique chronologique, comme celle de la Bible. Les sourates (chapitre) et les versets, ne sont pas ordonnés dans le corpus (al-muçhaf) selon l’ordre temporel de la révélation qui accompagna le Prophète le long de son histoire apostolique. L’autre fait marquant, celui de la conjugaison des verbes qui indique un rapport réfractaire au « temps classique » des récits. Les verbes d’évènements passés sont conjugués au présent ; ceux des évènements futurs sont conjugués tantôt au présent tantôt au passé. Par ce fait stylistique le Texte coranique, en échappant à la logique d’une temps fléché, informe surtout sur son Auteur qui voit le déroulement des événements à partir d’un autre « temps » et en dehors de l’emprise du temps physique et anthropologique. Le temps de Dieu n’est pas celui des hommes, laisse entendre la lettre du Coran[3]. Quand il rapporte des récits bibliques, la vie des Prophètes, notamment de Jésus, ce n’est pas selon un exposé historique classique. C’est entre autres pour soutenir le Prophète dans sa mission. Leur récit vient alors correspondre à des situations similaires que vivent ponctuellement les musulmans du « moment coranique ». Ils informent ainsi sur la nature des hommes qui reste la même et qui explique la récurrence de ces histoires bibliques dans le Coran. Ces récits restent à ce titre des enseignements à méditer, mais en aucun cas n’ont constitué pour les musulmans un code, encore moins un dogme. Ces récits n’ont pas donné matière à une histoire Sainte.

La Sunna comme paroles du Prophète inspiré, est compilée dans un autre corpus qui ne suit pas non plus de chronologie. Par contre, la Sirat qui est le corpus d’histoire du « moment coranique » rapportant la vie du Prophète et celle de son peuple et de sa communauté parfois remonte jusqu’à Adam, reste organisée selon une chronologie et une forme qui ressemblent à celle de la Bible. Elle aide ainsi les historiens et les chroniqueurs à fixer la datation des événements évoqués dans les Textes scripturaires, ce qui faciliterait la compréhension circonstanciée de leur contenu. Mais la Sirat, n’est pas une source religieuse de l’islam, comme le Coran et la Sunna. Elle n’est pas canonisée, même si elle relate la vie du Prophète, elle n’est pas une histoire sacré, comme est le cas pour les Évangiles qui rapportent la vie de Jésus. Parce que tout simplement la Révélation chrétienne est Jésus lui-même, le Christ.

Une chose reste certaine, c’est que l’islam, comme ses deux autres ainés, le judaïsme et le christianisme, attribue à Dieu en dernier lieu le mystère de la Création et le Destin des hommes. Depuis les origines jusqu’à la fin des Temps, avec un retour ultime à Lui, le Jour du Jugement Dernier, l’existence des hommes appartient à une boucle existentielle résumée dans une formule prononcée par le musulman dès qu’il apprend la mort d’une personne : « C’est à Dieu que nous appartenons et c’est à Lui notre retour ». En effet « Celui qui meurt, sa fin dernière est accomplie. » dit une parole du Prophète. L’expérience eschatologique est vécue au quotidien par chaque personne depuis sa propre naissance jusqu’à sa propre mort. Autrement, l’Histoire de toute l’humanité est résumée dans celle de l’individu[4]. L’origine de la vie est un commencement à moitié métaphysique pour chaque personne qui naît à partir du moment de l’incarnation de l’âme atemporelle et intemporelle dans un corps temporel. Elle continue jusqu’à sa mort et au-delà, après Résurrection des corps pour ré -épouser leurs âmes. Le temps de l’âme n’est donc pas celui du corps. La vie après la mort, comme dogme, donne une matière à ce titre à une certaine théologie du devenir de l’humanité comme métahistoire, qui dépasse le seul registre matériel (physique, biologique, culturel,…) de notre existence. La mort dans cette perspective n’est pas une expulsion du monde, un anéantissement ou une disparition totale, de l’être humain. L’horizon infini de notre existence tel qu’il se dégage de l’eschatologie musulmane, comme dans la tradition juive et chrétienne d’ailleurs, ouvre la voie à une forme d’humanisme spirituel qui fait que l’homme éternel, s’inscrit dans une histoire infinie. Selon cette perception eschatologique on ne peut parler de « fin de l’histoire », ni de fin des temps, mais la fin d’un certain temps qui ouvre sur un autre, incommensurable.

La vison ontologique duelle de l’être humain, âme et corps, explique le fait que nous vivons deux temps qui cohabitent parallèlement. Parce que nous sommes constitués d’une matière et d’un esprit nous vivons dans deux histoires ou deux couches d’une même Histoire : celle de la religion et du spirituelle d’une part ; et celle de la civilisation et du temporel, d’autre part. Elles ont la forme de deux courbes qui n’ont pas la même allure. Elles se recoupent parfois, mais généralement persistent à être antagonistes. L’évolution ou l’avancée de l’une n’est donc pas  celle de l’autre. C’est plutôt le contraire qui est constaté. Plus la civilisation, le politique et la prospérité se développent, plus le spirituel s’atrophie. À cet égard l’état primitif et archaïque -ici les deux mots n’ont rien de péjoratif-  est le plus proche de la virginité spirituelle, celle de l’âme immaculée avant son incarnation dans le corps. L’Homme est créé à l’image de Dieu, affirme une parole du Prophète confirmant ainsi un passage de la Genèse. Sans reprendre la chronologie biblique -c’est à dire l’homme avant la femme- et sans entrer dans les détails ni évoquer la tentation d’Adam par Eve, etc, le Coran souligne surtout le fait que l’être humain (al-inçân) fut créé selon une nature initiale spirituelle : la meilleure possible (ahçani taqwîm)[5]. Mais l’emprise du corps est venu corrompre l’âme, en atténuant son intensité spirituelle[6], cependant l’être humain demeure théologiquement monothéiste malgré son éloignement de Dieu que provoque chez lui l’érosion de l’histoire temporelle. Il est donc question au départ d’une création spirituellement aboutie. L’Homme est né donc dans le Salut, la faute ou le péché étant accidentel, conjoncturel, et non ontologique. Ceci explique l’absence de baptême en islam. L’accomplissement spirituel n’est pas devant nous, devant se réaliser par une quelconque absolution ou rédemption venue de l’extérieur de nous-même, mais par un baptême intérieur qui s’effectue sans rite, par la redécouverte de cette prime nature intérieure sublime à l’origine ( fitra), que nous avions perdue. La foi salvifique est retrouvée ici par un retour. L’achèvement ne suit pas une droite du temps linéaire. Nous comprenons dès lors pourquoi le Coran lui-même se qualifie comme un Rappel (dhikr), une Souvenance. Il renvoie l’Homme à chercher en lui l’Unicité, sculptée dès l’origine dans sa conscience profonde, mais ensevelie sous la poussière de l’oubli. Le devenir vers Dieu se fait aussi par un autre retour ultime à Lui non pas par la souvenance, comme acte conscientisé et choisi, mais un retour obligé cette fois-ci en passant par le Jour du Jugement qui est à venir et qui dans le temps de Dieu s’est déjà accompli, si l’on se réfère au Coran qui rapporte la Résurrection comme événement déjà passé.

Théologiquement, le monothéisme musulman n’est qu’une réminiscence  du monothéisme primordial. C’est un renversement radical de la théologique linéaire chrétienne. En effet, pour nos frères chrétiens, le monothéisme musulman est une régression, un retour à Dieu de Moïse et d’Abraham, un monothéisme inachevé. Cette différence est théologiquement nodale.

Au point de vue mystique, l’expérience eschatologique consiste à une réalisation intérieure de la rencontre des deux mondes dans un instant présent. Car, en effet, le Coran nous parle du monde visible ( ach-chahâda) et du monde invisible (al-ghaïb). En échappant à l’emprise du du corps la démarche initiatique mystique consiste à accéder à l’au-delà par une entrée dans le temps spirituel, celui de l’âme qui passe par l’abolition de celui du corps : une mort avant la mort. Cette posture mystique permet au bout du cheminement très exigent, certes, de rencontrer Dieu ici et maintenant, sans attendre le Jour de la Résurrection. Il faudrait admettre ici comme le pense Kant et à juste titre que l’espace et le temps ne sont que des catégories de l’intuition pure et qui ne correspondent forcement à aucun objet réel. Cette approche « expérientielle » de la sainteté ( al-wilâyâ’) d’enter dans le temps de Dieu qui vise à transformer l’eschatologie comme devenir en une présence actuelle qui relève d’un Maintenant, laquelle notion au point de vue physique et philosophique reste étrange et intrigante. Mais pour le mystique il est une évidence subjective indicible, qui opère selon une épistémologie du silence, car toute expression dans ce lieu serait une trahison.

Dans un langage approximatif un mystique disait : « si le voile se lève, ma certitude en Dieu ne changera pas ». Autrement, le dévoilement intérieure lui a déjà permis de Le voir avant la mort grâce à l’œil de son esprit, car désormais émancipé de l’emprise du corps. C’est ce que ils appellent dans leur vocabulaire l’extinction (al-fanâ),  le dévoilement (al-kachf) ou l’union mystique (al-jam‘e), comme fruit d’un long parcourt initiatique d’ascèse et de rectitude tant au niveau exotérique ( comportements moraux et justes) qu’au niveau ésotérique ( droiture et justesse de la pensée, du cœur et des sentiments).

Une chose cependant reste à souligner dans ce devenir théologiquement déjà passé pour Dieu, ou rendu présent par la démarche mystique, c’est que le bien originel triomphera du mal accidentel, la béatitude éternelle de la souffrance éphémère. En effet, des Textes de l’islam nous laissent entendre que l’Enfer (symbole extrême de la souffrance et la tourmente) est extinguible alors que le Paradis, lui, restera éternel. Ils ouvrent ainsi une voie vers une apocatastase, qui en restaurant la nature usée par le temps temporel (historique, social, lui permettra de retrouver sa nature spirituelle virginale. C’est à dire que toute épreuve est éphémère et conduira à un moment vers le bien jouissif éternel. Il y a donc un possible Salut universel. Malgré les apparences de la lettre de certains Textes, à condition que l’on creuse profondément l’esprit du Coran et de la Sunna, nous découvrirons au terme de notre recherche exégétique, notamment sur les Attributs de Dieu, que l’être humain n’est pas créé pour être châtié ni pour souffrir. Ce n’est pas l’intention visée par le Créateur. Néanmoins que deviendrait-il dans cette perspective du Salut le sens du bien sans l’existence du mal, la jouissance sans la souffrance. Cette vision dualiste constitue un fondement d’une eschatologie optimiste et philanthropique qui énonce que malgré les malheurs, les souffrances, les guerres, les conflits… qui ne sont et ne seront que temporaires, il y a un ultime bonheur éternel qui, lui-même, serait liquidé sans ces épreuves.

Cependant, et comme toute religion révélée, l’islam est basé sur une prophétie prédit certains événements historiques temporels futurs. Le Coran et la Sunna  prédisent par exemple des signes annonciateurs, notamment le retour heureux de Jésus, le Messie (al-maçih) sur terre[7]. Ils prédisent aussi des événement historiques politiques, entre autres, dont certains se sont réalisés au vivant-même du Prophète, par exemple la victoire des Romains chrétiens sur les Perses[8] prédite dans la phase mecquoise, réalisée dans la période médinoise. Il s’agit d’une victoire qui soulagea les premiers musulmans qui espéraient cette victoire, car les chrétiens leurs étaient plus proches. Beaucoup de prédictions et de prophéties ont été annoncé dans la Sunna, par le Prophète, certains sont heureux d’autres le sont moins.

Nous l’avions mentionné dès notre introduction, l’islam contrairement au christianisme, n’a pas vu se développer dans son univers une quelconque philosophie ou science de l’Histoire qui aurait pour entreprise de prédire -et par conséquent conditionner indirectement- notre devenir vers le sens de la réalisation de la perfection de notre espèce. Dans l’histoire du savoir musulman aucun philosophe aucun scientifique n’avait pris la fonction et le savoir d’un Prophète en les sécularisant. Pour deux raisons : la notion de la Révélation de Dieu n’a sanctifié aucune histoire linéaire ; parce que les circonstances historiques et civilisationnelles au sein de l’univers islamique ne l’ont pas tout simplement permis, puisqu’il n’a pas assisté ni contribué à la modernité et au développement à tous égards : culturel, technologique, scientifique, économique, civilisationnelle, politique….

Par contre l’élan épistémique occidental en ce domaine s’est inscrit dans l’inertie de ce procursus d’Augustin vers le Royaume de Dieu qui a continué jusqu’au  progrès hégélien, dans la conscience de la liberté et jusqu’à l’attente, chez Marx, d’un royaume terrestre de la liberté, une théologie de l’histoire vidée en définitive de son sens chrétien.

Une certaine philosophie de l’Histoire est née avec la prétention de savoir le plan du salut et qu’à son point extrême il en a résulté la prétention de savoir ce qui advient dans l’Histoire, de connaître son ordre, de la même manière que la science de la nature connaît, de son côté, ce qui s’est produit et ce qui advient dans la nature. À partir d’un tel savoir, prédire, planifier et faire deviennent possibles. Popper qualifia d’historicisme cette vision linéaire et prédictive qu’il réfuta catégoriquement, à juste titre, dans son ouvrage « misère de l’historicisme ». Le darwinisme, comme théorie de l’évolution biologique, participe aussi et d’une certaine manière de ce paradigme du progrès, comme l’avait noté F.Hayek, dans sa thèse[9] où il défendît l’idée que ce sont les sciences sociales qui influencèrent le darwinisme et pas le contraire. Pour cette raison Popper la qualifia de cadre métaphysique de recherche et refusa de lui donner le statut de théorie scientifique. La figure de l’utopie politique apparaît aussi comme le terme ultime de la sécularisation de la philosophie chrétienne de l’Histoire. Son livre, « Histoire et Salut » constitue en quelque sorte l’application du « théorème de la sécularisation » énoncé par Carl Schmitt.

Cette inertie portée vers un futur explique  pourquoi les historiens modernes ne se contentent pas de poser la question : comment cela s’est produit ? Mais pose aussi la question comme Tocqueville dans son introduction à la Démocratie en Amérique : « Où allons-nous donc ? ». Cette question habite l’esprit occidental.

En effet, la confiance chrétienne en un accomplissement futur s’est certes perdue pour la conscience moderne, mais la vision de l’avenir en tant que tel est demeurée dominante. Elle a pénétré toute la pensée occidentale, appelée improprement -à mon sens- « post-chrétienne », et toute préoccupation touchant à l’histoire, son pourquoi, son sens et son but. Ce ne sont pas seulement la philosophie du progrès radicalement profane de Condorcet, de Saint-Simon, de Compte et de Marx qui sont « eschatologiquement » motivées par l’avenir, positif, mais tout autant son renversement dans les théories d’un déclin qui progresse négativement. Dans cette ambivalence, le fatalisme du progrès actuellement régnant tient le milieu entre les deux.  Dans les deux cas, on reste dans deux visions sécularisées du messianisme, dont l’une prédisait l’apocalypse, l’autre annonçait des jours meilleurs.

Malgré les critiques de cette vision linéaire et les retournements imprévisibles et inattendus du mouvement de l’Histoire et le paradigme de l’indéterminisme qui commence à gagner toutes les disciplines du savoir contemporain, désormais postmoderne, certains continuent encore à maintenir cette vision prophétique en annonçant « la fin de l’histoire » comme Francis Fukuyama ou un « choc des civilisations » comme Samuel Huntington.

Or on sait qu’aujourd’hui en matière du savoir humain on est loin des certitudes, même en sciences dites exactes. Nous devenons de plus en plus des socratiques. En effet plus le savoir scientifique et technoscientifique avance plus on découvre des zones abyssales de notre ignorance. La crise épistémologiques a touché tous les du savoir humain contemporain : les mathématiques avec le théorème d’incomplétude  et d’indécidabilité de Gödel qui remet en cause le statut des mathématiques en tant que science exacte ; la physique quantique qui remet en cause le déterminisme de la physique classique, avec, en autres, son principe d’incertitude. Si les sciences exactes sont dans ce domine prédictif en totale crise que dire alors des sciences humaines.

L’histoire totale est donc une mission impossible. On ne peut comprendre les événements qu’après coup, pas avant. Tous les esprits qui se sont engagés à cerner sa complexité, ses dimensions et ses multiples strates n’ont abouti à rien. Ceux qui l’ont réduite à une discipline scientifique ou à une idéologie politique ont finit par élaborer des systèmes totalitaires sous le prétexte d’assurer un bonheur aux peuples. Un bonheur devenu obligé, assuré par les hommes pour les hommes, et même contre leur grès.

L’erreur viendrait alors de ce mélange des genres et la confusion entre les répertoires de l’Histoire d’une part et la théologie, la philosophie, les sciences exactes ou la morale d’autre part.

Tout ce que nous pouvons faire c’est d’agir d’une façon juste au niveau de notre réalité présente. Le passé est passé, l’avenir reste inconnu. Nous sommes rendus à cette modeste condition. Et c’est dans cette perspective que se situe justement la concentration du temps dans le présent.

Or notre présent aujourd’hui est marqué par une diversité qu’il faudrait gérer, et qui est l’une des grandes révélations de notre humanité postmoderne. C’est à ce niveau que l’appel du Coran reste d’une actualité criante. Il consiste à souligner que jamais l’humanité ne sera homogène en matière culturelle ou dans le domaine des convictions philosophiques et religieuses. « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté [10] ». Toute entreprise de conversion de l’autre à ses propres convictions, à sa propre civilisation, à ses propres valeurs et vérités est impossible. Toute tentative d’uniformisation de notre humanité est contre le Destin de Dieu, contre Sa volonté. Il y a ici matière pour un fatalisme éclairé qui prend l’histoire telle qu’elle se présente. À ce titre nous avons plus besoin d’une théologie de la réalité qu’une théologie de l’histoire.

Il faut reconnaître ici néanmoins qu’il y a des courants dans la Tradition musulmane qui ont tiré des conséquences d’un certains nombre des prédictions scripturaires, comme l’avènement d’un « Mahdi » qui apparaîtra en même temps que Jésus. Les chiites duodécimains par exemple, l’attendent comme douzième imam, et aujourd’hui il existe parmi eux des tendances qui veulent ainsi accélérer les évènements, comme le font de l’autre côté certains chrétiens-sionistes, protestants notamment, qui instrumentalisent l’État d’Israël en la défendant à tort et à raison pour des raisons théologico-politiques : réunir les juifs pour accélérer le retour du Christ. La politique fanatique d’Ahmadi Najjad notamment à l’égard d’Israël ressemble étrangement à celle qui a été mené par Bush. Ce type de  fanatisme qui utilise la religion pour des fins politiques ou inversement, en pliant le politique à des choix théologiques et dogmatiques est dangereux.

Pour conclure, je prône une sécularisation intelligente et sage entre le politique et le théologique au même titre qu’une démarcation du théologique par rapport à l’historique, et défendre une éthique universelle au tour de laquelle il est possible à l’humanité de s’y retrouver tout en préservant sa diversité.

En effet, si le ciel nous divise, la terre nous unie. Si le théologique métaphysique nous sépare, une éthique universelle de la gestion rationnelle de notre monde reste possible et accessible. La tolérance à cet égard relève du registre de l’éthique et non du théologique ou du philosophique, dans le sens qu’on ne peut admettre une vérité et son contraire. Le syncrétisme ici devient tout aussi dangereux que le fanatisme. Par contre nous pouvons tous œuvrer pour notre salut terrestre commun : combattre la misère, préserver notre planète, établir la paix et la justice. Un bonheur consenti et partagé. Quant au jugement des vérités des uns et des autres, il appartient au Créateur[11], Lui seul jugera le Jour Dernier la faiblesse des hommes, comme il sied à sa Grandeur et à sa Miséricorde. Et comme dit Jésus dans le Coran : «  Si tu les châties, ils sont -après tout- Tes serviteurs ; et si Tu leur pardonnes c’est que tu es Noble et Sage »[12].

[1]Coran ( 33, 62)

[2] Paroles

[3] Coran (22, 47) ; (32, 5) ; (70, 4)

[4] Coran ( 31, 28)

[5] Coran ( 95, 4).

[6] Coran (95, 5).

[7] Coran (4, 159)

[8] Coran, (30, 2-5)

[9] Dans son livre « Droit, législation, liberté ».

[10] Coran  (5, 48).

[11] Coran ( 2, 113) ; (22, 69)…

[12] Coran ( 5,118).

Tareq Oubrou – Vision musulmane eschatologique.

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