mardi, décembre 3 2024
Il s’agit d’une démarche qui est aussi une marche (sayr) qui nécessite toute une pédagogie et une initiation qui se fait par étapes.
– La première étape est appelée at-takhalluq. Elle consiste à appliquer des techniques et des méthodes éducatives graduelles d’accompagnement qui permettent progressivement à l’aspirant (al-murîd) de se conformer, dans un premier temps, aux normes cultuelles et morales de la sharia. Cette étape concerne essentiellement les pratiques visibles du corps.
– La deuxième étape est celle de al-tahaqquq. Fruit d’un grand effort (jihâd) moral et spirituel, accompli le long de la première étape. Cette phase fait entrer le cheminant dans l’univers des pratiques intérieures, celles du cœur et de l’âme. Le cheminement passe alors d’un mouvement du corps à celui de l’âme.
Certains font la distinction entre le mouvement du cœur (al-qalb) comme conscience (damîr) et celui de l’âme (ar-rûh ou as-sirr) qui pourrait être l’équivalent de l’Inconscient, et qui serait alors une nouvelle étape. Selon cette subdivision mystique le cheminant passera donc par trois étapes : la shârî’a (pratique du corps) puis la tarîqa (pratique du cœur) pour atteindre la haqîqa ( pratique de l’âme).
Tout musulman, selon la démarche soufie, doit en principe œuvrer pour atteindre le but de sa vie spirituelle : rencontrer Dieu ici et maintenant. Or la voie recherchée par beaucoup de croyants ne vise que l’obtention d’un état béatifique et l’accès aux Vérités divines après la mort par les œuvres prescrites par la sharia dans ce bas-monde. Quant au musulman mystique, lui, tout en aspirant à ce même but eschatologique, travaille parallèlement pour accéder dès ce monde, et sans attendre l’au-delà, à la (re)connaissance de l’Eternel, l’Unique Réalité, en abolissant le temps et en le réduisant à l’instant présent ou sont concentré le passé et le future. C’est l’autre sens donné à l’assertion qui dit que le soufi est « fils de son temps » (ibnu waqtih). C’est ce qu’a réalisé d’une certaine manière l’expérience mystique d’Ibn-Taîmiyya quand il disait qu’« Il y a un Paradis dans ce monde celui qui n’y entre pas n’y entrera pas dans l’Au-delà ». Il disait aussi qu’il portait son Paradis dans sa poitrine. Il était déjà dans l’au-delà.
Cette étape ésotérique convoque beaucoup de techniques de rectitude au niveau de la pensée et des sentiments dont le but, entre autres, d’évacuer tous les bruits intérieurs issus des passions ainsi que des agitations les plus enfouis, lesquelles empêchent d’entendre les inspirations subtiles de Dieu. Elle a pour objectif également de modérer les désirs dont certains provoquent un désordre intérieur, créant un brouillard et une confusion qui empêchent de voir la réalité du monde et la Vérité de son Créateur.
Il faudrait nécessairement passer par une certaine vacuité -même si l’on peut se demander si vraiment le vide absolu et l’inertie existent-ils réellement- afin de préparer une harmonie et une transparence intérieures qui permettront à la conscience et à l’âme d’être plus disponibles à écouter finement la « Voix » de Dieu et à percevoir Ses lumières. C’est seulement ainsi que le cheminant entre dans la réalisation de l’évidence (al-yaqîn) et dont le dévoilement en est la manifestation. Il y a un autre état similaire sinon supérieur, voire ultime : C’est l’union mystique citée par un autre Hadith du Prophète connu sous le nom du « Hadith du saint » (hadîthu al-walî) . Mais cet état d’union relève d’un autre sujet, d’un autre projet.
En effet, le Coran informe que nous vivons dans deux mondes qui cohabitent dans une même réalité existentielle : le visible (shahâda) et l’invisible (ghaïb). L’être humain, lui-même, est le lieu de cette coexistence. Son âme (rûh) qui habite son corps est issue de ce monde invisible, céleste, et dont il faut lui rendre sa virginité primordiale. Et c’est là toute la méthose soufie. Car c’est l’âme qui reste la plus à même à connaître Dieu puisqu’elle vient de ce monde invisible (ghaïb) dont elle a gardé des traces. Mais elle lui faudrait pour cela traverser le désert métaphysique qui l’a séparé de Dieu après son intégration dans le corps et le monde, et suspendre le temps physique qui l’En a éloigné. Et pour y parvenir, elle a besoin que l’impact qu’exerce sur elle le corps soit atténué, ce qui justifie les pratiques exotériques obligées de la première étape.
Cela passe donc par le comportement du corps (al-jasad), puis celui du cœur ou la conscience (al-qalb) comme deuxième étape afin d’accéder enfin à la dimension de l’âme (ar-rûh). En effet selon une certaine théologie de l’âme, celle-ci ne serait localisée, dans le sens où elle peut être dans le corps et ailleurs en même temps. Elle peut également échapper à la prison du temps de la physique classique. Il faut reconnaître que pour atteindre cet objectif il faudrait renoncer aux habitudes qui émoussent la sensibilité, l’attention et la vigilance. Cela suppose une transformation profonde de l’être. Le travail ultime se situe alors au niveau de la psychologie des profondeurs, en quête d’un discernement des fausses pensées et des faux états intérieurs, les plus inconscientisés. À ce titre la démarche d’Al-Muhâsibî (781–857), fondateur de la psychanalyse mystique reste intéressante à souligner .
Le dévoilement (al-kachf)
Pour une épistémologie soufie de la connaissance
Cet article se trouve dans la revue « Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire, n° 65/2011, 27e année »
p.172-180
Tareq Oubrou
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