jeudi, novembre 21 2024

Le problème de la connaissance juridique et morale face au statut de la raison fut ainsi posé dès la naissance du droit musulman[1]. En effet, on trouve presque dans tous les ouvrages classiques d’usûl al-fiqh un débat parfois âpre entre les doctrines juridiques, sur les limites de la raison et les champs possibles de la connaissance morale et juridique qu’elle pourrait explorer. On y traite notamment la question de la possibilité (ou non) pour la raison d’accéder à la connaissance du bien ou du convenable (hasan) et du mal ou du mauvais (qabîh) sans le secours ou le concours de la révélation. La réponse fut globalement positive pour certains théologiens d’obédience ash‘arite, hanbalite, hanafite, avec des nuances en fonction de leur définition du bien et du mal[2]. Ceux qui soutiennent le plus formellement l’autonomie de la raison dans la connaissance du bien et du mal restent les mu‘tazilites, les hanafites[3] et certains hanbalites. Par contre, la majorité des hanbalites et des ash‘arites pensent que c’est la Révélation – Le Coran et la Sunna – qui éclaire en principe la raison sur le bien et le mal pour l’homme. Les ash‘arites cependant reconnaissent que ce qui est bien ou mal l’était en tant que tels pour la raison avant que la révélation n’en fasse une norme[4]. Et si la raison n’est pas législatrice pour une grande partie des juristes, la Loi révélée ne s’impose néanmoins au croyant qu’une fois reçue, comprise et confirmée par la raison[5], ce qui revient en quelque sorte au même avis précédent.

Tous les savants de l’islam, sauf une infime minorité de zâhirites, même ceux qui considèrent que la raison ne se suffit pas à elle-même et qu’elle a besoin des lumières de la Révélation, s’accordent sur ce point que la Révélation, à son tour, n’a de sens qu’après acceptation, compréhension et interprétation de la raison. Ibn Taymiyya, comme beaucoup de théologiens, étend l’exigence de la raison jusqu’aux champs touchant les fondements mêmes, le credo des dogmes de la foi et des croyances, et pas uniquement ceux des pratiques morales et du droit. Il affirme qu’ils ne deviennent credo que lorsqu’ils sont reçus et admis par la raison[6]. Non seulement le juriste, le canoniste, doit faire travailler sa raison, mais il doit savoir également comment les autres raisonnent pour développer son instinct critique. Celui qui ne connaît pas le droit musulman comparé et la diversité des approches discursives des juristes ne sondera pas la profondeur de la connaissance du droit, aiment à rappeler les grands canonistes à celui qui veut atteindre le niveau de mujtahid, d’autorité légale.

Donc pas de scriptura sola, de dictature du Texte ! L’Homme est au cœur de ce dispositif. Et puisque le droit est fait par des hommes et dans des conditions anthropologiques et socio-historiques différentes, ce droit ne pouvait être que pluriel. Consécutivement, il relève en majeure partie de la conjecture et de l’épistémè[7] ou, pour utiliser un vocabulaire courant chez les canonistes, de la zanniyya, que l’on peut traduire par la notion de « connaissance hypothétique ».

[1] Des dizaines d’ouvrages classiques en ce domaine traitent de la question. Voir par exemple : Abû Ya‘lâ Muhammad al-Farrâ’ (m.1066), al-‘Udda, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, 2002, Beyrouth, t.1, p. 22-39 ; Muhammad Fakhr al-Dîn al-Râzî (m.1209), al-Mahsûl, Mu’assasat al-Risâla, 1992, Beyrouth, t.1, p. 83-88 et 105-109.

[2] Muhammad Badr al-Dîn al-Zarkashî, Tasnîf al-Sâmi‘, Mu’assasat Qurtubâ, 1999, t. 1, p. 140-143.

[3] Ibn Qudâma al-Maqdisî, Rawdat al-Nâzir, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, [s.d.], Beyrouth, t. 1, p. 117.

[4] Ibn Burhân Ahmad al-Baghdâdî, al-Wusûl ilâ l-usûl, Maktabat al-ma‘ârif, 1983, Riyad, t. 1, p. 58.

[5] Muhammad Badr al-Dîn al-Zarkashî, al-Bahr al-Muhît, édition en six tomes non datée, authentifiée par ‘Umar Sulaymân al-Ashkar, t. 1, p. 147-148.

[6] Voir Ahmad Ibn Taymiyya, Majmû‘at al-fatâwâ, Dâr al-Jîl, 1997, Riyad, t. 10, partie n°19, p. 124.

[7] À comprendre dans le sens foucaldien, c’est-à-dire une connaissance qui se situe dans une configuration générale des pratiques discursives situées dans une époque avec tous ses « a priori contextuels » qui délimitent ce qu’elle est capable de penser. Voir M. Foucault, L’archéologie du savoir, 1969, Gallimard, p. 250.

Profession Imam – Edition Albin Michel 2009 – p.126/127
Tareq OUBROU
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