jeudi, novembre 21 2024

Né le 31 octobre 1959 à Taroudant, une des plus vieilles villes du Maroc, de parents enseignants francophones. Mon père directeur d’école ; ma mère institutrice de français. J’ai passé mon enfance et mon adolescence à Ouled Teïma, une petite ville, se situant à une quarantaine de kilomètres à équidistance de Taroudant et d’Agadir. La première renvoyait mon imaginaire aux ancêtres, au passé et à la religion. La deuxième, touristique, première station balnéaire du pays, entièrement reconstruite après le tremblement de terre de 1960, et à l’architecture contemporaine, représentait pour moi le renouveau, le futur, la modernité et l’Occident. Cette géographie fut un donné inconsciemment structurant de ma personnalité qui resta toujours en quête de réconciliation entre ces deux mondes. En famille nous passions nos week-ends une fois dans l’une, une fois dans l’autre ville. Cette alternance symbolisait pour moi une sorte d’hésitation existentielle entre deux univers paradoxaux. Jusqu’à aujourd’hui cette oscillation intellectuelle et spirituelle, comme un balancier, habite mon esprit.

D’anthropologie arabo-berbère et de religion musulmane, j’ai été élevé dans une culture métissée : arabophone, maghrébine et orientale d’une part ; francophone et occidentale d’autre part. Je vivais une foi intime et discrète comme la plupart des gens de cette époque : un islam populaire, avant que l’islamisme ne fît irruption avec une visibilité religieuse contestataire et de rupture.

Enfant, le mystère de Dieu me fascinait. Présent dans mes pensées, je vivais paradoxalement avec une sensation d’en être très loin. Un sentiment d’une grande culpabilité m’accompagnait à chaque instant, n’étant pas assidu dans mes pratiques, notamment les prières canoniques. Parallèlement à cet état intérieur de désir fort de Dieu et d’impuissance dans l’action religieuse, j’avais malgré tout l’espoir en une « rencontre » avec le divin. C’était mon rêve.

Après plusieurs tentatives d’accrochage à la religion, c’est à l’âge de 18 ans que cette conversion se réalisa, mais dans une forme et une intensité inattendues, soudaines et déconcertantes. C’était au printemps de l’année 1979, pendant la quatrième prière canonique (al-maghrib), dans la salle de prière au Lycée Youssef ibn Tachfin où j’étais interne. Une émotion spirituelle forte et fulgurante me saisit ; un sentiment étrange qui ressemble à un réveil brusque après un sommeil profond. Et comme tout réveil de ce genre, il m’a fallu un long moment de latence avant que je ne reprenne complètement mes esprits.

Cet état mystique troublant a duré pendant des années, avant de s’apaiser. Je vis encore sous l’effet de ces quelques secondes de conversion. J’ai compris par la suite, que cette expérience n’était pas une arrivée mais un vrai commencement d’un cheminement décidé vers Dieu ; car l’innocence de mes questionnements d’enfant sur le mystère de Dieu n’a pas quitté pour autant mon esprit.

J’obtins la même année mon baccalauréat en science expérimentale (D), puis je m’inscrivis à la faculté de médecine, à Bordeaux. Encore sous le coup de foudre de cette rencontre, j’avais réalisé que désormais rien ne pourrait être comme avant.

Ne pouvant servir deux maîtres en même temps, pour reprendre une expression de l’Évangile, j’ai dû sacrifier mes études scientifiques. J’ai continué quand même à vivre au cœur de ce monde, mais de ce monde je n’étais plus. J’ai quitté tous mes projets profanes. Le divorce n’a pas été à l’amiable. La religion était devenue ma vie, le plus important pour moi et le plus grave puisqu’il s’agissait désormais de mon propre Salut. Étant sans culture religieuse solide, je n’avais alors que ma foi pour survivre. Comment gérer ce moment d’éblouissement spirituel ? Comment concilier cette expérience mystique et vivre encore normalement dans une réalité que je voyais de plus en plus éphémère et trop frivole ?

J’ai emprunté la voie de l’autodidaxie, une voie terriblement solitaire, difficile et semée d’embûches. C’était le prix à payer pour une personne éprise de liberté, une liberté que j’ai trouvée en France. Mais j’avais besoin de passer par les savants classiques de l’islam. Un passage nécessaire pour le novice que j’étais. Je consommais les livres sans modération et avec boulimie intellectuelle et spirituelle (sciences coraniques, sciences du hadith, exégèse, théologie spéculative et mystique, droit canon et ses fondements…). Je suis resté jusqu’à aujourd’hui intellectuellement oblique et indiscipliné. Parallèlement à cette quête, je me suis engagé très vite dans un activisme associatif intense au sein de l’UOIF (aujourd’hui Musulmans de France) limité aux mosquées (Bordeaux, Pau, Nantes, Limoges), aux foyers des primo-migrants, dans l’enseignement religieux pour enfants ; puis un engagement auprès de la deuxième génération jusqu’au milieu des années quatre vingt-dix. Ma vision de l’islam était jusqu’alors classique, sans critique, je pratiquais et j’enseignais ce que j’apprenais des livres, vivant dans la bulle de la « communauté musulmane de France ».

Une deuxième étape décisive a été franchie lorsque je me suis marié et acquis la nationalité française. J’ai réalisé que ma vie et celle de ma petite famille s’effectueraient définitivement en France. Ce fut psychologiquement l’autre imprévu qui me bouscula intellectuellement. À la même période l’UOIF avait déjà levé le slogan de « l’islam de France ». Je pris alors ce slogan au sérieux et entamais un nouveau chantier : c’était pour moi une étincelle intellectuelle qui m’éclaira un nouveau chemin, même si mes conclusions intellectuelles furent critiquées parfois violemment par cette même structure.

La période coïncida avec le début du développement de l’informatique et des techniques de communication qui firent entrer le virtuel dans le réel. Comme le reste de ma génération, j’ai assisté en direct à l’écroulement de tout un monde et l’irruption aussi prodigieuse que déroutante d’un autre.

La mondialisation des techniques de transport et de la communication a transformé notre monde en une « mousse quantique » où baignent des identités volatiles, chaotiques et émiettées. La situation m’inspira une « épistémologie du provisoire » pour répondre à l’incertitude et l’imprévisibilité de notre réalité où la crise et la mutation sont devenues la règle.

Le but est d’aller toujours vers l’essentiel, par une simplification des enseignements de l’islam qui passe par une décomplexification, elle-même opération complexe. En effet le simple n’est jamais simple. Il s’agit de travailler une forme contractée dans les champs de l’orthodoxie et de l’orthopraxie pour permettre au musulman d’habiter sereinement un monde instable. Car l’époque où la religion parlait avec elle-même et à ses propres adeptes est révolue.

L’islam doit dorénavant parler à une humanité intriquée et fractale et pas seulement aux musulmans, comme s’ils étaient une entité isolée du reste du monde. Cela exige d’emblée une détection de la bonne « fréquence de notre monde » pour fonder une « théologie de l’altérité » car nous vivons désormais dans des « sociétés-mondes ». Cela passe également par l’invention d’une « théologie de la sécularisation » dans le but de distinguer l’islam en tant que religion, de l’Islam en tant que civilisation.

Cette séparation conduira à une « géothéologie » qui permettra la circulation paisible de la religion musulmane comme spiritualité dans tous les systèmes politiques, culturels et civilisationnels. Une « théologie préventive » reste alors à inventer et dont l’objet et l’objectif herméneutique, entre autres, sont de mettre la religion à l’abri de toute instrumentalisation politique ou géopolitique.

Ce travail nécessite un effort intellectuel herculéen auquel je me suis témérairement attelé, et qui convoque toutes les disciplines possibles de la théologie à la philosophie politique en passant par le droit canonique (fiqh) et ses fondements (usûl al-fiqh), l’herméneutique, la mystique, les sciences exactes, les sciences humaines, la philosophie, etc. Tout cela pour qu’enfin l’islam parle le langage de son époque, en phase avec les questions qu’elle lui pose.

Quant à l’essentiel de l’essentiel, pour moi, il reste mon propre Salut que j’ai toujours cherché mais à travers une sorte d’égoïsme altruiste : une foi généreuse et de partage, notamment d’idées.

En ce domaine du Salut, j’ai appris après un âge avancé, qu’en réalité c’est au moment où il y a un sentiment d’éloignement de Dieu, celui-là même que j’avais alors enfant, qu’il y a peut-être, paradoxalement une proximité avec Lui. En effet, seule une suspension totale du cœur à la Grâce de Dieu et à Sa Miséricorde, et à rien d’autre, que l’on soit pratiquant ou pas, peut délivrer le croyant. Cela a un autre nom : l’humilité devant le mystère total de Dieu. « … de par leur simple savoir, ils -les hommes- ne peuvent Le cerner » (Coran : 20 ; 110). Et c’est à ce titre que la boucle existentielle reste infiniment bouclée. « … de Dieu nous venons et c’est à Lui notre retour » (Coran : 2 ; 156).

Tareq Oubrou – Août 2017