Le discours dominant sur une certaine égalité revendiquée exclut par essence tout partage et orientation des rôles, de places et de domaines, que Parsons et Bales ont prôné et appelé par une « démocratie asymétrique ». Selon ces deux auteurs, celle-ci permet à la spécificité des deux orientations de fournir la base d’une autoréalisation positive aux membres de chaque groupe de sexe. Que l’homme, pour cette vision des choses, occupe une activité et la femme une autre, voilà l’égalité envolée, estimeront d’aucuns. Mais comment alors reconnaître que la femme, comme le pensent même une catégorie de féministes est, de par son corps, »désavantagée » physiquement et continuer parallèlement ou paradoxalement à prôner une mythique égalité, qu’il suffirait d’espérer pour lui permettre de se concrétiser ?
Une esquisse de réponse est donnée par John Rawls dans un passage de son célèbre ouvrage sur la théorie de justice : « Personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ni un point de départ plus favorable dans la société, dit-il. Mais, bien sûr, ceci n’est pas une raison pour ne pas tenir compte de ces distinctions, encore moins pour les éliminer.
Au lieu de cela, on peut organiser la structure de base de la société à ce que ces contingences travaillent au bien des plus désavantagés. Ainsi, nous sommes conduits au principe de différence si nous voulons établir le système social de façon à ce que personne ne gagne ni ne perde quoi que ce soit, du fait de sa place arbitraire dans la répartition des atouts naturels ou de sa position initiale dans la société, sans donner ou recevoir des compensations en échange… la répartition naturelle n’est ni injuste ni juste… Il s’agit seulement de faits naturels. Ce qui est juste ou injuste par contre, c’est la façon dont les institutions traitent ces faits ». Cet aspect général de la théorie de la justice comme équité chez J. Rawls peut être valable, dans une certaine mesure, au domaine lié aux « caractéristiques » de chaque sexe. La légalité d’une loi doit trouver sa justesse en se nuançant en fonction des « inégalités naturelles » (pris ici dans le sens des différences naturelles) en les rendant moins handicapantes. Il faudrait éviter, à ce niveau, la confusion que certaines idéologies égalitaristes commettent concernant le concept de l’égalité devant la loi et l’affirmation que tous les individus sont égaux naturellement et de fait. Or les individus ne naissent pas égaux biologiquement, intellectuellement… et même socialement. « Le spécialiste de sciences sociales, écrit Doreen Kimura, qui refuse obstinément l’idée que la biologie joue un rôle important dans les variations du schéma cognitif d’une personne à l’autre n’est plus un scientifique, il est devenu un idéologue… Le sexisme, le racisme et l’égalitarisme peuvent tous être considérés comme des idéologies dans la mesure où sont des engagements dans un système de croyances sans support empirique ». Mais l’idéologie égalitariste va souvent plus loin en avançant que les individus seraient égaux s’ils avaient les mêmes stimuli de l’environnement (éducation, alimentation, cadre de vie, opportunité…) et ils atteindraient tous les mêmes compétences. Il faut dire que c’est là une idée, qu’il est difficile à faire admettre, car le réel sociétal la dément chaque jour malgré les avancées réalisées dans le sens de doter la femme de tous les mêmes moyens donnés à l’homme, pour assumer son autonomie. En effet, « les progrès de la femme, écrit Bourdieu, ne doivent pas dissimuler les avancées correspondantes des hommes qui font que, comme dans une course à handicap, la structure des écarts se maintient. L’exemple le plus frappant de cette permanence dans et par
le changement est le fait que les positions qui se féminisent sont soit dévalorisées (les ouvriers spécialisés sont majoritairement des femmes ou des immigrés), soit déclinantes, leur dévaluation se trouvant redoublée, dans un effet boule de neige, par la désertion des hommes qu’elle a contribué à susciter ». Bourdieu constate également que la politique néo-libérale visant à réduire la dimension sociale de l’Etat et à favoriser la « dérégulation » du marché du travail, conduira à ce que dans l’espace social les femmes aient en commun d’être séparées des hommes par un coefficient symbolique négatif. On peut constater que pour l’instant la « Nature » résiste à la culture.
Sans sombrer dans le biologisme -idéologie qui réduit le phénomène humain à la seule explication biologique- et sans réduire l’individu uniquement à son seul registre sexuel – ce qui est loin de l’intention de nos propos, il faut reconnaître que les aptitudes ne sont pas toujours et systématiquement et dans tous les domaines identiques chez les deux sexes. Il
s’agit d’une réalité de la vie que nul être sensé ne peut nier, sauf pour des idéologies qui sont aveugles devant la réalité, plus soucieuses de la changer que de la voir en face et de la comprendre. Si l’homme reste moins bien situé que la femme -et donc il n’est pas égal à la femme dans certains domaines et la femme moins bien placée que l’homme dans certaines activités cela doit être pris en considération par le droit en tant que lecture juste devant les inégalités biologiques, sociales… Et dans ce cas au lieu de parler de l’égalité d’une façon absolue, ne serait-t-il pas plus précis, plus réaliste et plus pertinent de parler de la justesse en envisageant un possible concept d’ « inégalité juste » ? Notre intention, ici secondaire, est tout simplement d’attirer le regard vers d’autres aspects qui ne sont pas mis assez en relief, comme l’a fait S. Agacinski dans son livre « Politique des sexes ». Cette auteure redoute que les vieux modèles de libération ne nous aient un peu aveuglés et aient alimenté le mépris du rôle traditionnel des femmes. Tout en s’opposant à l’enfermement de la femme dans le foyer -ce qu’on ne peut que partager entièrement-, elle pose la question : « fallait-il pour autant tout miser sur l’extérieur et sur les modèles masculins ? » et propose « de changer à la fois les façons de travailler à l’extérieur et la vie domestique afin de rendre la vie économique compatible avec la vie privée et de concilier l’économie domestique avec le système économique global » ; elle ajoute que : « Si on a mis de plus en plus en évidence, à juste titre, la nécessité pour les femmes de gagner leur vie « au dehors », pour conquérir leur liberté économique, on a trop peu souligné le scandale de la gratuité du travail à l’intérieur, qui se perpétuait le plus souvent, comme si l’exclusion de la maison par l’économie moderne allait de soi », fit-elle remarquer Voilà qui nous change un peu de l’idéologie de « l’un est l’autre ».
La famille comme lieu d’épanouissement de l’enfant et de sa socialisation, entre autres, est une des questions centrales de notre société, liée directement ou indirectement à notre sujet de l’égalité des deux sexes. Il est vrai que l’Etat prend en charge l’enfant et le protège (économiquement et juridiquement) quelle que soit la nature de la famille à laquelle il appartient, mais indirectement dépossède la famille d’elle-même, la rend de plus en plus incertaine et rend son rôle dans la société de plus en plus ambigu. Or, l’Etat fort de son service public, aujourd’hui sous l’effet de la mondialisation et une économie de plus en plus libérale, a du mal à assumer le bon fonctionnement d’un système qui jusqu’alors permettait une certaine égalité et cohésion sociale. Le droit qui était en adéquation avec un modèle socialement protecteur, obéit de plus en plus au exigences d’une économie agressive. Le passage de la décision du marché à la décision politique, puis au juridique s’effectue dans un automatisme régulier dans tous les domaines.
Les lois de parité, sont adoptés dans ces conditions économiques difficiles. Elles s’inscrivent en effet dans un souci d’égalité. Mais perçues comme une discrimination positive par cotas, elles élimineraient paradoxalement des compétences, masculines. On est là dans un dispositif juridique -d’une contradiction manifeste- qui d’un côté veut établir une justice mais au détriment d’une autre. Or les places sont occupées en fonction du mérite et de la compétence et non pas en fonction d’un quelconque cota lié au sexe, fort ou faible soit-il. Une autre conséquence, la
marginalisation de celle qu’on veut défendre, la femme. Prenons l’exemple du travail de nuit qui a été longtemps interdit aux femmes et qui est depuis lors permis par la loi. Aujourd’hui, une femme salariée ne peut le refuser à son patron, si celui-ci l’exige. Cette loi dans les faits renforce la logique de la concurrence sur le marché du travail, sans protection pour la femme. Elle s’inscrit plutôt dans un darwinisme social, où seul le plus apte survivra. Autrement dit, une égalité de droit qui produirait une inégalité de fait, une exclusion ou contrainte, avec des conséquences physiques et psychiques négatives, dont la première victime seraient les femmes, surtout celles qui sont en bas de l’échelle sociale. Cette évolution du juridique vers l’uniformisation des lois en abstraction des sexes, sans adaptation, ni souplesse, conduirait à appauvrir le féminin et à stériliser à long terme la société. Et en attendant « l’homme enceint » de Badinter et dans l’attente aussi qu’un jour la femme, à l’exemple de l’homme, puisse procréer en dehors de son corps, le procédé de renatalisation n’est pas des moyens financiers et sociaux donnés aux familles et aux femmes, en particulier, pour celles qui désirent avoir des enfants, mais plutôt l’ouverture des frontières aux flux migratoires compensateurs du déficit démographique. Entre temps, la distinction entre féminité occidentale et maternité peut prospérer grâce à la « réserve anthropologique », ce « stock humain » que constitue les pays sous-développés, en vue de solutions et de mutations dont serait capable la génétique et en l’attente d’un droit favorable qui les permettraient, malgré les protestations et les indignations actuelles. Que l’on s’entende bien, il n’est pas question ici de prôner la femme « pondeuse d’ovules », de la réduire à une machine à produire des enfants ou de la talibaniser socialement, de lui retirer son droit à gérer son corps en recourant au contraceptif ou encore de lui créer des obstacles juridiques en ne lui permettant pas de choisir le travail qu’elle veut et de s’assumer comme être autonome sans tutelle. Ce qui serait grossier. L’approche ne se situe pas à ce niveau du progrès louable en matière du statut de la femme qui présente à plusieurs égards une vraie avancée grâce justement à la science, à la démocratie…
En faisant ce constat, nous sommes en même temps conscients de la difficulté de trouver un équilibre des valeurs et du droit avec la réalité objective en ce domaine. Nous sommes conscients aussi que nous sommes confrontés à un vrai tabou qui pèse et qui empêche l’installation d’un débat serein. Cependant, il faut essayer comme l’a fait Bourdieu : « Je me suis aventuré, avoue-t-il, après beaucoup d’hésitations et avec la plus grande appréhension, sur un terrain extrêmement difficile et presque entièrement monopolisé aujourd’hui par des femmes. ».
– Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p24.1957. Edition Pygmalion/Gérard Watelet, pour la traduction française (collection point Science)
– Jacques Ruffié, de la biologie à la culture, p.46. Flammarion. 1976
– Comme la démontré K. Lôwith dans le livre histoire et salut, sous titré par les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire. Ce livre constitue en quelque sorte l’application du « théorème de la sécularisation » énoncé par Karl Schmitt.
– Voir l’article de jean Arcady Meyer, Agnés Guillot.
– Robotique évolutionniste. POUR LA SCIENCE n°284 Juin 2001.
– Paul Feyerabend. Contre la méthode. Chapitre 19. 1979, Edition du Seuil, pour la traduction française
– Voir le chapitre -11, les mêmes, nouveaux réplicateurs (in Richard Dawkins. Le gène égoïste) Ils sont l’équivalent des gènes, au niveau de la culture. Les gènes sont transmis biologiquement, les mèmes culturellement. Les deux sont en liens, et il y a possibilité d’action des mèmes sur la modification des gènes.
– Philippe Liotard, Le corps humanimal de mutant asexués,
– p.40, article in Science de l’homme et société, n°73, Décembre 2004 Janvier 2005.
– Mais ou sont passé les genres ? de Nancy Midol in op. cit.
– Friedrich Wilhelm Schelling. Introduction à la philosophie de la mythologie. 1998. Gallimard
– Fabio Lorenzi-Cioldi. Individus dominants et groupes dominés, images masculines et féminines. 1988. Presse universitaire de Grenoble.
– John Rawls. Théorie de la justice. P. 132 -133, Edition Seuil (Collection Point).
– Doreen Kimura, Cerveau d’homme, cerveau de femme ? p.14. 2001. Edition Odile Jacob
– P.Bourdieu. La domination masculine. P.98. 2000. Seuil. Ibid.p 100.
– Sylviane Agacinski. Politique des sexes, précédée de mise au point sur la mixité. P. 116. Seuil. 2001.
– Pierre Bourdieu. Op. cit. p. 123.
– Yves Christen, L’égalité des sexes (L’un n’est pas l’autre), p.123. 1987. Edition du Rocher.
L’égalitarisme féministe et l’évolution. Entre le progrès et le déclin, en l’absence d’une philosophie des limites.
Tareq Oubrou, revue Actualis, Islam et société, n°4- 2005