jeudi, mars 28 2024

La recherche scientifique conduit inévitablement à des questionnements d’ordre philosophique et théologique sur la place de l’homme dans la nature. Werner Heisenberg constate ainsi  : « Le sujet de la recherche n’est donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l’interrogation humaine, et dans cette mesure l’homme, de nouveau, ne rencontre ici que lui-même1. » Il serait donc illusoire de penser une science totalement découplée de la métaphysique, de la philosophie ou du religieux, qui interrogent d’autres dimensions de l’homme –  intellectuelles, morales et spirituelles.

En tout cas, la séparation entre l’interprétation du Coran et celle de la nature a été respectée dès les premiers moments de la pensée musulmane, avant de s’effondrer avec les littéralistes d’aujourd’hui. Elle est en totale conformité avec le principe NOMA de Gould et celui de la « démarcation » de Popper. La science doit continuer son aventure et la théologie doit être intelligemment à son écoute. Encore faudrait- il que les scientifiques parviennent eux- mêmes à séparer l’étude des faits d’une philosophie qui entend imposer une compréhension de ces faits. Certains scientifiques n’aiment pas voir les théologiens s’immiscer dans leurs affaires  : ils ont raison si ces derniers tendent à confondre les ordres. Mais quand Jaques Monod avance que « l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part2 », ou qu’un Steven Weinberg –  théoricien de la physique, prix Nobel de physique en 1979  – affirme que « plus l’univers nous semble compréhensible et plus il semble absurde3 », ils sortent d’une certaine façon de leur cadre scientifique pour devenir métaphysiciens.

L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, lui, conteste cette vision qui sous- entend l’absurdité de l’existence et estime que l’univers est programmé pour accueillir l’homme. Il défend le principe anthropique  : au lieu de parler d’un hasard aveugle, il préfère parler d’un hasard bridé4. Cette posture est tout aussi « non scientifique » que celle de Jaques Monod, « scientifique » étant entendu au sens strict. Le débat entre scientifiques cache au fond une question purement métaphysique sur le sens de la Création. Leurs prises de position dépendent aussi de leurs options et de leur discipline. En effet, dans le domaine de l’évolution en général, on note un vrai contraste entre le téléologisme (pensée finaliste) des physiciens et l’antitéléologisme des biologistes.

Michael Denton illustre ce phénomène en présentant deux scientifiques qui incarnent ces deux tendances majoritaires  : le biologiste Stephen J. Gould et le physicien Paul Davies. Son constat est qu’un jour la biologie finira par s’allier à la vision des physiciens, car l’influence exercée par la physique sur la biologie est un fait épistémologique établi de longue date. Selon lui, on peut donc douter que la biologie résiste longtemps au fort courant téléologique qui imprègne les sciences physiques, où l’impression de l’existence d’un dessein devient de plus en plus irrésistible5. Il est parfaitement compréhensible que les scientifiques aient des convictions philosophiques en adéquation avec leur discipline. Néanmoins, une confusion entre ces deux registres, scientifique et métaphysique, risque d’entraîner une dérive vers l’idéologie scientiste. De même que la religion n’a pas à dicter sa façon de faire à la science ni à orienter ses méthodes, la science doit demeurer neutre idéologiquement –  laïque, pourrions- nous dire. En tant que telle, elle n’est ni agnostique, ni existentialiste, ni fataliste, ni athée, ni croyante. « La véritable science se contente, en progressant dans l’infini, d’apprendre, à l’intérieur des limites qui lui sont imposées, ce qu’il est possible d’apprendre6 », écrit Karl Jaspers. Pour lui, la science ne doit pas se prendre pour l’unique mesure de l’être –  seul ce qu’elle connaîtrait existerait, tandis que ce qu’elle ne connaîtrait pas n’existerait pas. Sinon, conclut- il, « au lieu de la science, on obtient une superstition de la science, et celle- ci rassemble sous le masque d’une pseudo- science un monceau de folies où il n’y a ni science, ni philosophie, ni foi7 ».

1. Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2000, p.  29.

2. Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, op. cit., p.  225.

3. Steven Weinberg, Les Trois Premières Minutes de l’univers, Paris, Seuil, 1978, p.  179.

4. Trinh Xuan Thuan, Origines, op. cit., chapitre  vII, « quel futur ? ».

5. Michael Denton, L’évolution a- t-elle un sens ?, Paris, Fayard, 1997, p.  61.

6. Karl Jaspers, Initiation à la méthode philosophique, Paris, Payot & Rivages, 2002, p.  23.

7. Ibid.

Ce que vous ne savez pas sur l’islam – Tareq Oubrou – Edition Fayard 2016 – p208/211

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