samedi, avril 20 2024

Les particules élémentaires, les atomes, les molécules, les planètes, les étoiles, les galaxies, les cellules, les plantes et même les animaux tous resteront indifférents à nos théories scientifiques. Ils fonctionneront toujours de la même manière. Seul l’Homme, conscient du monde et de lui-même, reste sensible à l’impact des idées et des théories qu’il a de l’Univers, de la Nature et de lui-même. L’évolution est certainement la théorie qui a suscité chez-lui les plus grandes interrogations métaphysiques et existentielles, sans parler des changements moraux, sociaux et politiques considérables qu’elle a pu engendrer. Notre époque reste en effet incompréhensible sans la révolution darwinienne.
L’objet de cet article n’est pas d’entrer en discussion avec la théorie de l’Évolution en tant que telle, mais tout simplement d’essayer de voir comment établir un rapport ouvert et dialectique entre cette théorie et l’horizon herméneutique que pourrait nous ouvrir le Coran, quant à ses passages sur la Création en général et sur celle de l’Homme en particulier.

1. Le Texte scripturaire : de la forme au sens.

Le genre littéraire

Pour bien approcher notre question, il faudrait d’abord préciser la nature des Textes scripturaires, le Coran notamment . Comme tout texte, les significations du Coran sont liées à la nature de la langue en général et de l’arabe, celle du « moment coranique » , en particulier. Elle en détermine les charges, les limites et les profondeurs sémantiques.
La morphologie du Texte coranique est caractéristique. Celle-ci diffère quelque peu de celle de la Bible. En effet, tout en s’inscrivant dans la même Tradition scripturaire des deux premiers Testaments, le dernier pour les musulmans, le Coran, dans son organisation et l’architecture de son Texte n’obéit ni à un ordre classique agencé par thématiques, ni à une logique chronologique ou historique. La conjugaison des verbes l’illustre bien. Ainsi le récit sur la Création n’obéit à aucune ordonnance facilement intelligible. Le Texte apparaît réfractaire aux approches connues jusqu’alors. Le Coran reste à cet égard déconcertant. Les sujets peuvent s’y trouver imbriqués les uns aux autres au sein d’une même sourate (chapitre) et même d’un même verset, sans correspondance thématique apparente. Les frontières entre les sujets apparaissent souvent brouillées.

Le Coran et la Création

Le Coran ne réserve pas un chapitre réservé à la Genèse, comme c’est le cas pour la Bible . Le thème de la Création est disséminé tout au long du Livre, et le sujet peut être conditionné par le contexte et l’intention scripturaires dans lequel il se trouve imbriqué. Message universel, le Coran fut néanmoins destiné d’abord à un peuple précis. Pour cette raison, l’expression de certaines vérités sur la Création, celle d’Adam notamment, ne pouvait que prendre en considération son usage de la langue et l’état des connaissances de l’époque: « On n’a envoyé de Messager si ce n’est à travers le langage (liçâne) de son peuple afin de leur expliquer» , souligne le Coran. Le mot langage sous-entend ici les mentalités et la culture. Et pour garder son actualité au-delà du moment historique de révélation, le Coran entretient volontairement l’ambivalence : «C’est Lui qui t’a révélé le Livre, contenant des versets formels constituant la matrice du Livre, d’autres ambivalents …» . Autre particularité : le Coran ne dit rien sur les détails que l’on trouve dans la Bible sur la généalogie d’Abraham jusqu’à Adam (Ancien Testament) ou sur celle Jésus jusqu’à Adam (Évangile de Luc). Pourtant il évoque ces mêmes figures bibliques. Par cette posture de mutisme scripturaire, le Coran heurterait moins un esprit de l’époque et un esprit scientifique aujourd’hui.

Il n’y a pas un récit des origines au sens biblique : les passages et péricopes qui en parlent sont distribués dans tout le Coran. Les étapes de la Création sont évoquées, mais par allusions, d’une façon fragmentaire et non chronologique. Cette configuration scripturaire correspond au style narratif discontinue qui caractérise le Coran et qui donne en l’occasion une matière au lecteur pour reconstituer lui-même son tableau en fonction du sujet qui l’intéresse, en maniant et en arrangeant les différents partie, comme on constitue un puzzle. Aussi l’usage concis et sémantiquement asymptotique et parabolique du Coran rend-il l’approche anagogique plus aisée, offrant à l’herméneute une latitude intellectuelle assez vaste, afin d’intégrer l’évolution de la connaissance humaine en le domaine.

Le verset 21 de la sourate 30 est éclairant sur ce sujet, lorsqu’il dit : «Ceux qui ont mécru n’ont-ils pas vu -ne savaient-ils pas- que les cieux et la Terre étaient une masse compacte, Nous l’avons ensuite fissurée et de l’eau nous avons fait provenir toute chose vivante ? ». Le propos est de signifier des étapes et, aussi, des liens entre les commencements de notre Univers et l’émergence aquatique de la vie, dont la forme la plus évoluée est celle de l’homme, en passant par la formation de la Terre. Mais l’intention centrale du verset est de rappeler que tout a été donné dès les commencements. Autrement dit, la Loi du tout était déjà là, cette loi de l’univers que les scientifiques cherchent à mettre en forme dans une théorie unifiée. Et notre verset a pu vouloir indiquer que la vie fut « programmée » dès, sinon avant, la première explosion ou « fissuration » (fatq), selon le terme coranique. C’est d’ailleurs la tendance actuelle : des physiciens font valoir une vision anthropique de l’évolution de l’univers. Un autre passage nous parle selon cette même perspective cosmogonique d’une phase « gazeuse » de l’Univers.
Dans un dialogue allégorique entre Dieu et le Ciel et la Terre, le Coran rapporte :« Il – Dieu- se tourna vers le Ciel alors qu’il était une fumée et lui dit ainsi qu’à la Terre : « soumettez-vous à mon ordre de grès ou de force ! Ils dirent : nous venons, soumis » .
Un autre passage, encore, parle allusivement d’un des moments de cette évolution cosmique : «Nous avons établi le jour et la nuit comme signes, nous avons éteint l’indicateur de la nuit (la lune), et nous avons laissé lumineux celui de la journée (le soleil)» . Dans son commentaire Ibn-Abbas, disciple du Prophète, avance qu’ « au départ la Lune était allumée comme le soleil puis s’est éteinte alors que le soleil lui est resté allumé» . Cette interprétation centrée sur le seul Texte est exprimée dans le style et les termes d’une époque qui n’a pas nos connaissances scientifiques. Cette interprétation n’exclut pas la théorie astrophysique moderne du big-bang. Elle s’inscrit dans ce même élan scripturaire d’un autre passage qui évoque l’expansion continue de la Création : «Le Ciel, nous l’avons construit renforcé. Et l’étendons» . S’agit-il d’une expansion astrophysique de l’univers ou d’une variété croissante de ses éléments y compris biologiques ou bien des deux ? Quelle que soit la réponse le verset ne heurte pas l’actualité scientifique.
Par leur caractère métaphorique et ambivalent, nos versets restent audibles pour deux époques différentes et éloignées, le moment coranique et notre époque. Tout se passe dans le récit, à travers ce « puzzle scripturaire» ainsi construit à partir de fragments, comme si l’intention du Texte voulait insister, entre autres, sur la « discontinuité » de la matière, de la nature et de leur évolution. Cette discontinuité est d’ailleurs renforcée par une omission narrative qui crée un suspens et une perplexité: une incompréhension semblable à celle qu’on éprouve devant la Nature et l’Univers.
Le Coran a utilisé plusieurs mots, tels que fumée (dukhâne), extension (musi‘ûn), masse compacte (ratq) fissuration (fatq). Pour cette époque, il ne pouvait en être autrement, sachant qu’il est quasi impossible qu’un mot ou une expression rende totalement compte d’une réalité objective, encore moins qu’une notion exprime une chose impalpable pour l’auditeur, quel que soit le perfectionnement d’un langage.

Aussi aucun langage ne peut réaliser l’isomorphie cognitive intégrale entre le réel, la pensée et le signe qui les indique et les relie. « L’ineffable n’est qu’une pensée obscure et il ne devient clair que lorsqu’il trouve le mot », disait Hegel. Il a fabriqué des termes, concepts et vocables à profusion pour surmonter cette difficulté, pourtant ses idées sont restées marquées par un vocabulaire ambivalent, et dont témoignent les interprétations de ses lecteurs. Le langage est un « signifiant » : il indique et voile en même temps le « signifié », même lorsqu’il s’agit d’un sens strict (al-haqîqa). En plus de la difficulté sémiologique liée à la nature polysémique des mots, le Coran utilise souvent le sens figuré (al-majâz) dont l’un des aspects est la métaphore : il utilise volontairement le caractère fluctuant et flexible des mots pour assurer à moindre coût un rendement maximal de la communication selon les contextes. Les ellipses, les métaphores, etc, s’expliquent par deux fonctions essentielles qu’ils replissent dans le discours coranique.

– La première est d’ordre esthétique. Le Coran se présente comme une oeuvre dont l’éloquence est un signe divin d’«insupérablilité» (al-i‘jâz). Or la rhétorique la plus aboutie aux yeux des Arabes d’alors procède par concision maximale (al-’îjâz), ce qui suppose la multiplication des ellipses et des omissions d’informations : le but est de renvoyer à des significations implicites, plus ou moins évidentes pour l’auditeur de l’époque ou, tout simplement, une suppression de détails qui ne s’inscrivent pas dans l’intention du passage scripturaire. La concision va ici de pair avec la plurivocité.

– La deuxième fonction est d’ordre théologique. Elle répond à la situation des gens du moment coranique : ils n’ont ni bagage scientifique, ni concepts pour décrire des phénomènes qu’ils ne voient pas, qu’ils ne soupçonnent même pas et dont ils n’ont aucune idée. Tout détail scripturaire sur l’évolution deviendrait alors contreproductif et même troublant pour leur foi. Quant aux ellipses et métaphores, elles créent des pluralités de significations, des ‘amphibologies’ : tout en informant sur l’existence d’une réalité inaccessible à la connaissance de l’époque, des mots à plusieurs sens sont utilisés pour éviter de choquer les mentalités et de dissuader les gens de croire en la véracité du Coran. Ces expressions polysémiques permettent ainsi une interprétation ouverte à l’évolution des connaissances.
En voici un exemple : il concerne le fait scripturaire de la Création des « sept cieux » et de la Terre en « six jours » . Le «jour» terrestre est lié au mouvement de la terre autour du soleil, nous le savons aujourd’hui. Le « jour » de Mars n’est pas celui de Neptune qui n’est pas celui de la Terre. Et on pourrait conjecturer que le jour de la Terre au début n’était pas le même que celui que nous connaissons. Or le nombre de six jours est mentionné dans le Coran, comme durée de la Création , alors que le soleil et la Terre n’étaient pas encore constitués. L’idée suggérée c’est que la Création s’accomplit par évolution selon des phases. Le mot «jour» dans ce contexte (yawm) correspond à une période du temps, une « longue période », disons « un âge » (dahr) comme pourrait le laisser entendre l’usage de ce mot par les Arabes de l’époque . De plus, à la différence de la Bible, le Coran ne mentionne pas un septième jour, celui du repos. Il n’y a donc aucune correspondance avec les jours de la semaine. La notion du « Ciel » relève de la même façon d’une métaphore qui peut désigner la notion d’Univers. Quant au nombre sept, les sept cieux dont parle souvent le Coran, il peut être compris comme une multitude d’univers, selon l’usage du chiffre « sept » chez les Arabes d’alors . Actuellement, certains astrophysiciens pensent qu’il y a d’autres univers. Le tout ferait partie d’un méta-univers .
Un verset confirme cette thèse : « Dieu créa les sept cieux et un nombre équivalent de Terres » . Ibn-Abass, disciple du Prophète – un interprète autorisé du Coran et reconnu par le Prophète lui-même – a refusé de commenter ce verset alors qu’une personne lui en faisait la demande : il craignait de blesser la foi de cette personne, car elle supporterait pas une vérité contenue implicitement dans ce verset. Mais, dans une autre circonstance, Ibn-Abbas livre son exégèse devant un public certainement plus avisé, laissant entendre qu’il y a d’autres astres qui ressembleraient à notre Terre, des planètes où existeraient même d’autres humains .
D’après ce commentaire qui reste d’actualité, ce verset ouvre des perspectives astrophysiques et biologiques extraordinaires, puisque nous ne serions plus les seuls habitants de cet immense Univers, qui serait habité par d’autres vivants et d’autres humains. Cette interprétation permet des horizons scientifiques, métaphysiques et théologiques incommensurables. Un musulman croyant ne devrait donc pas s’étonner que des scientifiques en viennent à découvrir d’autres êtres vivants ailleurs. Ce verset approuve même, selon le commentaire d’Ibn-Abbas, une telle option et orientation dans la recherche scientifique.

2. Pour une double herméneutique

La métaphore reste le propre de notre langage. C’est un fait linguistique et sémantique. On n’y insistera jamais assez. Les mots désignent des choses en même temps qu’ils les interprètent. Les sciences exactes, dites dures, dont le propre est de procéder par concision sémantique, sont, elles aussi, confrontées aux limites des signes, des mots et des symboles qu’elles utilisent. Ainsi le mot « gène » qui signifie une réalité biologique. Sa signification n’a cessé de se déplacer et d’évoluer en fonction de nos connaissances scientifiques. Au fil du temps, le terme recouvre des contenus toujours nouveaux en vertu des progrès biologiques qui l’enrichissent de significations de plus en plus nuancées. Le mot « gène » est en permanence revisité par les théories biologiques de plus en plus élaborées.
L’herméneutique comme approche des termes coraniques doit procéder de la même manière, en élaborant des méthodes de lecture appliquées au domaine spécifique de son investigation. Ces méthodes d’interprétation conviennent particulièrement au concept « Création » : leurs procédés sont indiqués pour ouvrir à la compréhension de ce genre de textes. Les significations premières cadrent avec le contexte mental et linguistique du moment coranique, en même temps, elles sont ouvertes aux développements ultérieurs des connaissances. Le Texte reste tout d’abord porteur de révélations divines dont l’intention est de révéler tout simplement que l’univers vient de Dieu. Les sciences enrichissent l’intelligence du monde et de l’humain : elles rendent comptent des processus, du ‘Comment’. Elles ne portent pas sur les significations humaines ou religieuses du monde. Ainsi le sens coranique radical au lieu d’être aboli, il est préservé et enrichi par les connaissances humaines : «On leur montrera Nos signes dans les horizons lointains et en eux-mêmes jusqu’à ce que la vérité leur apparaisse» .
Quelques indications recommandent cette approche herméneutique.

Les indications de type épistémologique

Évoquant ici l’épistémologie dérivée (Piaget) . Interdisciplinaire ou transdisciplinaire, elle est tout à fait admise et légitime pour construire une théorie herméneutique que nous proposons ici. Celle-ci nous permettrait de préciser mieux le sens des mots coraniques en rapport avec la Création, en prenant en compte l’évolution de nos savoirs: aussi bien les sciences exactes que les sciences humaines, les savoirs critiques sont des disciplines qui nous informent sur la question de l’évolution humaine.
Cela dit, il nous importe d’éviter le piège d’un concordisme naïf et béat. Parlant de Dieu et ses révélations, l’intention d’un Texte coranique est d’apporter un éclairage très important sur le sens du monde et de la vie humaine. Telle est sa grandeur et telle est la limite qu’impose son mode d’expression : il déclare, comme venu de Dieu et reçu de Lui, un sens du monde et de la vie humaine. Mais, pas plus qu’un texte biblique, un Texte coranique n’est pas à confondre avec un texte scientifique.

Les indications de type théologique

Ce motif, théologique cette fois-ci, nous encourage dans cette démarche d’ouverture sur les sciences : en effet, le Coran lui-même prend soin de souligner que les Paroles de Dieu sont inépuisables, et qu’une quantité infinie d’encre ne pourrait épuiser les informations qu’il peut révéler dans son Livre .
Le processus phénoménal ou phénoménologique de la Création reste alors à élucider en dehors du Texte, grâce à l’étude « objective » à laquelle le Coran appelle avec insistance : « Observez ce qu’il y a dans les cieux et la terre !… » , « Dans la Terre il y a des signes pour ceux qui ont la certitude, et en vous-mêmes -aussi- n’observez-vous pas !» … La géologie, l’archéologie, la paléontologie, la psychologie, la zoologie, l’éthologie, la génétique, la linguistique, etc sont autant de domaines de la connaissance qui pourraient trouver pleinement leur place dans une certaine économie théologique de la Création, puisque la théologie doit être à l’écoute des informations qui lui proviennent de ces disciplines.
Néanmoins certaines vérités d’ordre métaphysique, sur l’âme par exemple, resteront inconnaissables, selon le Coran, ou partiellement et relativement accessibles à notre entendement : «Vous n’avez de science que peu de chose» dit-il, parlant des mystères de l’âme ou de l’esprit. Il s’agit là d’un appel à la modestie intellectuelle qui sied à tout savant conscient qu’il est devant une Nature et un Univers qui restent, paradoxalement, autant incompréhensibles qu’infiniment compréhensibles. Certains esprits sophistiqués ont peut-être du mal à l’admettre.
Malgré cette relativité de nos connaissances, soulignée par le Coran, le fait scripturaire reste ouvert sur l’étude de la Nature et nous autorise à penser une théorie herméneutique : une double herméneutique. D’une part, celle du phénomène coranique et de son contenu; et, d’autre part, celle des phénomènes naturels. L’appel récurrent dans le Coran à la recherche et à l’étude des signes cosmiques (’âyates- kawniyya) de Dieu qui ne lui trouve pas de semblable dans la Bible, nous met en présence de deux sémantiques divines qui se renvoient l’une à l’autre, la sémantique scripturaire et la sémantique cosmique.
En direction de deux sources, l’herméneutique se fait selon une démarche qui devra déchiffrer le sens du Texte, ce sens étant dissimulé dans la manifestation du donné révélé. De plus, il devra s’agir d’une approche discursive en dialogue avec la description de la Nature et l’interprétation qu’en donnent les sciences. Le sens se trouve entre ces deux herméneutiques. Avec un œil sur le Texte, l’autre sur la Nature, dont les lecteurs autorisés restent les scientifiques, le risque d’un strabisme herméneutique demeure cependant réel. L’écueil est toujours celui des cloisonnements entre les points de vue portés sur une même réalité. L’effort mental (ijtihad) exigé vise une harmonie ou synergie visuelles de la raison pour corriger en permanence une certaine diplopie intellectuelle, une vision double et contradictoire d’un même objet. C’est le défi que rencontre cette double herméneutique, si l’on admet que le Dieu unique est le Révélateur du Texte et le Créateur de l’Univers. Il ne peut y avoir en principe de contradiction . Il y a donc une rationalité. Elle se trouve dans les Textes (Coran et Sunna), comme dans l’entendement humain.
Un Texte qui heurte une connaissance scientifique établie doit alors être interprété de façon à correspondre à la Loi établie. Quand il s’agit d’un hadith (parole du Prophète) qui nous informe sur un fait lié à la Création, sachant que tous les hadiths ne sont pas admis comme authentiques, contrairement au Coran, il faudra appliquer ce que les traditionnistes-critiques (ahl el-hadîth) ont établi comme règle d’authentification. Celle-ci stipule que tout récit non admis par les Lumières Naturelles ni conforme aux Lois Naturelles formelles est classé comme historiquement apocryphe . Une règle à appliquer selon une dialectique de complexité avant de réfuter un récit.

3. L’espèce humaine : une parmi d’autres ?

Copernic a délogé la Terre de la place qu’elle occupait dans l’Univers. Elle n’en est plus le centre. Darwin est venu, lui, détrôner celle que l’Homme occupait sur cette planète. Il est devenu un animal, certes le plus évolué, mais appartenant au même arbre de vie. Un être vivant parmi d’autres. Tout cela est trop pour l’orgueil de l’Homme. Le désenchantement fut à la hauteur de l’illusion qu’entretenait l’Homme à son propre égard, en se considérant la mesure de toute chose, le vivant par excellence, l’être destiné à être l’Incarnation de Dieu Lui-même. Conscient qu’il est conscient, il a toujours considéré avec un certain mépris le reste de la Création, notamment les animaux.

Cette vision est remise en cause dès le départ et ce tout au long du discours coranique sur la Création. Loin de diminuer la place de l’Homme dans la Création, l’évolution en tant que cadre biologique réunissant l’homme et l’animal, selon une loi unifiée de tout vivant, pourrait, une fois définitivement et totalement confirmée et bien interprétée , rétablir la place que l’animal mérite.
En effet, si le Coran souligne la place singulière qu’occupe l’Homme dans l’ordre de la Création, il fait remarquer en même temps que l’unité naturelle embrasse toutes les espèces animales, y compris la nôtre. Il évoque la diversité et la hiérarchie du monde vivant, mais ne manque pas de rappeler les ressemblances : « Il n’y a pas de bêtes sur terre, ou d’oiseaux qui volent de leurs propres ailes si ce n’est que des communautés comme vous » .
Il ne se contente pas d’établir des similitudes sociobiologiques et éthologique, il va jusqu’à reconnaître que les animaux sont des êtres spirituels : « Ne vois-tu pas Sa Transcendance (de Dieu) célébrée de tous ceux qui habitent la terre et les cieux ? Les oiseaux déployés, chacun d’eux sait bien le prier, célébrer sa Transcendance. Dieu de tout ce qu’ils font est connaissant » .
C’est à partir de ces passages que les théologiens musulmans classiques ont développé une vision de l’animal capable d’émotions et de sensibilité, d’entendement et d’intelligence, doué d’une certaine conscience, de la mort notamment, comme nous le relate un hadith du Prophète .
Pour les théologiens scolastiques musulmans, les animaux peuvent accomplir des actes dirigés vers des fins semblables aux nôtres. Toute une théologie d’attention à l’égard des signes de Dieu tels qu’ils se manifestent dans l’intelligence et l’éthologie animales, qu’on appelle instinct, fut traitée remarquablement par Al-Jâhid ( 255 A.H, 870 A.C) un théologien mu‘tazilite qui en a posé les bases dans son ouvrage al-hayawân.
Ibn-Qayyem (751 A.H – 1350 A.C) a développé cette théologie, d’une façon informelle, dans beaucoup de ses ouvrages ou il traita des comportements subtils des animaux -que l’on trouve également chez Al-Ghazaly (505 A.H.-1112 A.C) avant lui . Il décèle dans ces comportements des choses étonnantes et à travers lesquelles Dieu nous informe qu’il existe des ressemblances éthologiques entre l’homme et l’animal. Il en conclut : « S’il y a des différences anatomiques, les caractères et les habitudes eux se ressemblent » . Ces théologiens musulmans pensent qu’au lieu de rester étonné devant l’instinct animal il faut considérer que la raison n’est qu’un instinct merveilleux et inintelligible, présent dans notre âme et qui relève d’un « pouvoir originel de la nature » que nous partageons avec les animaux .

Ce préalable nous permet d’aborder assez confortablement les origines d’Adam, cet ancêtre commun direct de toute l’humanité. Selon le Coran, sa création est faite selon une certaine évolution. D’abord le Coran dit :« Il vous a créés à partir d’un seul être (nafçine wâhida) »48. Il n’évoquera que les premiers moments de cette apparition, un commencement lointain, une origine primordiale non datée, à partir d’une matière inerte. Il parle : d’argile (tîne)» ; de sol (turâbe)» ; de quintessence d’argile (soulâlat mine tîne) ; d’argile raisonnante comme une poterie (salsâl kal fakh-khar)» , d’une argile collante (tîne lâzibe)» ; d’une glaise malodorante (hama’ine maçnoûne) . Cette dernière suppose la présence de matière organique et biologique. Il s’agit d’une origine inerte qui passe par des stades de développement et d’organisation morphologique comme le précise le Coran dans un autre lieu : «Et Il vous a créé en phases successives (atwâran)» . Il évoque fortement l’origine aquatique des tous les êtres vivants y compris celle de notre espèce humaine : «Il est celui qui a créé à partir de l’eau une espèce humaine qu’Il a unie par des liens d’alliance et de filiation…» .
Ces stades sont contés dans un récit narratif discontinu, elliptique et non chronologique. Ils entretiennent ainsi une ambivalence pour les raisons que nous avons évoquées. Ce qui est clair, c’est qu’il y a bien des transformations subies par le premier homme, Adam. Ce fait scripturaire pourrait bien être un argument pour la thèse de l’évolution de cet ancêtre à partir d’éléments organiques. Ces phases ne sont pas citées, puisque le but n’était pas de faire un exposé scientifique : en effet, ce qui fascinait les Arabes d’alors ce n’était pas la science mais la concision et l’éloquence. Mais l’intention est double : l’une est morale, car il s’agissait de rappeler l’origine modeste de notre espèce et qu’elle constitue une espèce parmi d’autres. L’autre est théologique : elle met en relief un attribut divin, la capacité de Dieu de transformer la matière inerte qu’il a créée lui-même en faisant éclore la vie, tout cela étant suggéré avec des mots simples mais dans un style arabe éloquent.
Pour ceux qu’offusque le fait que nous descendions d’une autre espèce, les singes en l’occurrence , et qui veulent trancher brutalement ce nœud gordien au lieu de le dénouer intelligemment, ces passages viennent rappeler une origine qui n’est pas plus glorieuse pour notre Ego, celle d’une glaise malodorante.
Après ces transmutations qui ont abouti, selon le Coran, à une forme finale biologique de l’Homme , le temps spirituel est venu. Celui de l’irruption de la conscience : «Lorsque ton Seigneur dit aux Anges : Je vais créer un homme d’argile crissante, extraite d’une boue malléable, et dès que Je l’aurai harmonieusement formé (sawwaytuhu) et lui aurait insufflé Mon souffle de vie, mettez-vous alors prosternés devant lui»51.
Une autre phase apparaît dans cette évolution, celle du langage ; « Et Dieu enseigna à Adam tous les mots… » . Un autre stade évoque la période du couple, homme et femme, qui donnera par la suite la descendance de toute l’espèce humaine, selon le procédé de reproduction connu. «…celui qui vous a créés à partir d’un être unique -celui d’Adam- et de celui-ci Il a créé son pair ( zawj) et partir de deux Il a fait naître beaucoup d’hommes et de femmes…»54. Le mot « zawj » a un double sens : il désigne le féminin et le masculin à la fois. Notons aussi que, dans ce verset, le fait de faire naître beaucoup d’hommes et de femmes par Dieu à partir d’un couple lui-même issu d’un ancêtre commun, ne se s’opère pas magiquement, d’une façon séparée, mais biens selon des lois de la reproduction que nous connaissons scientifiquement mieux aujourd’hui. De même, la création d’Adam s’est produite fort probablement selon un processus biologique et qui pourrait bien s’inscrire dans un programme biologique évolutionniste. Selon la seule et simple référence au Coran, cela me paraît bien possible.
Entre la matière, sol plus eau, jusqu’à l’être vivant le plus complexe, Adam, nous ne savons rien sur les formes intermédiaires. Nous ne savons rien non plus sur le passage d’un Adam probablement à l’origine asexué, à l’image de Dieu Lui-même , à un Adam sexué, devenu masculin. Une telle division se serait produite par une sorte de « clonage primordial différencié » donnant naissance à deux entités complémentaire : femelle et mâle, homme et femme pour notre espèce. Tout cela probablement après avoir reçu le souffle divin, que ces deux êtres partageront à égalité. Il n’est pas dit explicitement dans ce récit que l’homme est apparu avant la femme. Une fois le couple établi, la règle de perpétuation de l’espèce est devenue celle que le Coran évoque quand il parle de l’homme et de la femme : «… hommes ou femmes, vous êtes issus les uns des autres (ba‘dukum min ba‘de)» . Nous ne savons pas non plus comment et quand Adam a appris le langage…
Certains exégètes classiques, en commentant le verset (2,30), n’ont trouvé aucune difficulté à avancer qu’avant notre espèce, la Terre était déjà peuplée de plusieurs autres espèces d’animaux intelligents et disposant de langage (hyawân nâtiq ) : des anthropoïdes anatomiquement similaires à notre espèce mais qui ont disparu. Et cet être nouveau qu’est Adam fut à l’origine d’une nouvelle espèce dont la nature spirituelle et intellectuelle est plus évoluée, comme le soutient Mohammed Abdu .
On peut dire qu’Adam selon le Coran est créé exceptionnellement, par un phénomène qui ressemble à celui de la naissance de Jésus. Le Coran fait cette analogie partielle en disant que : « L’exemple de Jésus est comme celui d’Adam, il lui dit : « Soit ! Et il est » . Aucun croyant n’imagine un Jésus apparaissant magiquement dans le monde sans passer par les stades de l’ontogenèse. Sa naissance fut après une gestation comme le reste des humains, bien qu’il n’ait pas de père biologique selon les Écritures, le Coran notamment. Ce qui veut dire que le « Soit et il est » ( kun fa yakûn), ce verbe créateur agit par la médiation des lois naturelles, par des « mutations » qui ne sont que des « discontinuités » en quelque sorte : pour les évolutionnistes, ces discontinuités ponctuent l’évolution et le développement biologiques. La naissance de Jésus, comme celle d’Adam selon ce récit, doit en principe réjouir les évolutionnistes, car elle va dans le sens de leur thèse. Il s’agirait d’une mutation par un saut qui crée justement l’évolution et une « contingence » comme le défend un Stephen Gould, contrairement à une évolution qui se ferait par accumulations continues de mutations, comme le soutient le néodarwinisme classique.
Cette semi boutade mise à part, le « miracle » pourrait être compris dans notre récit comme un phénomène qui ne se fait pas en dehors des lois de la Nature, mais une exception dans la Nature qui crée un nouvel ordre, une nouvelle organisation physique ou biologique, comme phénomène irrégulier déterminant une nouvelle chaîne de causalité.

En résumé, le récit coranique n’exclut pas théoriquement la thèse biologique de l’évolution, Penser dans ce cas une théorie scientifique créationniste au nom du Coran qui défendrait ce que Darwin appelait le dogme de la création des humains séparés des espèces animales, comme le laisserait entendre la lettre de la Bible , est difficile à défendre exégétiquement et épistémologiquement. Elle ne peut être une théorie scientifique puisqu’elle serait irréfutable, infalsifiable, pour évoquer un terme épistémologique, et comme le reconnaissent certains de ses défenseurs eux-mêmes. Ceux-là mêmes qui font du créationnisme scientifique une critique systématique de l’évolutionnisme, qu’ils considèrent invérifiable, et donc non scientifique. Une contradiction, parmi d’autres, que leur reproche à juste titre Stephen Jay Gould
Par contre s’il y a une critique à formuler à l’égard de l’évolutionnisme, c’est à partir d’une démarche scientifique, celle-là même qui emprunte aux sciences ses propres méthodes universelles. C’est au nom de la science et en partant des seules données scientifiques que l’on doit aborder la théorie de l’évolution, ses faits, ses lacunes et ses insuffisances, et non pas au nom d’un dogme théologique érigé a priori et qui imposerait une définition univoque de la Création : une interprétation qui exclurait d’emblée, l’évolution alors que les Textes de l’islam ouvrent cette éventualité.
C’est à ce niveau d’approche que je pourrais rejoindre le principe de NOMA (Non-Overlapping Magisteria), le non empiétement des Magistères, scientifiques et religieux, prôné par le même Stephen Gould . K.Popper parlera plutôt de « démarcation », entre le champs scientifique et le domaine métaphysique, ce qui est à mon sens encore plus précis et épistémologiquement plus exigeant.
En conclusion : parler dans ce domaine d’une théorie sacrée ou canonisée sur la Création n’est pas sérieux.

4. Le vertige des origines et des commencements.

L’évolution en tant qu’approche scientifique des origines de l’Homme, au fond, quand on l’examine dès ses racines, n’est qu’un problème second et subalterne par rapport à la question inévitablement métaphysique des origines et des commencements.
Le Coran fait allusion à cette complication historique et épistémologique qui consiste à décrire et à étudier un phénomène qui n’a pas été observé et qui reste non observable. Les commencements de l’Univers et de l’Homme sont des phénomènes qui ne relèvent ni du registre de l’observation directe ni de celui de l’expérimentation, et dont on ne connaît pas les conditions initiales avec certitude pour les reproduire dans des laboratoires. «Je ne les ai pas pris comme témoins lors de la création des cieux et de la Terre, non plus lors de leur propre création … », fait remarquer Coran7. En dépit de ce bémol, le Coran encourage l’Homme à la recherche des origines, : « Dis : « Parcourez -explorez- la Terre et observez -cherchez- comment Il a commencé la Création »… » , en faisant allusion à la recherche intellectuelle, représentée par l’astronomie, la géologie, la paléontologie, la zoologie, la botanique, etc..
Il faut reconnaître qu’en l’état actuel de nos connaissances, nous ne savons pas encore « dire » l’histoire de l’Univers à son début, notamment au moment précis de l’apparition du temps et de l’espace. Le mur de Planck se dresse et nous barre ainsi l’accès à la connaissance scientifique de l’origine . Pour l’heure, la théorie du Big Bang décrit comment l’Univers évolue, mais non comment il a commencé.
La narration de l’histoire naturelle de la vie à ses débuts n’est pas moins problématique que celle de l’Univers. L’évolution qui a pris en charge son récit a fait elle aussi l’objet de controverse. Les scientifiques deviennent de plus en plus conscients que non seulement il existe un abîme entre le monde inerte et le monde vivant, mais que celui-ci représente la plus extraordinaire de toutes les discontinuités de la nature. Entre une cellule vivante et le système non biologique le plus ordonné, tel le cristal, il y a une distance aussi vaste qu’absolue.
Il faudrait donc inéluctablement affronter la question métaphysique de la distance parcourue par notre Univers dans son évolution du Néant à l’apparition des particules élémentaires ; puis de celles-ci à leur organisation en atomes et en molécules ; de cette matière inerte à la forme la plus « élémentaire » du vivant, en passant par les biomolécules, jusqu’à l’émergence de l’homme et de sa conscience dans le monde. Que de discontinuités abyssales !
Quant au premier moment de la vie, nous allons laisser parler l’un des deux biochimistes prix Nobel qui ont découvert l’ADN, F. Crick qui reconnaît qu’«un honnête homme armé de tout le savoir dont nous disposons actuellement ne pourrait pas aboutir à une autre conclusion : dans un sens, l’origine de la vie apparaît presque aujourd’hui comme un miracle, tant sont nombreuses les conditions qu’il aurait fallu avoir satisfaites pour la mettre en marche»2.
En effet quand on remonte un peu plus loin dans les origines biologiques, on est inéluctablement confronté à une énigme, quant à l’apparition de la vie à l’échelle moléculaire. En effet pour avoir l’ADN, il faut des protéines et pour avoir les protéines il faudrait bien l’ADN. Comme sortir de ce cercle vicieux que présente la dialectique de ces deux éléments biomoléculaires primordiaux pour la vie ?
Entre les groupes et les espèces, la connaissance de l’évolution n’est pas non plus acquise avec certitude. Jacques Monod avance qu’effectivement la théorie de l’évolution « … est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. Et rien ne permet de supposer (ou d’espérer) que nos conceptions sur ce point devront ou même pourront être révisées » . Mais voilà qu’il nous confesse ailleurs et avec humilité que : « les reconstitutions hypothétiques proposées par les évolutionnistes pour l’origine de tel groupe, ou telle adaptation structurale apparaissent souvent, il faut le reconnaître, comme relevant plus d’un jugement esthétique que des strictes rigueurs de la méthode scientifique. Nul d’ailleurs n’est plus conscient de ces faiblesses et de ces incertitudes que ne le sont les évolutionnistes eux-mêmes. » ,
Cette contradiction d’un grand scientifique, comme Jaques Monod, seule suffit pour estimer la difficulté dans laquelle se trouvent embourber nos connaissances scientifiques actuelles sur l’évolution.
Évoquer l’évolution par mutation génétique est une réponse plausible et recevable théoriquement par notre interprétation du Coran, nous l’avons défendu. Mais scientifiquement, elle ne lève point le suspens sur la question téléologique de l’évolution, laquelle suppose un dessein, un programme. Elle ne change rien non plus au fond de la problématique de la discontinuité, puisque les formes intermédiaires entre les espèces au niveau de la « microévolution », mais surtout au niveau de la « macroévolution », ne sont pas déterminées d’une façon certaine et définitive afin d’établir complètement l’arbre de vie. Elles s’évaporent au fil du la progression des investigations des évolutionnistes, et ce dans tous les champs de la théorie (paléontologie, génétique, biologie moléculaire…).
Pour ces raisons, entre autres, aucun bon esprit connaissant les lacunes de la théorie scientifique ne peut admettre que celle-ci vienne expliquer de façon certaine et formelle l’origine de la vie, encore moins le pourquoi de son apparition. Karl Popper, célèbre philosophe des sciences, conscient de cette grande difficulté épistémologique dont souffre l’évolution, livre son sentiment que partage en silence nombre de scientifiques : « Je ne pense pas que le darwinisme puisse expliquer l’origine de la vie. Je pense qu’il est possible que la vie soit si « improbable » que rien ne puisse expliquer pourquoi elle a commencé » . Du point de vue épistémologique, le darwinisme, pour K. Popper, procède plutôt d’un « programme métaphysique de recherche » , car elle est incapable de prédire et impossible à tester, ce que doit être en principe le propre d’une théorie scientifique. Un Kuhn parlera plutôt de paradigme, qui prend en compte des données sociologiques et historiques , où les enjeux personnels des scientifiques sont non négligeables . Un paradigme, selon l’acception kuhnienne, ne peut changer par une simple évolution mais par rupture et révolution. Car en général, ceux qui y adhèrent ne changent pas d’avis facilement d’eux-mêmes, sauf au bout d’un temps assez long, quand un autre paradigme parvient à s’imposer. C’est ainsi que cela se passe dans toutes les communautés des scientifiques y compris les évolutionnistes qui sont tenus à une certaine allégeance à leur discipline. Le débat aigu sur le créationnisme et sa contestation, qui trouve pleinement sa justification quand on écoute le ridicule de certains créationnistes, masque en réalité la divergence interne au sein de la communauté des scientifiques et des épistémologues et même chez les évolutionnistes eux-mêmes.
Tout ce débat fut exposé par Michael Denton, lui-même scientifique, biologiste moléculaire, dans son livre Évolution, une théorie en crise qui est devenu désormais un classique, à travers « une discussion impartiale de thèses en présence faite de façon si objective qu’il sera bien en peine de deviner les convictions philosophiques de son auteur» . Ce dernier a conclu que « Compte tenu de sa portée historique, des transformations morales et sociales dans la pensée occidentale, on aurait pu espérer que la théorie darwinienne serait en mesure de fournir une explication exhaustive et entièrement plausible à tous les phénomènes biologiques – depuis l’origine de la vie, en passant par toutes les manifestations, jusqu’à l’intellect de l’homme. Le fait qu’elle ne soit ni tout à fait plausible ni exhaustive est très préoccupant. On aurait pu s’attendre qu’une théorie aussi capitale, une théorie qui a littéralement changé le monde, soit autre chose qu’une spéculation métaphysique, qu’un mythe » .
« Le « mystère des mystères » – l’origine d’êtres nouveaux sur Terre- est toujours aussi énigmatique qu’à l’époque où Darwin embarquait sur le Beagle », ainsi notre auteur clôt son ouvrage, avec un sentiment presque amer. Ce sentiment lourd est partagé en silence par beaucoup de scientifiques.

5- Difficil NOMA … difficile démarcation.

La recherche scientifique depuis l’évolution, puis la mécanique quantique, induit inévitablement à des questionnements d’ordre philosophique et théologique sur la place de l’Homme dans la nature. Il n’est plus étonnant de voir des scientifiques considérer que les connaissances de l’Homme sur le monde ne sont finalement que des révélations de l’Homme à lui-même. Un W. Heisemberg constate remarquablement que : « Le sujet de la recherche n’est donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l’interrogation humaine et dans cette mesure l’homme, de nouveau, ne rencontre ici que lui-même » . Il serait donc une illusion de penser une science découplée totalement de la métaphysique, de la philosophie ou du religieux, qui interrogent d’autres dimensions intellectuelles, morales et spirituelles de l’Homme.
En tout cas, notre théorie de la double herméneutique, évoquée plus haut reste fidèle dans une certaine mesure au principe de NOMA de Gould et à la démarcation de Popper. Je tiens à le réitérer ici. Elle est censée respecter les registres. La science doit continuer son aventure et la théologie doit être à son écoute intelligemment. Faudrait-il encore que les scientifiques arrivent eux-mêmes à séparer l’étude des faits d’une philosophie qui voudrait imposer une compréhension de ces faits. Certains scientifiques n’aiment pas voir les théologiens s’immiscer dans leurs affaires : ils ont raison si ces derniers viennent à confondre les ordres. Mais lorsque Jaques Monod avance que « l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard », et que « non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part », il sort d’une certaine façon de son cadre scientifique, il devient un métaphysicien. Un autre scientifique, astrophysicien cette fois-ci, mais d’une autre tradition philosophique, contestera cette vision qui sous-entend l’absurdité de l’existence. Trinth Xuan Thuan estime, lui, que l’Univers est programmé pour accueillir l’Homme. Il défend le principe anthropique. Au lieu de parler d’un hasard aveugle, il préfère parler d’un hasard bridé. Comme celle de Jaques Monod, cette posture est également non scientifique, dans le sens strict du terme.
Le débat qui existe légitimement entre scientifiques cache au fond des dimensions purement métaphysiques, sur le sens de la Création. Leur prise de position se fait aussi selon leurs options et leurs disciplines scientifiques. En effet, dans le domaine de l’évolution en général, on trouve un vrai contraste entre l’antitéléologisme des biologistes et le téléologisme des physiciens (pensée finaliste). M.Denton illustre ce fait en présentant deux scientifiques qui incarnent ces deux tendances majoritaires dans leurs disciplines respectives : le biologiste Stephen Gould, d’une part, et le physicien Paul Davies d’autre part.
Il arrive au constat qu’un jour la biologie finira par s’allier à la vision des physiciens, car il est un fait épistémologique historique, celui de l’influence qu’a toujours exercé la physique sur la biologie. La physique ayant entraîné avec elle la biologie au XVIIe dans la direction que l’on sait, il en conclut ceci : on peut douter que la biologie puisse résister longtemps au fort courant téléologique qui imprègne les sciences physiques où l’impression de l’existence d’un Dessein devient de plus en plus irrésistible . Ce débat entre scientifiques relève, en dernière analyse, davantage de la métaphysique et de la croyance que de la science, dont la caractéristique est de ne s’en tenir qu’aux faits.
Ceci dit, il est compréhensible que des scientifiques aient des convictions philosophiques en connivences avec leurs observations et disciplines scientifiques. Néanmoins, toute confusion de ces deux registres, scientifique et métaphysique, risque d’embarquer la science dans l’idéologie scientiste. Tout comme la religion n’a pas à dicter comment faire la science et orienter ses méthodes, la science de son côté doit demeurer neutre idéologiquement, laïque diront d’aucuns. En tant que telle, elle n’est ni agnostique, ni existentialiste, ni fataliste, ni athée ni croyante… « La véritable science se contente, en progressant dans l’infini, d’apprendre, à l’intérieur des limites qui lui sont imposées, ce qu’il est possible d’apprendre », écrivait K.Jaspers . Pour lui, elle ne doit pas se prendre pour la seule mesure de l’être, étant alors entendu que ce qu’elle connaît existe tandis que ce qu’elle ne connaîtrait pas n’existe pas. Et dans ce cas « Au lieu de la science, on obtient une superstition de la science, et celle-ci rassemble sous le masque d’une pseudo-science un morceau de folies où il n’y ni science, ni philosophie, ni foi » , conclut-il. Cette posture philosophique, je la fais mienne.

Nous revendiquons ici, en guise de conclusion, une sécularisation de la science, relative, qui distingue les ordres et où les sciences restent cependant en lien avec la philosophie, la métaphysique et la théologie, dans le sens d’établir un dialogue nécessaire, à travers des ponts transdisciplinaires entre les différents domaines de toutes les connaissances humaines.

Article publié dans un ouvrage collectif sous la direction de :Brigitte Marchal et Felice Dassetto.
Adam et l’évolution: islam et christianisme confrontés aux sciences
Edition ACADEMIA-BRUYLANT Belgique p.125-144

Tareq Oubrou

 

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