jeudi, novembre 21 2024
L’abattage rituel en Europe, et particulièrement dans la France laïque, appartient au registre juridique. Il pose parallèlement la question philosophique du statut de l’animal et, implicitement, celle de la compatibilité de l’islam avec les valeurs occidentales, notamment en matière de droit des animaux. Cependant, ce sujet est moins passionnel que d’autres aspects de l’islam plus visibles dans des sociétés européennes fortement sécularisées.
L’islam étant aujourd’hui la deuxième religion de France et la communauté musulmane connaissant un fort accroissement démographique, le secteur de la viande « halal » représente un marché lucratif, sans compter que certains pays musulmans importent de la viande de France et d’Europe en général. C’est pour cette raison que la question de l’abattage rituel musulman est abordée avec un relatif réalisme, même si elle suscite quelques surgissements d’ordre idéologique. Laissant de côté les enjeux socio- économiques de l’abattage rituel, ce qui va nous intéresser ici est le statut de l’animal tel qu’il se présente dans les textes scripturaires de l’islam. L’abattage en islam appartient- il à un registre rituel strict ou relève- t-il du registre de l’éthique ? que signifie cette distinction et quelles en sont les conséquences pratiques « technico- éthiques » sur l’abattage des animaux en islam ?
 
L’animal, un être spirituel ?
Nous entendons par être spirituel un être vivant doté d’une âme, et même du langage et de la pensée. Il faut dire que l’islam se distingue nettement de la conception de rupture entre l’homme et l’animal qui a marqué le Moyen Âge et jusqu’au xviiie siècle environ. La généalogie de cette rupture, qui n’existait ni chez les païens, ni chez les Grecs, ni chez les juifs, remonte à une certaine interprétation des Évangiles qui a longtemps dominé le christianisme. Celle- ci est héritière du dogme de l’Incarnation, qui a introduit une césure dans l’ordre de l’être et de la nature. Selon cette vision de Dieu et de la nature, « il est clair que Dieu a assumé la créature dans la personne et non pas dans la nature[1] », affirme Thomas d’Aquin. Quant à Saint Augustin, il nous explique la relation qu’entretenait le Christ avec les animaux et la nature, différente de celle qu’il avait avec les hommes, en se référant à deux passages des Évangiles où Jésus fit périr un grand troupeau de porcs[2], maudit et fit sécher un figuier[3]. Il en conclut : « Des hommes aussi, avec lesquels nous composons une société de droit, il a tiré des signes, mais en les guérissant, pas en les tuant. Il aurait agi de même avec les animaux et les arbres s’il avait jugé que nous formions avec eux une même société[4]. » La vision augustinienne et thomiste de l’animal – pour ne citer que ces deux pères de l’Église – influença directement ou indirectement celle de beaucoup de philosophes occidentaux parmi les plus prestigieux. Nous connaissons la vision mécaniste de l’animal, qualifié de machine par Descartes[5], comparé à une pomme de terre par Kant[6]. Les philosophes grecs, eux, étaient moins en rupture avec l’animal et la nature en général, si l’on en croit la pensée de Platon[6bis].
 
Le Coran, tout en soulignant la place singulière qu’occupe l’homme dans l’ordre de la Création – de même que le judaïsme et le christianisme –, fait remarquer que l’unité naturelle embrasse toutes les espèces animales, y compris la nôtre. Il évoque la diversité et la hiérarchie du monde vivant, mais ne manque pas de rappeler les ressemblances : « Nulle bête sur terre ni oiseau volant de ses ailes qui ne soit une communauté comme vous. Nous n’avons rien omis dans le Livre [céleste]. Tous retrouveront leur Seigneur [lors de la résurrection] [7]. »
 
Il ne se contente pas d’établir des similitudes socio- biologiques (évidemment sans aucune connotation négative ni racialiste) entre l’espèce humaine et les autres espèces animales, mais va jusqu’à reconnaître que les animaux sont des êtres spirituels : « Ne voistu pas Sa transcendance [de Dieu] célébrée de tous ceux qui habitent la terre et les cieux ? Les oiseaux déployés, chacun d’eux sait bien le prier, célébrer Sa transcendance. Dieu de tout ce qu’ils font est connaissant[8]. »
 
Dans la théologie musulmane, le dogme de la résurrection concerne tout autant les bêtes que les hommes. Leurs âmes rejoindront leurs corps au moment de la Résurrection, comme pour le reste des humains. « Et lorsque les bêtes seront ressuscitées[9] », dit ainsi le Coran, alors que saint Thomas d’Aquin affirme : « L’âme de la bête ne pourra être sans un corps. Ainsi, à la mort du corps, elle périt [10]. » C’est à partir d’un certain nombre de textes de l’islam que les théologiens musulmans ont développé une vision de l’animal capable de sensations et de sensibilité, d’entendement et d’intelligence, jusqu’à une certaine limite. Pour eux, les animaux peuvent accomplir des actes dirigés vers des buts semblables aux nôtres et, théologiquement, ils sont en conformité avec l’ordre naturel. Cependant, un hadith stipule qu’ils sont capables d’injustice, et donc de liberté, qui implique une certaine responsabilité, et que Dieu tranchera entre eux le jour du Jugement dernier[11].
 
Reste que, à la différence des hommes, on n’a jamais dressé de tribunaux pour les sanctionner, encore moins pour les excommunier. Dans son ouvrage Al-hayawân, Al- Jâhîz, un théologien mutazilite du viiie- ixe siècle, a jeté les bases d’une théologie de l’attention à l’égard des signes de Dieu tels qu’ils se manifestent dans l’intelligence et l’éthologie animales et que l’on appelle instinct. Ibn Qayyim, au xive siècle, a continué de la développer. Dans l’un de ses ouvrages, suivant une approche théologique que l’on trouve également chez Al- Ghazali avant lui[12], il décèle dans les comportements animaux des choses étonnantes à travers lesquelles Dieu nous informe qu’il existe des ressemblances éthologiques entre l’homme et l’animal. Il en conclut : « S’il y a des différences anatomiques, les caractères et les habitudes, eux, se ressemblent[13]. »
 
De fait, nous savons aujourd’hui, grâce à des travaux d’éthologie récents, que les animaux sont également capables de culture[14]. Cette vision théologique musulmane de l’animal a eu des conséquences éthiques et juridiques. L’extermination d’espèces animales est un acte religieusement immoral. « Si les chiens n’étaient pas une communauté parmi d’autres, j’aurais ordonné de les tuer[15] », dit le Prophète, confirmant par ces paroles le verset qui considère que les animaux constituent une communauté comme la nôtre, qu’il faut par conséquent préserver et protéger. On peut penser que ce hadith a été énoncé face un risque de propagation de la rage. Il n’y a pas d’autre explication, puisque nous savons par d’autres textes que des chiens errants se promenaient dans la mosquée du vivant du Prophète sans être inquiétés[16].
 
Il reste tout à fait concevable d’exercer une violence légitime à l’encontre de l’animal en cas de légitime défense ou pour la nourriture, comme nous le verrons, mais les actes qui portent atteinte à la vie d’une bête sans être motivés par l’une de ces deux raisons sont en principe interdits par nombre de hadiths du Prophète, de même que toute souffrance gratuite ou torture infligée à l’animal. De nombreux textes interdisent également l’organisation de combats d’animaux et de les donner en spectacle[17]. Plus significatif encore, une personne croyante peut accéder à son Salut dans l’Au-delà en portant secours à un animal[18], de même qu’elle met en péril son Salut si elle commet une injustice à l’égard d’un animal[19]. Le silence des animaux doit nous inciter à être davantage attentifs à eux.
 
1. Thomas d’Aquin, Sommes contre les Gentils, Paris, GF- Flammarion, 1999, livre Iv, « La Révélation », p. 289.
2. Luc (8:27-35), dans une longue scène d’exorcisme.
3. Matthieu (21:18-20).
4. Saint Augustin, Des mœurs de l’Église catholique et des mœurs des Manichéens, Paris, Desclée de Brouwer, 1949, II, XvII, 54.
5. René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Lucien Mazenod, 1967 cinquième partie, « Ordre des questions de physique », p. 46-57.
6. Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, trad. Alexis Philonenko, Paris, vrin, 1971, première partie, « Doctrine du droit », p. 228-229.
6bis. voir par exemple Jean Frère, Le Bestiaire de Platon, Paris, Kimé, 1998.
7. Coran (6:38).
8. Coran (24:41).
9. Coran (81: 5).
10. Thomas d’Aquin, Sommes contre les Gentils, op. cit., livre II, chapitre 82, paragraphe 2, p. 335.
11. Dans ce hadith, le Prophète, voyant deux chèvres qui se battent, dit à Abû Dharr : « Dieu sait pourquoi elles se battent et il les jugera. ». Rapporté par Ahmad ibn Hanbal, n° 21438.
12. Notamment dans Ihyâ’ ‘ulûm ad- dîn, pour ne citer que cet ouvrage majeur d’Al- Ghazali.
13. Ibn qayyim al- Jawziyya, Shifâ’ al- ‘alîl, Beyrouth, Dâr al- kutub al- ‘ilmiyya, 1987, p. 136.
14. voir par exemple Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.
15. Abû Dâwûd et ad- Dârimî rapportant les paroles de ‘Abd Allâh ibn Marfal, in Mirqât al-mafâtîh de ‘Alî al- qârî, La Mecque, Al- maktaba at- tijâriyya, [s.d.], t. 7, n° 4102, p. 700-701.
16. Bukhârî via ‘Abd Allâh ibn ‘Umar, Sahîh al-Bukhârî in Al- fath d’Ibn Hajar, Beyrouth, Dâr al- fikr, 1990, n° 174
17. Tirmidhî et Abû Dâwûd via Ibn ‘Abbâs, Mirqât al-mafâtîh de ‘Alî al- qârî, La Mecque, Al- maktaba at- tijâriyya, [s.d.], n° 4103, p. 701.
18. Un hadith nous informe qu’une personne mérita le Paradis parce qu’elle avait donné à boire à un chien qui allait mourir de soif : Bukhârî via Abû Hurayra, Sahîh al-Bukhârî in Al-fath d’Ibn Hajar, Beyrouth, Dâr al- fikr, 1990, n° 174, p. 373. voir aussi les n° 2363, 2466 et 6009.
19. Le hadith rapporte qu’une personne fut menacée de châtiment eschatologique parce qu’elle avait enfermé une chatte sans lui donner à manger ni lui laisser la possibilité d’aller chercher sa propre nourriture. Elle a causé ainsi volontairement et gratuitement sa mort. Muslim, Ahmad ibn Hanbal et Ibn Mâjah via Abû Hurayra et Bukhârî via Ibn ‘Umar, Al-Jâmi‘ as-saghîr d’as-Suyûtî, in al-Manâwî, Fayd al-Qadîr, Beyrouth, Dâr al- fikr, [s.d.], n° 4191, p. 522.
 
Ce que vous ne savez pas sur l’islam – Tareq Oubrou – edition Fayard 2016 – 171-177

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