dimanche, octobre 13 2024

Le dévoilement est un mode de connaissance de Dieu évoqué par les soufis, ces mystiques de l’islam. Fruit de toute une démarche initiatique, il mène à un état et à une expérience intérieure qui permet la rencontre, la (re)connaissance et la (re)découverte de Dieu, mais pas uniquement. El-Kashf vise à dévoiler aussi la réalité des choses de notre monde. Il suppose le discernement (el-furqân). Peu de musulmans savent l’existence de cette entreprise exigeante. Et ceux qui le savent peu d’entre eux osent l’entamer. Encore moins nombreux ceux parviennent à la réaliser. Théologiquement, le soufisme s’inscrit dans le prolongement de la prophétie et donc de la Révélation : notion cardinale et fondatrice de l’islam. En effet celle-ci se présente comme une communication de Dieu par l’intermédiaire des signes (’âyât). Dieu selon le Coran se manifeste aussi à travers des signes cosmiques et naturels. Deux sémiologies divines par conséquent qui suggèrent une démarche de dévoilement afin de pénétrer le sens des vérités coraniques et d’aller en même temps vers l’exploration de la connaissance au-delà des phénomènes cosmiques.

Les trois dimensions de l’islam,

Il faudrait rappeler d’emblée que Dieu, selon le Coran, ne se révèle pas en tant que Tel, mais révèle ses Paroles, ses signes et par médiation : derrière un voile . Il ne vient pas par Lui-même, mais se manifeste à la conscience humaine par une médiation sémiologique. Il garde une distance ontologique avec le monde. La Révélation est donc ce processus de manifestation distanciée de Dieu. Elle se présente concrètement sous forme de deux strates scripturaires : le Coran et la Sunna. Le Coran est d’expression et d’origine divines. La Sunna, quant à elle, est d’inspiration divine mais d’expression humaine, à travers la personne du Prophète Mohammed (paroles, actes et approbations).
Ces deux sources de l’islam traitent de trois grands sujets : 1) les croyances ; 2) les pratiques cultuelles, éthiques et juridique exotériques ; 4) les pratiques ésotériques.
Le premier domaine est celui de la dogmatique (al-‘aqîda), de la doctrine ou de la théologie spéculative (al-kalâm) ; le deuxième, relève du champ de la sharia ; le troisième, est celui du soufisme ou de la théologie mystique.

Le soufisme en général,

Le soufisme n’est pas une secte ni une religion à part, ni même un courant ou une tendance de l’islam. Il en est une dimension constitutive pour ne pas dire son coeur : une voie de transcendance qui mène à percer la Réalité du monde et tendre vers la Vérité de Dieu. Il a fait l’objet de toute une discipline, à l’instar des autres connaissances de l’islam ( théologie, droit..). Comme la dogmatique et la sharia, le soufisme se revendique de l’islam et se réfère à ses sources scripturaires. Tous les maîtres soufis fondateurs l’admettent puisque qu’eux-mêmes étaient aussi des théologiens (‘usûliyyûne ou mutakallîmûn) et des canonistes (fuqaha-s). Il est une pratique tout à fait légale (shar‘iyya), née à l’époque des Compagnons du Prophète et de leurs disciples, comme le souligne Ibn Khaldûn . Il est donc en parfaite conformité avec l’orthodoxie et l’orthopraxie musulmanes.
Sha‘rânî ( 1492-1565) est un juriste chaféite, traditionniste (spécialiste du Hadith), il était en même temps de filiation soufie chadhilite , un grand commentateur d’Ibn-Arabî (1165-1240) et fondateur de l’ordre sha‘rânîyya. Il précise que : «Ceux qui considèrent que le soufisme est une discipline à part entière ont raison. Ceux qui pensent qu’il fait partie de la sharia ont raison aussi. Mais seuls qui sont versés dans la connaissance de la sharia savent très bien que le soufisme puise directement de la source de la sharia» . Autrement dit, le soufisme et la sharia, tous deux, puisent de la même source : le Coran et de la Sunna. Sha’ranî savant orthodoxe de l’islam était resté critique à l’égard des déviances de certaines pratiques soufies. Ses ouvrages en témoignent.
Tous les ‘ulama-s qui ont critiqué le soufisme n’en ont condamné qu’une certaine forme. La célèbre ouvrage connu sous le nom de « ar-risâl al-Quchaïriyya » est une référence majeure du soufisme. Son auteur Al-Quchaïrî (986-1076) l’a écrit justement en réponse à une situation de dégradations des pratiques soufies de son temps. Théologien (acharite), canoniste (chéféite) et grand soufi il a voulu ainsi réconcilier le soufisme avec la sharia , comme fut la cas du soufisme des premiers temps.
Les savants n’ont donc pas remis en cause les fondements et la légitimité du soufisme, mais certaines aberrations commises en son nom. Ibn-Taïmiyya (1263-1328) que l’on présente à tort comme l’ennemie par excellence du soufisme, reconnaît avec justesse que le soufisme contient des choses justes et vraies mais aussi des aberrations, comme les autres aspects de la connaissance et des pratiques musulmanes : le kalam (théologie musulmane) et le fiqh (étude des normes rituelles morales et du droit). Il estime par conséquent que le soufisme n’a pas le monopole des déviances. Il reconnaît en même temps que le soufisme a produit incontestablement un nombre considérable de saints (al-awliyyâ’) . Nous trouvons tout un volume de son ouvrage « Majmu‘atu al-fatâwa » réservé aux questions soufies. Son disciple le plus fidèle, Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350) a écrit plus d’un livre sur la mystique où il rapporte certains états et prodiges mystiques de son maître, notamment dans son livre de « madârij as-sâlikîne » .
Beaucoup de comportements soufies ont été estimées hétérodoxes par les soufis eux-mêmes, lesquels ne se faisaient pas de concessions. Rappelons ici à titre d’exemple que le premier qui condamna Mansour Al-Hallaj (857-922) à cause de ses chatahâte-s (échappées) , était son propre ami et grand soufi Abubaker Chiblî (861-945).

Cette discipline est enseignée par un maître qu’Ibn-Taïmiyya qualifie de cheikh al-ma‘rifa wa al-haqîqa , qui veut dire maître de la gnose mystique ou de la vérité ésotérique. Il ne conteste donc pas ce statut. Cependant pour tous les soufis, le Prophète Muhammad reste le maître spirituel par excellence, dont il faut suivre les traces et les enseignements jusqu’au dévoilement, laquelle notion tire sa légitimité d’un Hadith (parole) du Prophète, entre autres, qui dit : «l’accomplissement (al-ihsân) consiste à adorer Dieu comme si tu le voyais. Et si tu n’arrives pas à le voir, sache que Lui te voit !» .
Il s’agit de transformer l’intuition et la croyance en un vécu expérientiel de la Présence réelle et vraie des choses et de Dieu, en passant par la mise en pratique, sincère et authentique des prescriptions spirituelles et morales. Cette rectitude est source de discernement, nous dit le Coran . Il s’agit d’un savoir inspiré (al-‘ilm al-ladunnî) , sans médiation ni discursivité, comme celui que possédait cette personne que Moïse a rencontrée dans un voyage rapporté dans la Sourate la Caverne ( n°18).

Une démarche initiatique :

Il s’agit d’une démarche qui est aussi une marche (sayr) qui nécessite toute une pédagogie et une initiation qui se fait par étapes.
– La première étape est appelée at-takhalluq. Elle consiste à appliquer des techniques et des méthodes éducatives graduelles d’accompagnement qui permettent progressivement à l’aspirant (al-murîd) de se conformer, dans un premier temps, aux normes cultuelles et morales de la sharia. Cette étape concerne essentiellement les pratiques visibles du corps.
-La deuxième étape est celle de al-tahaqquq. Fruit d’un grand effort (jihâd) moral et spirituel, accompli le long de la première étape. Cette phase fait entrer le cheminant dans l’univers des pratiques intérieures, celles du cœur et de l’âme. Le cheminement passe alors d’un mouvement du corps à celui de l’âme.
Certains font la distinction entre le mouvement du cœur (al-qalb) comme conscience (damîr) et celui de l’âme (ar-rûh ou as-sirr) qui pourrait être l’équivalent de l’Inconscient, et qui serait alors une nouvelle étape. Selon cette subdivision mystique le cheminant passera donc par trois étapes : la shârî’a (pratique du corps) puis la tarîqa (pratique du cœur) pour atteindre la haqîqa ( pratique de l’âme).

Tout musulman, selon la démarche soufie, doit en principe œuvrer pour atteindre le but de sa vie spirituelle : rencontrer Dieu ici et maintenant. Or la voie recherchée par beaucoup de croyants ne vise que l’obtention d’un état béatifique et l’accès aux Vérités divines après la mort par les œuvres prescrites par la sharia dans ce bas-monde. Quant au musulman mystique, lui, tout en aspirant à ce même but eschatologique, travaille parallèlement pour accéder dès ce monde, et sans attendre l’au-delà, à la (re)connaissance de l’Eternel, l’Unique Réalité, en abolissant le temps et en le réduisant à l’instant présent ou sont concentré le passé et le future. C’est l’autre sens donné à l’assertion qui dit que le soufi est « fils de son temps » (ibnu waqtih). C’est ce qu’a réalisé d’une certaine manière l’expérience mystique d’Ibn-Taîmiyya quand il disait qu’« Il y a un Paradis dans ce monde celui qui n’y entre pas n’y entrera pas dans l’Au-delà ». Il disait aussi qu’il portait son Paradis dans sa poitrine. Il était déjà dans l’au-delà.
Cette étape ésotérique convoque beaucoup de techniques de rectitude au niveau de la pensée et des sentiments dont le but, entre autres, d’évacuer tous les bruits intérieurs issus des passions ainsi que des agitations les plus enfouis, lesquelles empêchent d’entendre les inspirations subtiles de Dieu. Elle a pour objectif également de modérer les désirs dont certains provoquent un désordre intérieur, créant un brouillard et une confusion qui empêchent de voir la réalité du monde et la Vérité de son Créateur.
Il faudrait nécessairement passer par une certaine vacuité -même si l’on peut se demander si vraiment le vide absolu et l’inertie existent-ils réellement- afin de préparer une harmonie et une transparence intérieures qui permettront à la conscience et à l’âme d’être plus disponibles à écouter finement la « Voix » de Dieu et à percevoir Ses lumières. C’est seulement ainsi que le cheminant entre dans la réalisation de l’évidence (al-yaqîn) et dont le dévoilement en est la manifestation. Il y a un autre état similaire sinon supérieur, voire ultime : C’est l’union mystique citée par un autre Hadith du Prophète connu sous le nom du « Hadith du saint » (hadîthu al-walî) . Mais cet état d’union relève d’un autre sujet, d’un autre projet.
En effet, le Coran informe que nous vivons dans deux mondes qui cohabitent dans une même réalité existentielle : le visible (ghaïb) et l’invisible (shahâda). L’être humain, lui-même, est le lieu de cette coexistence. Son âme (rûh) qui habite son corps est issue de ce monde invisible, céleste, et dont il faut lui rendre sa virginité primordiale. Et c’est là toute la méthose soufie. Car c’est l’âme qui reste la plus à même à connaître Dieu puisqu’elle vient de ce monde invisible (ghaïb) dont elle a gardé des traces. Mais elle lui faudrait pour cela traverser le désert métaphysique qui l’a séparé de Dieu après son intégration dans le corps et le monde, et suspendre le temps physique qui l’En a éloigné. Et pour y parvenir, elle a besoin que l’impact qu’exerce sur elle le corps soit atténué, ce qui justifie les pratiques exotériques obligées de la première étape.

Cela passe donc par le comportement du corps (al-jasad), puis celui du cœur ou la conscience (al-qalb) comme deuxième étape afin d’accéder enfin à la dimension de l’âme (ar-rûh). En effet selon une certaine théologie de l’âme, celle-ci ne serait localisée, dans le sens où elle peut être dans le corps et ailleurs en même temps. Elle peut également échapper à la prison du temps de la physique classique.
Il faut reconnaître que pour atteindre cet objectif il faudrait renoncer aux habitudes qui émoussent la sensibilité, l’attention et la vigilance. Cela suppose une transformation profonde de l’être. Le travail ultime se situe alors au niveau de la psychologie des profondeurs, en quête d’un discernement des fausses pensées et des faux états intérieurs, les plus inconscientisés. À ce titre la démarche d’Al-Muhâsibî (781–857), fondateur de la psychanalyse mystique reste intéressante à souligner .

Une seule Vérité, des voies multiples

Devant la désertification spirituelle qui gagne un monde de plus en plus sécularisé, cette dimension de l’islam vient répondre à une soif de l’Absolu, un besoin naturel et légitime.
Néanmoins, il faudrait éviter un soufisme qui serait superstitieux, folklorique, sectaire, avec une intériorité des sensations et des oraisons, sans disposition véritable et authentique de l’âme : des litanies, des paroles, des rituels et des gestuels vains, désertés de sens. Et qui au lieu de libérer le cheminant de son Ego ne ferait que le renforcer, ce qui serait une démarche contraire à l’une des raisons d’être du soufisme.
Lorsque nous parlons du soufisme, nous parlons d’une fidélité aux Sources et une conformité aux exigences d’une Raison raisonnable. Aussi, ne confondons-nous pas la norme tracée par la Tradition primordiale avec les voies multiples qui permettent de la vivre. L’intelligence, le discernement, la sagesse consistent en cette capacité de pouvoir appliquer les principes soufis dans la diversité des particularismes. L’universel initiatique soufi sera alors sauvé grâce aux supports des expériences singuliers et uniques.

De l’écoute

La Révélation coranique a été introduite dans notre monde par le biais de l’audition (as-sam‘e). Elle est le point de départ et le point d’arrivé : le seul moyen pour le cheminant d’en saisir les significations profondes c’est d’avoir un niveau d’écoute très poussé : « Quand le Coran est récité écoutez-le, et écoutez-le avec attention » . Mais il s’agit également d’une écoute éclectique et exigeante. « Ceux qui écoutent les paroles, et qui ensuite en suivent les meilleures» . Ceci suppose plusieurs niveaux d’écoute et plusieurs niveaux d’engagement.
La Révélation coranique, selon un hadith du Prophète, admet en effet un sens extérieur (dhâhir) et un sens intérieur (bâtin). Ce même hadith précise que tout Verset comporte un moment d’ascension (matla‘e), c’est-à-dire un pouvoir anagogique qui conduit vers le haut et ouvre une voie vers un sens qui permet l’élévation spirituelle vers la Réalité suprême. Mais il ne faudrait pas confondre cette démarche ésotérique soufie avec un certain occultisme, al-bâtiniyya, qui stipule que la vérité énoncée dans le Coran n’est pas dans sa lettre, et donc il ne sert à rien de s’y pencher pour y découvrir un quelconque sens. Selon cette optique, la vérité est exclusivement occulte dans la main d’une élite, c’est-à-dire des Imams considérés comme infaillibles. Ce qui revient en définitive à supprimer la lettre du Coran pour lui substituer les enseignements des seuls gourous. Or il n’y aura pas de sens ésotérique, allégorique, parabolique, métaphorique… sans lettre ni vocable. Un esprit sans corps serait un fantôme, une chimère.
C’est pour cette raison que dans l’expérience soufie, celle du dévoilement notamment, tout commence par l’éthique de l’écoute des enseignements révélés, comme un préalable nécessaire pour comprendre et saisir le sens profond par ce processus que le Coran qualifie d’« istinbâte », une sorte d’extraction du sens. Le samâ‘e des soufis est à ce titre un état et une disposition qui dépassent la seule écoute des chants et des psalmodies, lesquelles aiguisent, certes, la volonté du cheminant pour poursuivre son itinéraire vers la Vérité, mais il n’est pas que cela. Il englobe aussi l’écoute des multiples voix et des mélodies secrètes qui nous viennent aussi du monde extérieur et de nous-mêmes : «Nous allons leur montrer nos signes dans les horizons (l’Univers) et au fond d’eux-mêmes jusqu’à ce que la Vérité leur apparaisse» .

De l’entendement intellectuel à la perception intérieure sensible

Dieu se manifeste à l’Homme à travers des signes (âyât). Ces traces interpellent l’intelligence autant que la sensibilité, le logique autant que le psychologique qu’il s’agisse de signes coraniques ou de signes cosmiques. Par la contemplation et l’intellection, on peut sonder les marques sémiologiques qui indiquent sans révéler ni dévoiler totalement et définitivement l’essence des choses, notamment l’Unicité de Dieu.
Plusieurs passages du Coran invitent en effet le cheminant à contempler et à méditer les signes de Dieu, de comprendre les choses intellectuellement et esthétiquement : par le raisonnement et l’entrée en résonance avec les choses. Selon cette double perspective le dévoilement pourrait être une méthode épistémologique phénoménologique de la connaissance. En effet, tout a été donné divinement et ce dès les commencements. C’est ainsi que les vérités de ce monde se révèlent à notre esprit par dévoilement et ce progressivement, dans le sens où il s’agit d’accueillir et non de cueillir en dehors et loin de nous le fruit de la connaissance. Le dévoilement rejoint ici la notion de révélation intérieure des vérités déposées au fond de notre (in)conscience, qu’il faudrait juste creuser pour que jaillisse en nous cette source de la connaissance divine intarissable et que la sédimentation du temps et de la culture ont enseveli sous la poussière de l’oubli. La connaissance rime ici avec souvenance, elle n’est donc pas forcément devant nous.
L’herméneutique de la trace permet de suivre ces signes de Dieu déposés dans le Coran, dans la nature, dans notre nature (fitra). Ces signes, comme empreintes divines, informent sur l’existence d’un sens et d’une présence, mais en même temps créent le suspens et l’intrigue. Ils indiquent la vérité mais à distance. Le signifiant indique le signifié, mais sans le dévoiler totalement. Le Coran lui-même parle plutôt d’indication par signes (wahye) que de révélation à proprement dite. Chaque voile sémiologique une fois levé ouvre la voie à une nouvelle recherche qui passe par le dépassement d’un autre voile et ainsi de suite. Selon cette épistémologie, les découvertes par dévoilement ouvrent de nouvelles voies de recherche et créent un étonnement permanent. Cette condition ontologique relative fait de la connaissance une marche continue même après la mort. Car selon les dogmes islamiques la mort n’est pas une expulsion du monde, mais une sortie d’une étape de l’existence à une autre expérience existentielle, incommensurable. L’infiniment incompréhensible devient alors infiniment compréhensible. Nous pouvons vraiment parler ici d’une docte ignorance qui reconnaît que la connaissance qui avance découvre sa propre ignorance, d’où notre passion continue de Dieu et notre curiosité continue devant l’Eternel et devant le monde.
Cette épistémologie de la connaissance mystique ouvre ainsi la possibilité d’une connaissance imprévue, ce que les épistémologues appellent la ‘‘serandépité’’, et que les croyants pourraient traduire par la Grâce (fadl). Généralement elle vient après un effort intellectuel, spirituel et moral dans une attente intérieure active, mais modeste, d’une découverte par dévoilement secourable qui inonderait divinement et gratuitement l’esprit et le cœur du cheminant. Cette Grâce est une donation souvent inattendue dans sa forme, et qui vient comme une récompense à une quête humble, sincère et consciente de ses faiblesses et de ses lacunes.
Notons que la démarche soufie se distingue de la démarche exclusivement rationnelle, comme celle des théologiens spéculatifs et scolastiques, par le fait qu’elle intègre dans son économie gnostique une connaissance sensible et gustative, par la saveur (al-ma‘rifa al-dhawqiyya), sans dialectique ni discours. Une connaissance qui se traduit souvent par une épistémologie du silence devant les lumières de l’Evidence vécu lors de la troisième étape du cheminement.
Cependant nous ne soulignerons jamais assez le fait que la voie soufie n’est pas une expérience irrationnelle et obscure qui tourne en rond, autour d’elle-même. La Raison y joue un rôle important, elle ne quitte jamais le cheminant dans sa quête mystique de Dieu et du monde. Elle n’est pas un cercle vicieux mais un chemin droit (sirât mustaqîm) qui fait sortir l’aspirant de lui-même pour se fondre dans l’Unicité de Dieu qui ne se réalise que lors de la troisième étape que les soufis appellent également al-‘ubûda (stade de al-ihsâne) et qu’ils qualifient de stade de la liberté ou de la libération (al-hurriyya). La première et la deuxième étape étant al-‘ibâda ( stade de al-islâm) puis al-‘ubûdiyya ( stade de al-îmâne).

De la vision.

Croire, c’est écouter et entendre la Parole de Dieu ainsi que les informations venant du monde. C’est aussi comprendre, nous l’avons souligné.
Mais le croire signifie aussi le voir, le percevoir, et donc passe par une monstration. Mais qu’est-ce que voir quand, par un mystérieux jeu de miroir, l’apparent vient à voiler le caché et l’évidence du caché vient voiler l’apparent.
Le Coran à l’image de son Auteur, contient l’apparent, al-dhâhir que le caché, al-bâtin. Le livre de notre monde contient aussi une face visible et une face invisible. Kant dira qu’il y a le phénomène et le noumène.
Si l’on admet que le croire suppose le voir – comme l’a demandé légitimement Abraham à son Dieu pour voir des preuves sur Sa capacité à ressusciter les morts – alors le voile empêche de voir et donc de croire. Mais il y a voir et voir. Il y a effectivement des voiles intérieurs des passions et de la suffisance qui aveuglent le cœur, comme le souligne le Coran . Et quand l’esprit n’est plus disponible les sens tombent en panne. L’Homme devient alors incapable de sentir et connaître par intuition juste les choses.
Selon l’épistémologie mystique d’Ibn ‘Arabî, seuls les sens sont capables d’atteindre la gnose (al-ma‘rifa) ou la connaissance de Dieu. Connaître Dieu dans cette perspective n’est pas savoir Dieu, car le savoir (al-‘ilm) convoque l’intellection uniquement et la raison rationnelle, alors que la connaissance mystique vise plus que cela. Elle a pour projet de percer par l’œil intérieur les voiles qui nous cachent Dieu et la Réalité. Il est vraiment question ici d’une certaine phénoménologie mystique de l’Être où le cœur symbolise le miroir dans lequel viennent se réfléchir la beauté et la bonté de Dieu mais aussi la réalité objective perçue par le croyant connaissant dans une subjectivité qui ne tombe pas dans la confusion mais qui garde son discernement. Ici subjectivité et objectivité se nourrissent l’une de l’autre. C’est pour cette raison que la démarche soufie s’occupe d’abord à purifier le cœur par les ablutions de l’humilité, entre autres attitudes, condition nécessaire pour y voir le plus clairement possible l’image de Dieu et des choses ; et ce grâce à des techniques spirituelles de la deuxième étape initiatique, évoquée plus haut.
En effet, un hadith du Prophète nous indique la possibilité de cette réalisation imaginale. Il s’agit d’une expérience mystique du dévoilement qu’il a réalisée : «J’ai vu Dieu cette nuit dans la plus belle image » a-t-il affirmé . La clarté de l’image, qui vient s’imprimer dans le tableau intérieur ou surgit dans l’écran du cœur, reste proportionnelle à la pureté et à la beauté de l’âme du cheminant (al-sâlik) qui la reçoit. De ce point de vue, le dévoilement le plus abouti reste celui du Prophète, qui a le statut du maître spirituel accompli (al-chaykh al-kâmil). Ce type de dévoilement reste cependant onirique. En effet, c’est dans le sommeil -qui est une petite mort, une séparation entre l’âme et le corps, relative et réversible- que l’âme, notamment celle des saints qui, en se libérant de l’emprise du corps, peut accomplir en toute liberté le pèlerinage céleste vers la rencontre de Dieu. En effet, un hadith évoque que la vision juste (ar-ru’yâ as-sâliha) dans le sommeil, constitue un quarante-sixième de la prophétie . Le sommeil est donc un moment propice pour l’âme du cheminant qui reste active et en mouvement vers Dieu, propulsée par l’énergie du jihâd intérieur , des pratiques morales et spirituelles accomplies pendant la journée. Nous comprenons dès lors cette parole du Prophète qui dit : « Mes yeux dorment, mais mon cœur reste éveillé » . D’autres maîtres spirituels et théologiens musulmans vont jusqu’à défendre l’idée que le Prophète aurait vu Dieu en éveil et pas uniquement en songe. Ce qui voudrait dire que son corps n’aurait plus d’emprise sur son âme même en état d’éveil. Son âme serait devenue capable d’échapper à la pesanteur de son humanité ordinaire et accéder spirituellement au rang de l’angélité, et au-delà même, accomplissant ainsi son ascension subtile vers Dieu, échappant ainsi à l’emprise du temps et de l’espace. Car une fois émancipée du corps, l’âme n’obéirait plus ni aux lois biologiques ni aux lois physiques classiques que nous connaissons. Cet état serait réservé au seul Prophète.
On comprend dès lors cet enseignement des maîtres soufis qui dit : « Mourrez avant de mourir ! », exhortant le cheminant à anticiper la rencontre avec Dieu ici et maintenant, par l’émancipation et la libération de l’âme de l’emprise du Corps, afin de jouir de Sa connaissance (ma‘rifa) et de Sa proximité salvifique.
Il existe d’autres modes de rencontre de Dieu et de connaissance en général qui peuvent être atteints en état d’éveil par le commun des mystiques. On évoque la réunion (al-jam‘) ; l’extinction -de l’Ego- (al-fanâ’) ; le contact (al-ittisâl) ; l’union (al-itihâd)… pour qualifier ces différentes nuances de la perception et de la sensation vraies du divin.
Résumé :

Comme il existe une épistémologie scientifique, une épistémologie poétique, nous plaidons ici l’existence d’une épistémologie mystique possible qui n’est pas de l’ordre du simple rationnel strict ni de l’irrationnel déraisonnable non plus, mais peut-être d’une métaphysique « arationnelle », mais qui intègre cependant une certaine rationalité, tout en la transcendant.
Si la théorie veut dire étymologiquement « contemplation » et contient dans son sens le « voir », alors le soufi qui part d’une croyance -une théorie- sur l’Unique (‘aqîda) s’engage dans une démarche de dévoilement dynamique pour la vérifier en la réalisant par une perception vraie du réel, sans tomber dans le piège d’une imagination qui déformerait l’«image» de la vérité de Dieu. C’est là un obstacle épistémologique bachlardien que rencontre tout chercheur de vérité. Cet obstacle réside en effet dans le fait qu’au lieu de trouver la Vérité ou le Réel de l’Unique, le cheminant finirait par trouver ce qu’il chercherait au départ, à cause de son imaginaire fixe. Il s’agit tout simplement d’une psychanalyse de la connaissance, autre concept de Bachelard, en quête d’une complémentarité entre l’imaginaire et la rationalité.
L’exposé trace sommairement depuis l’écoute jusqu’à la vision quelques étapes du dévoilement, comme une marche vers la Vérité. L’objectif est d’introduire selon une approche fondamentale mystique où la connaissance part de la foi ( équivalent scientifique d’une théorie) pour atteindre la connaissance divine ultime, en passant par une approche expériencielle mais asymptotique et humble de la connaissance de Dieu à travers le monde mais aussi directement grâce à l’intériorité subjective, et qui engage tout l’être humain, mobilisant toutes ses capacités intellectuelles, morales et spirituelles. C’est en résumé le sens même de deux notions cardinales de l’islam que sont : al-ijtihad et al-jihâd. Le premier représente l’approche intellectuelle et intuitive ; le deuxième est du domaine de la pratique moral et spirituel. La connaissance relève ainsi de l’exercice de la raison, de la sensibilité et de l’action engagée dans voie de la rectitude.

Quelques mots clés :

Coran, Sunna, Dogmatique (‘aqîda), Sharia, Soufisme, Dévoilement, Cheminement, Epistémologie, Sens ( audition et vison), Perception, Raison, Gnose ( ma‘rifa).

Cet article se trouve dans la revue « Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire, n° 65/2011, 27e année » p.172-180

Tareq Oubrou

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