vendredi, décembre 13 2024
 
Il n’y a pas d’institution musulmane centralisée qui détiendrait l’interprétation infaillible de l’Écriture. Seul le Texte s’impose à la conscience religieuse musulmane. Le savoir est universalisé en chaque croyant manifestant un esprit de recherche. L’orthodoxie et l’orthopraxie de l’islam à cet égard ne pouvaient, en ce sens, être qu’extensives et inclusives. Tout le monde est appelé à lire et à comprendre.
Le Coran incite en effet à la réflexion et invite le lecteur à user de sa raison, comme lumière intérieure. Celle-ci est censée rejoindre harmonieusement celle de la Révélation. «Lumière sur Lumière (nûrune ‘alâ nûr)» , dit le Coran. Le Coran s’adresse à ceux qui sont dotés de raison (ulî an-nuhâ ou ulî al-‘albâb ). «Parmi ses signes la création des cieux et de la terre et la diversité de vos langues et de vos couleurs, c’est là un signe pour les gens qui réfléchissent» souligne-t-il. Il appelle aussi au refus du mimétisme et du suivisme aveugles des ancêtres . S’il n’y a plus de Révélation après le Coran, c’est tout simplement parce que l’Homme est mature désormais. Informé sur sa raison universelle, il devra compter sur lui-même et continuer sa marche existentielle, intellectuelle, morale, spirituelle… sans attendre le secours d’une nouvelle Révélation. Voilà le sens de la clôture de la Révélation avec l’avènement du dernier Prophète, Mohammed.
Le grand juriste Izz Ad-dîne Abd As-Salâm appelé « le sultan des oulémas » a bien compris cet esprit ouvert et universel que le Coran a inauguré quand il a dit que : « Les gens (i.e. les savants musulmans) font des lois en fonction de chaque époque » . Ils auront donc les lois qu’ils méritent.
Nous comprenons dès lors que la sortie de la clôture scripturaire ne signifie pas une sortie de l’islam. Puisque les significations de la vérité se trouvent aussi dans l’universel, la raison…
Le musulman est invité à chercher la vérité dans le Coran. Il doit parallèlement la chercher dans le livre cosmique, celui du Monde sensible et intelligible. Il est aussi invité à la sonder au fond de sa propre conscience : «Nous allons leur montrer nos signes dans les horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce que la vérité leur apparaisse?!» ; «Dans la terre il y a des signes pour ceux qui ont acquis la certitude, et en vous-mêmes, n’observez-vous pas ?! » … Les versets du Coran qui ouvrent à l’esprit du croyant des horizons infinis de la connaissance sont nombreux.
On a donc la possibilité de concevoir l’islam comme une religion qui peut théologiquement être lisible en y reconnaissant l’effet d’une cause (Dieu) qui agit métonymiquement à travers le Coran et la Nature. En même temps, une démarcation intellectuelle s’impose pour parer à une identification de Dieu au Coran et/ou à la Nature, dans le sens où Il serait tout sauf Transcendant, confondu ontologiquement avec Sa parole révélée et/ou avec la Nature. Cela donne une grande marge de manœuvre à l’interprétation et à la liberté intellectuelle du croyant puisque Dieu, en islam, n’est pas venu par lui-même à notre monde, comme l’établi le dogme chrétien, mais est resté à distance. Le ciel ne s’est pas confondu avec la terre, ni Dieu avec l’homme. C’est une sécularisation théologique qui permet au croyant musulman d’être plus à l’aise dans son approche de la Parole de Dieu qui ne s’est pas faite chair mais tout simplement Écrit. À cet égard l’islam est non seulement une religion du Texte, mais surtout celle de la réflexion et de l’interprétation. Les montagnes de livres d’exégèse produits par les musulmans au fil de l’histoire confirment cette posture et ce profil scripturaires. On citera à titre d’exemple, le livre d’exégèse du Coran d’Abu-alhasan Al-Achaarî en 500 volumes et celui d’Ibn-Al-Arabi en 80 volumes, chaque volume comptant 2000 feuilles, sans parler de multiples autres ouvrages d’exégèse.
Vue sous cet angle, la pensée musulmane n’est pas exclusive, dans la mesure où la soumission aux Écritures n’est pas antinomique à l’herméneutique dans l’objectif d’émanciper la connaissance et de lui ouvrir des horizons universels. Certaines méthodes utilisées pour étudier la nature (sciences exactes) et la culture (sciences humaines) ne sont pas exclues, si l’on admet que l’islam dans toutes ses dimensions n’est pas toujours lisible uniquement et immédiatement à partir des Écritures. Cela veut dire que le fait d’établir a priori une théorie de lecture qui s’intéresse au sens des Textes en même temps qu’à leur vérité, n’a jamais été écartée, car la démarche musulmane cognitive ne s’arrête pas au niveau autocentré sur le Texte (Coran ou Sunna). C’est ce qu’ont compris très tôt les Anciens (salaf). Ils bâtirent un grand édifice de connaissances de toutes sortes, des plus religieuses aux plus rationnelles scientifiques. La sécularisation musulmane, tout en respectant une forme de distinction et de démarcation entre l’humain et le divin, et tout en étant consciente que l’interprétation du sacré ( Le Coran) n’est pas sacrée, n’a pas créé une rupture radicale entre les deux registres : le spirituel et le temporel ; la raison et la Révélation. À ces époques où l’ijtihad était une culture répandue, un savant digne de ce nom n’était reconnu comme tel que lorsque qu’il avait maîtrisé les connaissances religieuses et les connaissances rationnelles et universelles de son époque.
Une chose est certaine dans la tradition musulmane, la connaissance intellectuelle, théorique ou fondamentale ne doit pas connaître de limite, ni principe de précaution. Aucune censure ne peut s’ériger en barrière contre la connaissance et la quête du savoir. L’histoire du Moyen Âge de l’islam le montre très bien. Les premiers musulmans ont forcé et enfoncé toutes les portes de la connaissance. Aucune limite n’a été respectée. Ici, la transgression fut souhaitable et quasi totale. Connaître pour connaître telle est la destinée première de l’être humain. Explorer toutes les connaissances sans censure ni interdit. On n’a pas connu dans l’histoire musulmane des autodafés pour brûler des ouvrages scientifiques, philosophiques ou théologiques d’autres Traditions, sous prétexte qu’ils contredisaient les enseignements de l’islam.
 
Alors qu’au Moyen Âge occidental, l’étude des lois de la nature était censurée par l’Église, les musulmans ont découvert les lois de l’optique, de l’astronomie, ont développé la médecine…, ont lu et commenté la philosophie grecque. C’est grâce à eux que la scolastique chrétienne a vu le jour avec Saint Thomas d’Aquin, justement par l’introduction de la philosophie grecque à travers les ouvrages, entre autres, d’Averroès, théologien, juriste et philosophe musulman.
L’histoire des conquêtes musulmanes ne nous rapporte aucune destruction des œuvres intellectuelles et même artistiques des peuples conquis. Les Compagnons du Prophète, on ne peut plus orthodoxes, ont conquis l’Égypte à l’époque du deuxième calife Omar, mais n’ont jamais détruit ni livres ni œuvres artistiques. Les statues qui se trouvaient autour et à l’intérieur des Pyramides furent préservées… Les musulmans de ces époques respectaient presque religieusement tout savoir et toute œuvre et ne brûlaient pas de livre, même frivole. Ils savaient que cela priverait des esprits subtils et intelligents d’en extraire des joyaux intellectuels. En effet, un sage en fera meilleur usage qu’un sot des Écritures sacrées.
Il fallut attendre les Talibans pour déclarer la guerre aux statues de Bouddha alors qu’elles avaient été préservées jusque-là par les musulmans, depuis l’aube de l’islam. Cette situation est pathétique, car elle donne l’impression que les musulmans sont en train de régresser et de sombrer dans leur propre Moyen Âge. Leur modernité étant en effet derrière eux. À cette époque c’étaient les musulmans qui subissaient la destruction de leurs œuvres. C’est d’ailleurs l’une des raisons du déclin de leur civilisation, entre autres raisons. L’invasion des Mongols et la reconquête de l’Espagne furent un de ses moments qui inaugurèrent ce déclin. Les Mongols, qui jetèrent des tonnes d’ouvrages (Théologie, philosophie, médecine, physique…) dans le fleuve du Tigre, lequel resta noire d’encre pendants des jours et les catholiques, avec la reconquête d’Espagne, l’autre barbarie qui commença d’abord par brûler les livres avant même l’Inquisition.
Mais l’autre moment symptomatique du déclin de la pensée musulmane -le pire car endogène aux musulmans eux-mêmes- fut celui de l’interdiction de l’imprimerie par les Ottomans au XVIe, alors que l’Occident était en train de s’émanciper des censures de l’Église romaine. Et depuis, le monde musulman n’a cessé de marcher à l’envers. Et cela continue jusqu’aujourd’hui avec ces crispations qui s’aggravent de plus en plus de peur de mettre en péril une orthodoxie et une orthopraxie, qui sont en définitive plus fragilisées par les ignorances et la défaite intellectuelle des musulmans, que par les productions intellectuelles et artistiques de l’Occident.
 
Collectif publié à Harmattan dont le titre est : CENSURE ET LIBERTÉS : ATTEINTE OU PROTECTION ?
Colloque organisé en partenariat avec le centre de recherche Droits et sociétés religieuses (D.S.R) et L’Observatoire de la liberté de création 26-27 mars 2010- Sous la direction de Nathalie GOEDERT p.23-38.
 
Tareq Oubrou
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