vendredi, mars 29 2024
Le deuxième prisme sous lequel j’approcherai ces deux questions est celui de la sécularisation : un paradigme complexe et dialectique. Il est question d’un rapport flou[1]entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel ; l’humain et le divin ; la Raison et la Révélation ; le sacré et le profane ; le politique et le religieux… Lequel rapport pourrait être parfois celui de la distanciation, de la séparation et de la démarcation jusqu’à l’exclusion ou même la liquidation. Parfois la sécularisation n’est qu’un processus d’inversion, de renversement, de dérivation ou d’une simple transformation ou transfert.
La sécularisation est un phénomène réversible, il suppose une dé-sécularisation. C’est un double mouvement par lequel le profane se sacralise et le sacré se temporalise. Par conséquent la sécularisation contient une dimension mystique et psychanalytique qui pose la question quand est-ce qu’un croyant est véritablement au Service de son Dieu et quand est-ce qu’il s’en sert ; et à l’échelle d’une nation ou d’une communauté religieuse quand est-ce qu’elle est dans une logique spirituelle et quand est-elle consciemment ou inconsciemment entrain de transformer toute une religion en bouclier de protection ou une arme identitaire offensive. Ce qui serait alors une religiosité par défaut, transformant ainsi Dieu en alibi. Ce qui serait une perversion herméneutique où le Texte deviendrait un prétexte.
En d’autres termes, il est question de la confusion entre les fins et les motivations d’une part et les moyens d’autre part, et subséquemment entre le droit et la loi, qui permet d’y accéder.
On pourrait également utiliser la sécularisation comme un mode de discernement et de séparations des ordres. C’est généralement dans ce sens que je l’utiliserai. Elle correspondrait alors au terme arabe « al-furûqiyya » que j’ai extrait d’une discipline théologico-canonique classique qui est une méthode de séparation (al-furuq) ou de taxinomie (taqsîm). C’est une approche malheureusement ignorée, qu’il faudrait décongeler en la faisant sortir des ouvrages anciens et la mettre à la coule et au moule de notre monde contemporain. C’est ce que nous allons essayer d’appliquer à notre sujet.
J’en esquisserai d’emblée dans cette introduction quelques aspects.
Toute pensée et tout agir musulman prend en principe son élan depuis la notion de Révélation. La théologie musulmane utilise le vocable coranique al-wahye, en arabe, qui veut dire faire signe. Nous comprenons dès lors pourquoi les versets du Coran sont qualifiés de âyâtes, des signes ou des traces. En effet, Dieu communique par médiation et ne se manifeste pas par Lui-même. Il ne s’agit donc pas d’une Révélation proprement dite, d’un dévoilement total, mais d’une simple indication qui ne lève pas intégralement le suspens. Le Coran est le Verbe de Dieu, mais il ne peut-être confondu à Lui. Il indique un sens et une vérité qu’il faudrait continuer à chercher. Le Verbe ne s’est pas fait chair, mais Ecrit. Il y a là une première sécularisation théologique qui ne confond l’essence de ce qui est écrit dans le Coran, lu et articulé par le musulman, et la Parole ontologique de Dieu. En effet, le Coran provient de « la Pensée ou la Parole Intérieure (al-kalâm an-nafsî)» de Dieu. L’origine de la Révélation est Absolue et Intemporelle mais son irruption en dehors de Dieu ne peut être saisie et comprise que dans les limites du « moment coranique » et donc dans un sens historique. Son expression est faite dans un langage arabe humain et donc relative. La même chose reste vraie pour Textes révélés en Hébreux (Moïse) en Araméen (Jésus), etc. Aussi il est évident pour le croyant musulman que toutes les Paroles de Dieu ne sont pas dans le Coran, car elles sont infinies[2].
Le travail sur le sens du Texte consistera à chercher et à comprendre uniquement les signes de Dieu. L’accès au sens ontologique (t’awîl) de Dieu reste pour l’humain un long cheminement et une tâche qui sera inéluctablement inachevée. Le travail herméneutique sur le coran doit donc être humble, car il ne s’agit que d’une herméneutique de la trace, avec une conscience qu’ il y aura toujours une marge sémiologique et sémantique entre la Parole divine Intérieure ( kalâm an-nafsî) et l’Intention de Dieu et la Parole divine exprimée dans le texte du Coran. L’intention du Texte n’est donc pas forcément celle de son Auteur. Ce qui veut dire que la compréhension humaine ne peut rendre compte totalement du vouloir absolu et la « Pensée » de Dieu. Cela veut dire en résumé que l’interprétation du Texte n’est pas le Texte et par conséquent l’interprétation du Sacré n’est pas sacrée.
Aussi les Textes ont une histoire. Elle se trouve dans la sirat (biogaphie du Prophète) qui en fait la traçabilité. Elle permet de situer les verstes du Coran et les paroles du Prophète dans leur contexte. Car ni le Coran ni la Sunna ne sont organisés ni en thèmes ni dans un sens chronologique.
Cependant cette histoire (Sirat) est découplée du corpus de la Révélation, proprement dite. Une forme de sécularisation qui sépare la Révélation de l’histoire, pour éviter que l’histoire de l’islam y compris celle du « moment coranique » ne soit une référence scripturaire. Autrement dit, tout en s’inscrivant dans l’histoire, la Révélation se démarque de toute canonisation de celle-ci.
Une Révélation à deux strates : Le Coran, et la Sunna.
Pour les musulmans, le Coran est d’origine divine et d’expression divine, sa forme linguistique n’est pas l’œuvre du Prophète. La sunna, elle, est d’inspiration divine mais d’expression humaine, ce qui la relativise par rapport au Coran. La sunna est définie comme le corpus des actes, des paroles et des approbations du Prophète. Sa narration et sa transmission pourraient se confondre avec l’interpolation et l’interprétation, puisque les disciples du Prophète transmettaient souvent ce qu’ils auraient compris des paroles et des actes du Prophète et non leur substance exacte. Ce n’est pas le cas pour le Coran qui est transmis et appris par cœur et à la lettre.
Cette distinction entre le statut du Coran et celui de la Sunna est une autre forme de sécularisation dans le sens de la séparation de deux ordres d’une même Révélation.
Aussi, toute la Sunna n’est pas de l’ordre de la Révélation, car tout n’était pas religieux dans les comportements du Prophète. Nous avons dit qu’il agissait aussi en tant que chef d’une Cité et pas forcément en tant que Prophète. Cet aspect est qualifié par certains savants de « sunna non normative » (Sunnat az-zawâ’id).
Pour une taxinomie des Textes :
Tout, dans le Coran et la Sunna n’est pas absolu ni universel, ni même universalisable. L’enjeu herméneutique est de ne pas se tromper dans classifications des Textes. En effet il y a deux types de passages scripturaires :
-Les passages principiels : par exemple les versets et les hadiths qui appellent au respect des engagements, la justice, la paix, l la dignité de humaine,…
-Les Passages circonstanciels : qui sont liés à une situation particulière et qui parfois ne concerne que la période du moment coranique : dispositions particulières liées au statut du Prophète et de sa famille, appels aux combat dans des situations qu’il faudrait comprendre comme une défense et une exception et non comme une règle,… Toute erreur à ce niveau herméneutique pourrait conduire à absolutiser et universaliser ce qui est relatif et particulier et à relativiser ce qui est absolu et universel.
Trois domaines à ne pas confondre :
1-Le dogme (al-‘aqîda) : domaine de la foi et des croyances : L’unicité de Dieu, les Prophéties, les Anges, les Livres révélés (Coran, Thora, Evangil, Pasaume..), le Jour du Jugement dernier, Le Destin.
Ce domaine a fait l’objet de toute une discipline qui s’appelle Kalam, la théologie. En plus du discours sur Dieu, ses Attributs et les questions du Salut et de l’eschatologie, cette discipline traita aussi des questions que l’on pourrait qualifier de métaphysique ou philosophique, sur la liberté humaine, le statut de la raison, etc.
2-Le rite (al-‘ibâdat) : domaines des pratiques cultuels. C’est peut-être le domaine que l’on pourrait se permettre de qualifier de sacré, car il relève de pratiques symboliques, comme les cinq prières quotidiennes, le jeune du mois de ramadan, le pèlerinage : des actes d’adorations et des gestes cultuels inintelligibles (‘ibâdât lâ tu’qal) et mystiques qui s’inscrivent dans un temps spirituel cyclique en phase avec des besoins de l’âme. L’espace sacré comme les lieux de culte, mosquées notamment, relève de cette même symbolique.
3-L’Ethique et le droit (al-mu’âmalâte) :
C’est le domaine horizontal des pratiques musulmanes intelligibles (ma’qûlat). En effet, contrairement au domaine du culte où l’on ne se pose par la question de la rationalité et du pourquoi des pratiques rituels ou cultuels, le domaine relationnel exige la connaissance de la raison ( ‘illa) des lois, leurs conditions d’application (chart) , leur finalité ( maqasid)…
Toute confusion entre ces trois ordres (dogme de la foi, culte et relationnel ( éthique et droit) conduirait au mélange des genres.
Cette taxinomie nous permettra de mieux comprendre notre approche du sujet de l’Etat d’Israël.
Disons d’emblée que notre sujet sur la question du pouvoir et du territoire se situe dans ce troisième répertoire. Il n’est ni dans le domaine des dogmes de la foi, ni dans le sacré du culte et des rites. Nous avons déjà là une grande partie de la réponse.
Le Coran, un livre ouvert :
L’islam est une religion du Livre. Néanmoins la sortie de la clôture scripturaire n’est pas une sortie de l’islam. Le discours coranique reste ouvert sur deux autres livres : le livre intérieur (Raison) et le livre universel (la nature et la culture).
Nous avons indiqué que la Révélation en islam procède par indications et par signes. Mais Dieu ne communique pas uniquement par une sémantique coranique. Il indique d’autres modes sémiologiques. « Nous continuons à leur monter Nos signes aussi bien dans l’Univers (horizons) qu’en eux-mêmes ( leur esprit) jusqu’à ce qu’ils reconnaissent que c’est cela ( Coran) la vérité… »[3], nous informe le Coran. Il s’agit en définitive de trois modes de communications divines : par signes coraniques ; par signes cosmiques et naturels à travers le livre étalé ( al-kitâbu al-manchûr) ; et à travers la fitra, cette raison universelle et ce livre intérieur qui est une sorte de « voix divine » qui nous parle à partir de notre esprit et de notre conscience profonde.
L’herméneutique des trois livres doit en principe converger vers une même vérité. On peut parler ici d’une théorie de trois livres interdépendants. Cela signifie que le Coran ne peut être compris sans une exploration profonde des deux autres livres. Le silence de Dieu à ce titre n’est qu’apparent : la nature, notre raison et les événements de l’histoire permettent de mieux comprendre les Textes. Une condition spirituelle reste cependant nécessaire, celle d’évacuer les bruits intérieurs et les préjugées qui nous empêchent d’écouter la voix de la sagesse ( al-hikma).
Pour finir cette petite introduction, il serait utile de rappeler que l’être humain, comme vicaire (calife) de Dieu[4] sur terre, doit assumer complètement sa liberté de croire ou non ; d’agir pour le bien ou non, et d’assumer ainsi sa totale responsabilité. Mais il doit être en même temps conscient qu’il n’est pas la mesure de toute chose, son monde n’est pas la totalité du Monde, ni son histoire constitue toute l’histoire de l’Univers, son existence n’y occupe qu’une place d’un battement d’ailes. Et c’est là que, paradoxalement, la conscience de l’infime serait la meilleure garantie contre le nihilisme par une contribution à l’avènement d’une conscience des liens qui unissent le destin fragile de l’humanité et à ce qu’elle prétend indéfiniment explorer et exploiter. C’est pour cette raison que nous allons avancer dans ce sujet avec grande humilité et prudence intellectuelle.
 
[1] Le terme flou ici n’est pas péjoratif. Il correspond à un domaine de la connaisse qui permet une épistémologie asymptotique procédant par conjectures.
[2] Coran (18 :109)
[3] Coran : Chapitre 41 ; verset 54.
[4] Coran : Chapitre 2 ; verset 30.
 
La vocation de la Terre sainte : Un juif, un chrétien et un musulman s’interrogent – Editions Lessius 2014- p216 à 221
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