samedi, novembre 23 2024

En effet, un autre obstacle reste à dépasser pour l’herméneutique : celui du rapport avec le passé. Enchaînement ou rupture ? Le discours islamique doit aujourd’hui consister à enchaîner un nouveau discours au discours originel, celui des textes scripturaires (coranique et prophétique) depuis leur univers spatio-temporel originel. Je m’explique. Le travail théorique ou théorétique herméneutique s’inscrit aujourd’hui dans une situation de paradoxe, la nôtre, c’est-à-dire dans un contexte culturel inédit et imprévu, que ni le schéma interprétatif classique des Textes-références (Coran et Sunna), ni les mécanismes principologiques concernant le normatif n’ont directement résolu. Cette nouvelle entreprise herméneutique devra informer sur la capacité de reprise de ce discours originel qui serait liée substantiellement au caractère du discours scripturaire destiné, au premier chef, aux hommes du moment coranique, lequel discours se tourne en même temps vers un universel spatio-temporel. L’interprétation et l’argumentation scripturaires (deux procédés différents mais liés cependant) devraient être en principe l’aboutissement concret de cette continuité et de cette succession, de cet enchaînement. L’herméneutique, dans cette optique, prend un caractère d’appropriation (notion contenant aussi le sens de rendre « appropriée » la lecture scripturaire). Le sens profond des Écritures n’est pas abandonné, loin s’en faut, mais médiatisé par une nouvelle interprétation en lien avec le nouveau contexte, un monde bien différent de celui du moment coranique. Ce n’est alors pas tant la substance – la lettre – de l’enseignement scripturaire qui est systématiquement universelle mais la forme –l’interprétation – qu’elle pourrait prendre ou recevoir qui la rendrait ainsi.

L’appropriation est donc une des finalités de l’herméneutique. Elle doit alors survoler les différences culturelles et la distance séculaire qui séparent l’univers originel du Coran pour atterrir sur le terrain de notre situation moderne. La réflexion herméneutique devient alors aussi actuelle que notre lecture de la modernité et de son sens. Elle est en quelque sorte une résistance contre l’éloignement ou l’oubli du sens des Écritures, c’est-à-dire des systèmes de valeurs que le Coran et la Tradition du Prophète ont établis lors du « moment coranique ». Autrement dit, l’interprétation rapproche, rend contemporain le discours religieux par le renouvellement sémiologique des significations coraniques et prophétiques apparaissant, historiquement et culturellement, comme distantes ou étrangères. C’est ainsi que nous pouvons élever l’exégèse des textes scripturaires au niveau supérieur d’une herméneutique authentique, en transférant dans une situation culturelle moderne ce qui est l’essentiel du sens de nos Textes, un sens qui a revêtu une forme en rapport à une situation culturelle historique qui a cessé, depuis très longtemps, d’être la nôtre.

Cette exégèse devient ainsi une interprétation, c’est-à-dire une traduction de la signification liée à un contexte culturel vers un autre selon des règles qui préservent l’équivalence de sens. L’herméneutique n’est pas la lecture directe des Textes, je pense que je l’ai assez souligné. Elle innove dans l’ambivalence et dans les omissions volontaires des Textes scripturaires, et ce grâce au caractère inédit des situations. L’ijtihâd, en tant qu’herméneutique, montre que la distance culturelle et temporelle est un désert à franchir, mais aussi un médium à traverser. C’est une réinterprétation constitutive d’une tradition vivante qui permet le transfert du sens coranique en changeant de couleurs et de formes sans changer de substance, c’est-à-dire de références.

Par conséquent la synthèse à ce niveau est à la fois intrinsèque et historique. Intrinsèque avec des mécanismes formels d’interprétation qui demeurent à chaque époque, et que l’on peut donc appliquer à la nôtre, parce qu’ils font partie d’un héritage et de cette raison islamique invariante qui se perpétue ; et historique, parce que le savoir non seulement s’élargit mais se crée aussi en nouvelles disciplines, techniques, perceptions, méthodes et logiques à la dimension de notre siècle.

Et je terminerai par les propos d’un grand juriste ‘Izz al-Dîn ‘Abd al-Salâm appelé le sultan des oulémas, qui résume ainsi la condition historique déterminante du droit : « Les gens (i.e. les musulmans) font des lois en fonction de chaque époque »[1]. Aujourd’hui, on a l’impression que le droit musulman, à travers un certain discours, est prôné pour une autre époque.

[1] Muhammad Badr al-Dîn Zarkashî, op.cit., t. 1, p.166.

Profession imam – Tareq Oubrou – Albin Michel – 2009 – p131/132

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