samedi, novembre 23 2024

L’Islam étant une religion du Livre, la pensée qui s’en dégage est forcément une herméneutique. « Lis au nom de ton Seigneur qui créa, Il créa l’homme d’une adhérence (‘alaq)[1]… qui enseigna par le calame, Il enseigna à l’homme ce qu’il ne savait pas ». Ce premier verset révélé du Coran annonce d’emblée la nature de l’Islam et la double herméneutique qui caractérise la pensée musulmane en ouvrant un autre livre, celui de la création, la Nature. J’introduis dans le mot Nature l’Homme avec toutes ses manifestations culturelles (sociologiques, anthropologiques, ethnologiques…) qui informent phénoménologiquement sur sa nature, singulière dans l’Ordre de la création, comme propédeutique à une ontologie qui ne peut, cependant, être accessible qu’asymptotiquement.

Deux sources de la connaissance : le Livre (el-kitâb) et la Nature (el-kawn).

 Lecture théologique ou anthropologique ?

La pensée musulmane n’est pas exclusive dans la mesure où la soumission aux Écritures n’est pas antinomique à l’interprétation dans l’objectif d’émanciper la connaissance. En effet, certaines méthodes utilisées pour étudier la Nature ne sont pas exclues de l’approche des Textes scripturaires. L’islam dans toutes ses dimensions n’est pas toujours lisible uniquement et immédiatement à partir des Écritures. Établir a priori une théorie de lecture qui s’intéresse au sens des Textes en même temps qu’à leur vérité, n’a jamais été totalement écarté. Le débat des Anciens (es-Salaf) et des Modernes (el-Khalaf) sur ce sujet est bien connu. Je n’entrerai pas dans la légitimité et les fondements philosophiques et théologiques de cette posture intellectuelle. Une vérité reste cependant unanime, la démarche cognitive ne s’arrête pas au niveau autocentré sur le Texte coranique puisque multiples passages coraniques appellent à une double réflexion (en-nadhar) : l’une portée sur les Textes révélés eux-même et l’autre sur les lois naturelles. Se déplacer alors par rapport aux donnés révélés est donc possible car ils ne sont pas tous invariablement des points finals, ils peuvent être des points de départ, des jalons pour la raison afin de lui éviter des voies d’une connaissance sans issue. Cependant, un principe éthique reste de rigueur : on procède toujours selon la méthode historique d’interprétation qui ne crée pas une rupture entre l’Écriture et son statut et son origine métaphysique. L’herméneutique ne doit pas glisser vers un simple effet herméneutique. La religion dans cette perspective, si elle n’est pas perçue intégralement comme une sphère autonome du sens, n’est pas non plus essentiellement hétéronome. Il y a une rationalité. Elle se trouve dans les Textes (Coran et Sunna), comme dans l’entendement humain. Pour illustrer cette vision, citons l’exemple des traditionnistes-critiques (ahl el-hadîth). Ils ont établi des règles d’authentification des hadîth du Prophète, laquelle constitue la deuxième strate d’une même Révélation, la première étant le Coran. Une de leurs règles stipule : tout récit non admis par les Lumières Naturelles ni conforme aux Lois Naturelles est classé historiquement apocryphe[2].

Certains savants de l’islam ont ouvert la porte de l’ijtihad à un non musulman s’il en a les capacités intellectuelles et s’il l’inscrit dans la logique intrinsèque globale de l’islam et s’il en a l’intelligence[3]. La vérité s’impose par son argumentation, et non pas par le niveau de piété de celui qui la formule[4]. Cet avis canonique ouvre la pensée théologique et normative islamique sur la voie d’une certaine universalité. Il faut souligner, cependant, que la dialectique qui existe entre la raison humaine et les Textes divins est bien complexe.

L’islam en tant que religion peut être théologiquement lisible en y reconnaissant l’effet d’une cause (Dieu) qui agit métonymiquement. En même temps une démarcation intellectuelle s’impose pour parer à une identification de Dieu au Coran et/ou à la Nature, dans le sens où Il serait tout sauf transcendant, confondu ontologiquement avec Sa parole révélée et /ou à la Nature. Si le Coran est la Parole de Dieu incréé, irréfragable, la manifestation ad extra du Verbe éternel dans sa descente (tanzîl) ne signifie ni une union ni une unité substantielle, essentielle. Le rapport de l’expression coranique dans son articulation vocale avec Dieu est uniquement un rapport de communication. Quel que soit l’ordre sacré et transcendant du Coran, il ne peut être assimilé, quant à l’expression de son essence, à Dieu. Il est signe incréé, émanant de l’Essence divine, mais il n’est pas Dieu. Ce n’est pas Dieu qui s’est fait Verbe, mais le Verbe s’est fait écrit, Livre. La confusion entre Dieu et le Coran ne peut jamais se produire, car il y a toujours dans la Tradition musulmane une nette distinction entre le signe symbolique (‘ayât) et la Vérité ultime. L’Acte divin manifesté dans le temps, quelle que soit la forme qu’il revêt, n’est point sujet d’adoration. Le Coran est vénéré, sacralisé, mais pas – cultuellement – adoré.

Quant à la lecture dont il s’agit dans l’injonction coranique : « lis au nom de ton Seigneur …» n’est pas une récitation passive de l’information révélée ni une réception inactive d’une donnée de la Nature. Elle est indubitablement une interprétation : une herméneutique (ta’wîl) qui remonte les enseignements scripturaires et les enchaînements causals des phénomènes jusqu’à leur source et cause premières : Dieu. Ceci revient au sens même de la Révélation en arabe (wahye) qui veut dire signe (’ayât), relevant d’une double pertinence sémiologie : coranique et cosmique (celle de la Nature).

Centrée sur deux aspects, l’approche normative et légaliste – pour ne citer que cette dimension de l’islam – se fait selon une herméneutique qui devra déchiffrer le sens du Texte qui précisément se dissimule dans la manifestation du donné révélé sur la légitimité d’une norme et selon une approche discursive en correspondance avec une certaine explication phénoménologique de la Nature et de la culture dans laquelle elle est censée s’articuler. Le registre notionnel de la légalité religieuse se situe alors dans / entre ces deux herméneutiques, c’est-à-dire dans un sens circulaire, joignant les deux bouts : « canonico-scripturaire » et « théologico-naturelle »  en conciliant l’Ordre législatif ou Volonté divine normative (Qadar char’î) – tel qu’il se présente dans les Textes scripturaires – à un Ordre existentiel[5]  (Qadar kawnî), tel qu’il se présente dans la Nature et la culture. Avec un œil sur le Texte, l’autre sur le contexte, le risque d’un strabisme herméneutique est réel. En tout cas, l’effort pour atteindre l’harmonie ou la synergie visuelle de la Raison est exigé. L’exercice intellectuel à ce niveau peut donc se résumer en cette opération qui consiste à corriger en permanence cette « diplopie ontologique » (M. Blondel) que rencontre cette double herméneutique. C’est un point nodal de la notion qu’on appelle l’ijtihâd chez les juristes, et en-nadhar el-‘aqly (perception de la Raison, en quelque sorte) chez les théologiens

[1] Ce stade de l’ontogenèse humaine correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui par nidation ou implantation, un stade embryologique où l’ovocyte fécondé s’accroche à la muqueuse utérine.

[2] Ibn-El-Jawzy d’après Mohammed  Sakhâwy  in « Fath el-Moughîth » : Tome 1, p. 269.

[3] Ibrâhim Ech- châteby. El-muwâfaqâte. Tome 4, p.111. non daté. Dâr el-ma’rifa.

[4] Cependant elle n’est recevable et applicable pour les musulmans comme norme islamique religieuse que si un mufti qui se l’approprie et la prononce est de moralité religieuse musulmane certifiée.

[5] J’aurais pu utiliser le mot existential. La raison en est que théologiquement et philosophiquement l’ordre existentiel sous-entend pour le saisir un travail herméneutique ijtihadique qui consiste à discerner  l’ontologie des choses constantes d’une part et les évènements liées à la condition historique et à d’autres facteurs conjoncturels, d’autre part.

La pensée musulmane entre le divin et l’humain. Réflexion sur une herméneutique appliquée en vue d’un renouvellement du sens.   Tareq Oubrou – In: Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique. N°74, 2002. pp. 13-19.

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