Nous avons vu qu’à Médine l’allégeance religieuse ne concernait que les convertis à l’islam ; quant à la politique, elle concernait tous les habitants de la ville, notamment ceux qui ont préféré rester juifs. Le Coran ne s’appliquait qu’à ceux qui avaient choisi d’être musulmans. Les juifs sont renvoyés à la Torah en cas de conflit intracommunautaire, comme le souligne le Coran[1]. L’État de Médine, gouverné par le Prophète, avait l’obligation de défendre les juifs médinois par le pacte de Médine, alors qu’il avait rompu son alliance avec les musulmans ayant décidé de rester à la Mecque, n’étant dès lors pas dans l’obligation de les défendre même s’ils étaient persécutés, comme le demandait le Coran. En effet, celui-ci interdisait toute alliance politique avec les musulmans mecquois tant qu’ils n’avaient pas fait le choix de migrer à Médine pour en devenir citoyens, ville où ils seraient en sécurité[2]. En revanche, les musulmans médinois furent contraints de prendre les armes pour défendre la tribu païenne Khuzaa, une alliée, contre leurs agresseurs, la tribu de Banû-Bakr associée elle à Quraïche alors païenne, laquelle tribu gouvernait la Mecque[3]. Voici donc des données historiques importantes et claires montrant que lorsqu’il y a opposition entre les allégeances religieuse et politique, c’est cette dernière qui prime en cas de conflit. Le musulman ne doit pas trahir sa communauté nationale pour se rallier à son ennemi, même musulman. Le contrat de citoyenneté et les conventions politiques et juridiques sont des pactes supérieurs à l’appartenance communautaire religieuse. « Respectez vos engagements[2] ! », enjoint le Coran.
Islam en paix, comme Dieu en France
Ce que nous venons de voir ressemble à une autre forme de sécularisation, laquelle va jusqu’à permettre un possible gallicanisme, exactement comme cette sécularisation fut théorisée par Hobbes. Calviniste, ce dernier entama le développement d’une théologie du soupçon intéressante. Il démontra que l’Église peut se tromper dans son interprétation des Écritures, donc qu’elle est faillible, avant de conclure à l’intégration de celle-ci au pouvoir politique. Son Léviathan était ce souverain mortel (l’État) à qui, sous l’oeil du Dieu Immortel, nous devons la paix et la sécurité. Une vision que nous pouvons faire nôtre, car elle rejoint ce que nous venons de développer. Le musulman étant affranchi théologiquement de tout communautarisme pour la raison que son salut est dans la seule main de Dieu et qu’il n’a pas besoin de passer par l’adhésion à une communauté, la situation républicaine laïque française, à ce titre, lui offre bel et bien une chance de se réaliser, individuellement, spirituellement et en tant que citoyen. Certes, le musulman appartient à une « communauté spirituelle », mais il demeure un citoyen lié à une « communauté nationale » comme destin et projet politique communs.
Résumé et avertissement
Plus fondamentalement, je dirais qu’il existe différents degrés dans la sécularisation depuis le dogme jusqu’au politique en passant par le culte, la morale et le droit, et ce, par ordre croissant. Toutes ces catégories ne doivent pas être confondues, chacune possédant sa propre logique. Le politique est théologiquement le plus séculier et le culte le plus religieux, juste après la foi. Les pratiques du Français musulman se limitent à la foi, le culte et l’éthique personnelle comme champ religieux relèvent du possible au sein de la République et dans le cadre du droit positif en vigueur. Nous avons pour nous, musulmans de France, l’avantage théologique de n’être rattachés à aucune Église étrangère. Les autorités politiques françaises doivent le savoir et le respecter. Et il n’est pas la peine d’aller consulter Al-Azhar en Égypte ou je ne sais quelle institution religieuse d’un quelconque pays musulman pour en obtenir la confirmation. Le faire serait même et tout simplement une insulte à l’intelligence des Français musulmans et aux savants musulmans français que nous sommes. Al-Azhar, ou autres institutions religieuses du monde musulman, ne sont pas des Églises musulmanes. Les musulmans de France n’ont aucun Vatican ! C’est à nous, musulmans de France, d’avoir notre institution religieuse comme interlocutrice directe de la République. L’autre indépendance, tout aussi importante, est celle des ingérences politiques des pays d’origines dans nos affaires religieuses. Non seulement les accepter est antirépublicain, mais cela constitue une vraie menace pour la France et ses musulmans. Il incombe même à l’État français de ne pas succomber à la tentation de livrer ses propres musulmans à des pouvoirs politiques étrangers. Cela relève de la souveraineté nationale française. Pour dire les choses plus franchement : je suis pour un islam gallican, mais libre de toute interférence du politique dans ses affaires théologiques, laïcité oblige.
1. « S’ils viennent [les juifs médinois] vers toi pour trancher un conflit entre eux – intracommunautaire – alors libre à toi de le faire ou de t’abstenir […]. Par contre, si tu tranches, alors fais-le de manière juste […]. Mais comment se fait-il qu’ils viennent te demander de juger entre eux alors qu’ils ont la Thora qui contient la loi de Dieu ? » Coran (5, 42-43.)
2. « […] Tandis que ceux qui ont cru [se sont convertis à l’islam], mais qui n’ont pas émigré [quitté La Mecque], vous n’avez pas à être leurs alliés tant qu’ils n’ont pas immigré [sont venus] à Médine. Et s’ils vous demandent de les secourir au nom de la religion, alors portez-leur secours, sauf contre un peuple – non musulman allié – avec lequel vous êtes liés par un pacte. » Coran (8, 72.)
3. Ibn Hichâm, op. cit., t. IV, p. 389-397.4. Coran (5, 1).
Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon – p277 à 280