samedi, novembre 23 2024

C’est l’occasion pour nous d’évoquer ici le fameux sacrifice d’Abraham, un récit qui engendre encore une angoisse pour le simple croyant. Je connais même certains musulmans cultivés qui n’osent plus raconter cette histoire à leur enfant, ne sachant comment la leur expliquer. Pris à la lettre, cet ordre de sacrifier son fils qu’aurait[1] reçu Abraham donne effectivement le vertige. On pourrait presque l’interpréter comme une incitation au crime. Un dieu pourrait-il demander à un père de tuer son fils bien-aimé, qui plus est innocent ? De nombreux penseurs et rabbins juifs, théologiens et philosophes chrétiens ont dû déployer tout leur génie pour trouver une réponse herméneutique afin de contourner le paradoxe d’un dieu bon qui ordonne le sacrifice d’un enfant, pour finalement l’empêcher au dernier moment.

Alors pourquoi nos prédicateurs et nos imams feignent-ils d’examiner cet événement paradoxal ?Tout ce que les savants musulmans médiévaux y ont trouvé, en plus de l’éloge de l’obéissance inconditionnelle d’Abraham comme exemple à suivre, c’est un principe normatif abscons qui dit : « Une loi [divine] peut être abrogée avant même que le délai de sa mise en application ne soit dépassé. » Ce principe fut défendu par le théologien canoniste RâzÏ[2], le Rhazès des Latins. Sauf que cette règle ne lève pas l’angoisse que procure la lecture littérale du récit. Søren Kierkegaard, penseur chrétien humaniste et existentialiste, n’était pas très loin de ces savants musulmans médiévaux, représentés par Râzî, lorsqu’il proposa sa « suspension téléologique de l’éthique[3] » pour expliquer la nécessité d’une interruption provisoire des principes éthiques (ne pas tuer) et laisser apparaître quelque chose d’encore plus grand, une éthique supérieure (sacrifier son fils), comme devoir absolu envers Dieu. « La foi est une passion », conclut-il. Et comme toute passion, elle ne doute pas ! Une passion qui ne se pose pas de questions et que nous ne pouvons pas partager avec Kierkegaard dans sa justification de l’acte d’Abraham. Søren Kierkegaard essaye de justifier un acte contraire à l’éthique commune pour aboutir à une meilleure fin. Mais il omet la question de Dieu lui- même, comme l’ont négligé les savants classiques musulmans. Pourquoi celui-ci n’a-t-il pas proposé à Abraham une fin meilleure[4] grâce à un moyen meilleur, sans passer par l’épreuve du sacrifice, tel un « caprice » de Dieu ? Dieu serait-il pervers ? Penser cela une seconde de Dieu, c’est pour le croyant perdre la foi.

Le récit coranique ne met pas le croyant dans cette angoisse. Il nous épargne aussi bien cette élucubration théologique de la suspension provisoire et conséquentialiste[5] de l’éthique que celle des savants musulmans qui ont défendu ce concept étrange de possibilité d’abrogation d’un commandement divin avant même son exécution. En effet, le Coran n’évoque aucun ordre de Dieu de sacrifier l’enfant. Laconique, il ne dépasse pas six courts versets[6], alors que la Bible fait appel à dix-neuf[7] versets avec des détails plus perturbants les uns que les autres. Dans le Coran, Abraham s’adresse dans une transparence totale à son fils et lui dit : « Je vois dans le rêve que j’étais [ou comme si j’étais] en train de t’immoler [ou de me préparer à t’immoler], que penses-tu décider[8] ? » Dans ce rêve, Abraham ne reçoit aucune injonction divine. Il s’est seulement vu en train de se préparer à l’acte, mais pas en train de l’exécuter[9], ce qui relativise déjà sa portée significative.Dans la Bible, au contraire, on évoque un ordre direct de Dieu : « Dieu mit à l’épreuve Abraham et lui dit : “Abraham !” Il lui répondit : “Me voici !” Dieu dit : “Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac […], offre-le en holocauste[10]” », dit la Genèse. Abraham agit donc dans la contrainte et l’opacité, en dissimulant son intention à son enfant. Cela suscite une tension et une méfiance très perceptibles entre le fils et son père, comme l’indique le reste du texte de la Genèse[11].

Dans la version du Coran, Abraham au contraire consulte son fils, incertain de la source et du sens du rêve. S’agit-il d’une révélation de Dieu ou d’un simple désir enfoui dans sa conscience profonde ? Est-ce la manifestation d’un simple zèle religieux de sa part ou bien une manipulation de Satan[12] ? La réaction du fils est très fine, procédant par principe de précaution. Il lui répond : « Fais ce qu’on te demande de faire, tu me trouveras parmi les courageux[13]. » Il n’a pas répondu : « Fais ce que Dieu te demande de faire », car il n’était pas sûr lui non plus que ce rêve provienne de Dieu.Dans le Coran, une chose reste claire : ni Dieu ni même Abraham n’ont décidé du sacrifice, mais le fils lui-même[14]. On peut déduire de cet exemple que c’est aux hommes de choisir la loi religieuse et d’en assumer les conséquences. En effet, As-Saddy, grand commentateur du Coran, rappelle qu’Abraham avait fait le vœu que si Dieu lui donnait un deuxième enfant, il le lui sacrifierait. Dieu lui donna ce deuxième enfant qui est Isaac. Une fois l’enfant devenu grand, Abraham vit dans un rêve le rappel de sa promesse[15]. Il est plausible que la culture religieuse à cette époque était de sacrifier aux dieux ce que l’on a de plus cher, c’est-à dire les enfants, notamment les garçons…

Cette pratique a persisté dans certaines régions jusqu’à l’époque païenne préislamique. Nous en avons la confirmation dans la biographie de Mahomet dont le père, Abdallah, allait lui-même être victime de ce genre de pratique[16].Le Coran ne nomme pas non plus le fils, car peu importe qu’il soit Isaac ou Ismaël si l’on considère qu’ils sont d’une égale dignité et que toutes les âmes s’équivalent aux yeux de Dieu. Certains savants musulmans s’accordent à considérer qu’effectivement il s’agissait d’Isaac[17]. Au moment de l’exécution, c’est Dieu lui-même, et non plus le songe, qui s’adresse directement à Abraham en éveil et lui dit : « Tu as cru en ton propre rêve (saddaqta ar-ru’yâ) […]. » Ce que l’on peut aussi traduire par : « Tu as exécuté le rêve » ; dans le sens : « Tu as tenu ta promesse. »Le Coran reconnaît que c’était là une grande épreuve (blâ’un mubîn[18]), et non pas une épreuve venue de Dieu, mais d’Abraham, qui se l’est infligée à cause de la promesse dont il était l’initiateur. Dieu lui propose alors de sacrifier à la place de son fils un bélier qu’il lui offrit[19]. Par conséquent, Dieu est intervenu pour éviter un massacre qui aurait été commis en son nom, et pour mettre fin définitivement à ce genre de rite, probablement répandu à l’époque. C’est l’explication la plus plausible.

Il n’est donc pas là question d’un dieu dur et arbitraire qui dirait à Abraham « fais », puis « ne fais pas ! », qui empêcherait l’exécution d’un acte que lui même aurait ordonné. Même un homme de moralité normale n’aurait pas agi ainsi ! Quant à la parole attribuée au Prophète, qui dit que « le songe des Prophètes est une révélation », elle n’existe dans aucune des références classiques autorisées de la sunna[20]. De surcroît, tous les rêves des Prophètes ne se réalisent pas, la preuve en est que le sacrifice du fils d’Abraham ne s’est pas réalisé. Il fut empêché par Dieu. C’est pour cette raison qu’il ne faut jamais abandonner les lumières de sa raison, ne serait-ce que d’un iota, pour se fier aux rêves, aux apparitions, ni même pour croire à n’importe quelle interprétation des Écritures… Car il est établi théologiquement que Dieu n’ordonne pas l’impossible et ne demande pas l’absurde. Il n’éprouve jamais sans raison et jamais au-delà des limites de la personne[21]. Il peut mettre à l’épreuve, mais il n’inflige pas de peine ni de malheur.


1. J’utilise le conditionnel pour les raisons qui vont suivre.

2. Fakhruddin Arrâzî, Al-Mahsûl, Muassasatu ar-risâlat, Beyrouth, 1992, t. III, p. 312.

3. Søren Kierkegaard, Crainte et Tremblement, traduit du danois et présenté par Charles Le Blanc, Payot & Rivages, 2000, p. 107-126.

4. Dans la Bible comme dans le Coran, Dieu empêcha le geste d’Abraham. Il lui offrit à la place une offrande, dont le Coran ne précise pas la nature – un « bélier » selon la Bible –, pour sauver l’âme du fils. C’est une fin meilleure pour que la promesse de Dieu faite à Abraham s’accomplisse dans sa descendance. Mais est-ce une raison pour qu’elle passe par une épreuve d’une telle violence ?

5. Théorie morale qui considère que la conséquence de l’acte constitue la base de tout jugement moral.

6. Coran (37, 102-107).

7. Genèse (22, 1-18).

8. Coran (37, 102).

9. Ibn Al-Jawzy Abdurahman, Zâd al-maçîr, Al-maktab Al-islâmî, Beyrouth, 1987 A.C- 1407 AH, t. IX, p. 72.

10. Genèse (22, 1-2).

11. Genèse (22, 7-8).

12. Qortoby, al-jâmi’ li ahkâm al-Qur’ân, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, Beyrouth, 1988, t. VIII, part. XV, p. 68.

13. Coran (37, 102).

14. Il faudrait remarquer que le fils n’a pas dit : « Fais ce que Dieu t’a demandé de faire » ou même : « Fais ce qu’on t’a demandé de faire » au passé. En effet, le verbe, conjugué au présent, laisse entendre que le fils s’attendait encore à une confirmation ou une infirmation qui viendrait explicitement de Dieu Lui-Même. Et c’est ce qui s’est passé.

15. Ibn-Jarîr Tabary, Jâmi’ al-bayân, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, Beyrouth, 1992, t. X, no 29475, p. 506-507. C’est l’avis d’un certain nombre de compagnons : Omar, Ali, Ibn-Masoud, Al-Abbâs, Jâbir, Abu-Hurayra, Ibn-Omar et Ibn-Abbâs, ainsi que d’autres exégètes et savants de l’islam.

16. Le grand-père du Prophète, Abdulmutaleb, avait promis à Dieu que s’il lui donnait dix enfants il lui en sacrifierait un. Le nom de son fils Abdullah fut tiré au sort. On lui suggéra alors de sacrifier dix chameaux à sa place, et ce, chaque fois que le tirage donnerait le nom d’Abdullah. Le tirage donna dix fois de suite le nom d’Abdullah, ce qui amena à cent le nombre de chameaux qu’il eut à sacrifier.

17. Qortoby, al-jâmi’ li ahkâm al-Qur’ân, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, op. cit., t. VIII, part. XV, p. 66-67.

18. Coran (37, 106).

19. Coran (37, 107).

20. Ibn-Kathîr, Tafsîr al-Qur’ân al-’adhîm, Dâr al-Jîl, Beyrouth, 1990, t. IV, p. 14.

21. Coran (2, 233-286) ; (6, 152) ; (7, 42) ; (23, 62) ; (86, 7).


Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019- p57/64

Previous

Introduction aux sciences religieuses

Next

LE MAKTUB, UNE CROYANCE ERRONÉE

Check Also