vendredi, novembre 22 2024

La Genèse, notamment « le péché originel », est parmi les sujets repris par le Coran, exposé différemment. Il donne une matière pour une autre théologie de l’interdit, qui paraît moins angoissante pour la conscience morale du croyant.

L’arbre interdit du Coran n’étant pas décrit, il ne pourrait toutefois être celui de la connaissance, notamment celle du mal et du bien. Il affirme contrairement à la Bible que le premier rapport établi entre Dieu et Adam était celui de l’enseignement de la connaissance justement, pas son interdiction. En effet, après la création d’Adam, le Coran informe que Dieu lui apprit les noms de toutes choses – c’est-à-dire le langage comme traduction de la pensée et donc signifiant sa capacité de connaître ou de reconnaître les choses- avant de demander aux Anges de le saluer pour ce savoir qu’il porte, et qui leur fait défaut . L’interdit n’est venu que par la suite, celui de faire et non celui de savoir. La limite morale tracée par cette interdiction d’approcher l’arbre selon cette perspective n’est que l’épreuve de la liberté de choisir, acquise à juste titre par cette même connaissance. Mais le plus notoire dans le récit coranique, c’est que la faute fut introduite par le désir de faire le bien. En effet l’Homme selon le Coran est initialement et ontologiquement bon : « Nous avons créé l’homme dans la meilleure constitution (ahçani taqwîm ) », affirme le Coran. Cet Attribut divin, ihsân, comme accomplissement, comme création de ce qu’il y a de mieux et de meilleur (ahsan), ne touche pas uniquement à la constitution physique mais désigne également une création spirituellement et moralement accomplie et parfaite . Il reste prédisposé à accomplir le mal certes, mais c’est le bien ontologique qui est gravé dans sa prime nature.

La chute vient incidemment sauf s’il se redresse . C’est généralement dans la voie vers le bien que la faute vient s’introduire. On ne fait jamais le mal sciemment. On le fait lors de la confusion, l’oubli, la colère, dans des situations d’inadvertance, de faiblesse… Autrement le mal n’est pas ontologique à la nature humaine mais accidentel. C’est ce que Satan avait compris en leur suggérant de faire un bien pour devenir éternels pour rester à côté de Dieu et pour être deux Anges car les Anges ne désobéissent pas à Dieu . Ils sont tombés dans la confusion, qui est la seule arme de Satan. Leur faute fut dans le moyen, pas dans l’intention.

Aussi, Eve n’était-elle pas responsable du péché d’Adam, elle n’était pas l’envoyée de Satan à Adam, comme le souligne le récit de la Genèse. En effet, ce récit a souvent été reçu comme une information sur une nature négative qui caractériserait la femme comme alliée historique et naturelle du Diable. Le récit coranique, quant à lui, ne donne aucun espoir à cette lecture théologique de la femme : les deux péchèrent au même titre, nous dit le Coran. Eve n’était pas plus étourdie qu’Adam. L’homme et la femme devant le choix de faire le bien ou le mal sont ex æquo.

Finalement, cette histoire est banale dans la mesure où elle ne débouche sur aucune théologie particulière concernant le péché, si ce n’est à propos du statut élevé auprès de Dieu auquel Adam et Eve n’auraient pu accéder sans cette chute. Car il fut suivi d’un repentir qui leur a permis de découvrir une autre face de Dieu. Il n’y a pas non plus de sanction, tel que l’enfantement dans la douleur pour Ève, par exemple. Le Coran parle plutôt d’un rapprochement privilégié qui s’est accompli après la chute . Ce qui a permis à certains théologiens et mystique musulmans de considérer que leur état moral et spirituel s’éleva encore plus haut qu’avant la faute. Celle-ci a constitué un éloignement ponctuel qui leur a permis par la suite d’apprécier la proximité retrouvée, car on n’estime certaines choses à leur juste valeur que lorsqu’on les perd. La séparation éveille ici la conscience pour mieux apprécier le don. En effet, la chute a fait sortir Adam et Eve de la banalité de l’existence, d’une jouissance relative sans mérite, pour les faire entrer dans l’aventure, la dualité et le contraste d’un monde dans lequel Dieu se manifeste à travers Ses multiples Attributs, un monde qui permet de mieux apprécier la jouissance finale, bien méritée, celle du Paradis éternel final, où la rencontre et la connaissance de Dieu atteindra son apothéose.

Aussi Adam et Eve n’ont-ils pas transmis de péché, puisque celui-ci fut absous par le repentir, avant leur sortie du Paradis et donc avant qu’ils n’aient d’enfants . Ils n’ont donc eu de descendance que dans un état spirituel vierge de tout péché. « Celui qui se repent est comme celui qui n’a jamais péché » , affirme le Prophète. Désespérer du Pardon (al-marfira) et de la Miséricorde (ar-rahma) de Dieu : c’est le péché. Adam et Éve n’y sont pas tombés.

Leur imputer la responsabilité de l’expulsion de leur progéniture du Paradis, dans cette perspective, n’a pas de sens ici, car leurs enfants n’ont jamais vécu dans ce Paradis, étant déjà destinés, selon le Dessein de Dieu, à vivre dans l’épreuve terrestre. Rien au monde n’aurait changé ce Destin. Pourquoi alors se lamenter sur le sort de l’humanité et accuser Adam et Eve, qui n’ont mangé le fruit de l’arbre qu’une seule fois dans leur vie, alors que nous en consommons sans cesse ? Leur nature n’est-elle pas la même que la nôtre ?! La morale de cette histoire selon le Coran est donc ailleurs.

Nous comprenons dès lors la théologie chrétienne qui, en donnant à Jésus le statut de Sauveur, d’Agneau pascal et de celui qui a vaincu la mort causée par cette faute originelle, a paradoxalement renforcé la caractère de celle-ci en la rendant plus déprimante : une dette qui restera de toute façon pensante, avec un sentiment de culpabilité permanent.

Cette association entre le péché et la mort n’existe pas dans le Coran. Adam et Eve étaient conscients qu’ils n’étaient pas éternels, c’est pour cette raison qu’ils ont mangé de l’arbre pour le devenir justement. L’occasion nous est donnée ici de commenter une parole du Prophète qui nous rapporte un dialogue mystique et métaphysique entre Adam et Moïse : « Adam et Moïse débattirent. Moïse dit : « Toi, Adam qui es notre père, tu nous a déçus, car tu nous as fait sortir du Jardin ». Adam lui répondit : « Tu es Moïse, que Dieu a honoré par Sa parole et pour qui Il a écrit la Torah, comment oses-tu me reprocher une chose que Dieu a écrite quarante ans avant-même qu’Il ne me crée ? » Et le Prophète Mohammed de commenter : « Et Adam eut raison de Moïse, et Adam eut raison de Moïse » » .

Ce qui va nous importer, dans ce Texte, ce n’est pas son aspect théologique en rapport à la question du Destin (al-qadar), sixième pilier du credo de la foi musulmane, et qui n’est pas notre objet ici, mais les termes de cette disputation. Tout d’abord Moïse n’a pas reproché à Adam d’avoir péché, car il sait que le péché -à ne pas confondre ici avec le mal- est naturel. Lui-même ayant connu la faute . Il lui a reproché surtout les conséquences matérielles du péché , chose qu’Adam attribue à Dieu, à sa Science, à son Pouvoir, à son Dessein et à son Destin : comme un père qui aurait perdu sa richesse à cause d’une erreur de gestion, mais qui n’aurait eu de progéniture qu’après sa faillite. Les enfants n’auront jamais connu la richesse pour lui reprocher leur chute dans la pauvreté. Ce sont les parents qui souffrent de la pauvreté car ils ont goûté au confort de la richesse. De leur péché, ils se sont repentis, et par le repentir ils en ont été affranchis. C’est pour cette raison que les moralistes avérés mettent en garde contre le fait de mépriser le pécheur, même si sa faute reste condamnable. Dans le droit musulman, en effet, on sanctionne le criminel ou le délinquant, mais moralement on ne porte jamais de jugement ontologique de valeur négative à son propos, et encore moins à propos de sa descendance, de ses proches, de son ethnie ou de sa communauté. C’est cette vision de la faute individuelle, qu’il faut distinguer du fauteur lui-même et de sa famille, qui correspond à l’esprit juste de la morale.

Ce que le Coran veut que l’on retienne de cet événement, c’est l’enseignement évoqué dans le passage suivant : « Ô fils d’Adam ! Que Satan ne vous tente pas comme il a fait sortir vos parents du Jardin… » . Toute la moralité de l’histoire peut se résumer dans ce passage. Il s’agit d’éviter l’erreur des parents : vouloir faire le bien en tombant dans la faute. Et si erreur et faute il y a eu, l’exemple qu’ils nous ont donné reste à suivre. Le repentir efface la faute. C’est pour cette raison entre autres que le péché originel ne constitue pas ce poids pesant sur la conscience morale musulmane.

Nous mesurons par conséquent à travers cette démarcation du récit coranique par rapport à celui de la Bible les conséquences théologiques qui pourront en découler concernant la faute et donc le statut théologique de l’interdit et de la censure.

Tareq Oubrou

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