[…] qu’est-ce que voir quand, par un mystérieux jeu de miroir, l’apparent vient à voiler le caché et l’évidence du caché vient voiler l’apparent. Le Coran à l’image de son Auteur, contient l’apparent, al-dhâhir que le caché, al-bâtin. Le livre de notre monde contient aussi une face visible et une face invisible. Kant dira qu’il y a le phénomène et le noumène.
Si l’on admet que le croire suppose le voir – comme l’a demandé légitimement Abraham à son Dieu pour voir des preuves sur Sa capacité à ressusciter les morts – alors le voile empêche de voir et donc de croire. Mais il y a voir et voir. Il y a effectivement des voiles intérieurs des passions et de la suffisance qui aveuglent le cœur, comme le souligne le Coran. Et quand l’esprit n’est plus disponible les sens tombent en panne. L’Homme devient alors incapable de sentir et connaître par intuition juste les choses.
Selon l’épistémologie mystique d’Ibn ‘Arabî, seuls les sens sont capables d’atteindre la gnose (al-ma‘rifa) ou la connaissance de Dieu. Connaître Dieu dans cette perspective n’est pas savoir Dieu, car le savoir (al-‘ilm) convoque l’intellection uniquement et la raison rationnelle, alors que la connaissance mystique vise plus que cela. Elle a pour projet de percer par l’œil intérieur les voiles qui nous cachent Dieu et la Réalité. Il est vraiment question ici d’une certaine phénoménologie mystique de l’Être où le cœur symbolise le miroir dans lequel viennent se réfléchir la beauté et la bonté de Dieu mais aussi la réalité objective perçue par le croyant connaissant dans une subjectivité qui ne tombe pas dans la confusion mais qui garde son discernement. Ici subjectivité et objectivité se nourrissent l’une de l’autre. C’est pour cette raison que la démarche soufie s’occupe d’abord à purifier le cœur par les ablutions de l’humilité, entre autres attitudes, condition nécessaire pour y voir le plus clairement possible l’image de Dieu et des choses ; et ce grâce à des techniques spirituelles de la deuxième étape initiatique, évoquée plus haut.
En effet, un hadith du Prophète nous indique la possibilité de cette réalisation imaginale. Il s’agit d’une expérience mystique du dévoilement qu’il a réalisée : « J’ai vu Dieu cette nuit dans la plus belle image » a-t-il affirmé. La clarté de l’image, qui vient s’imprimer dans le tableau intérieur ou surgit dans l’écran du cœur, reste proportionnelle à la pureté et à la beauté de l’âme du cheminant (al-sâlik) qui la reçoit. De ce point de vue, le dévoilement le plus abouti reste celui du Prophète, qui a le statut du maître spirituel accompli (al-chaykh al-kâmil). Ce type de dévoilement reste cependant onirique. En effet, c’est dans le sommeil -qui est une petite mort, une séparation entre l’âme et le corps, relative et réversible- que l’âme, notamment celle des saints qui, en se libérant de l’emprise du corps, peut accomplir en toute liberté le pèlerinage céleste vers la rencontre de Dieu. En effet, un hadith évoque que la vision juste (ar-ru’yâ as-sâliha) dans le sommeil, constitue un quarante-sixième de la prophétie. Le sommeil est donc un moment propice pour l’âme du cheminant qui reste active et en mouvement vers Dieu, propulsée par l’énergie du jihâd intérieur, des pratiques morales et spirituelles accomplies pendant la journée. Nous comprenons dès lors cette parole du Prophète qui dit : « Mes yeux dorment, mais mon cœur reste éveillé ». D’autres maîtres spirituels et théologiens musulmans vont jusqu’à défendre l’idée que le Prophète aurait vu Dieu en éveil et pas uniquement en songe. Ce qui voudrait dire que son corps n’aurait plus d’emprise sur son âme même en état d’éveil. Son âme serait devenue capable d’échapper à la pesanteur de son humanité ordinaire et accéder spirituellement au rang de l’angélité, et au-delà même, accomplissant ainsi son ascension subtile vers Dieu, échappant ainsi à l’emprise du temps et de l’espace. Car une fois émancipée du corps, l’âme n’obéirait plus ni aux lois biologiques ni aux lois physiques classiques que nous connaissons. Cet état serait réservé au seul Prophète.
On comprend dès lors cet enseignement des maîtres soufis qui dit : « Mourrez avant de mourir ! », exhortant le cheminant à anticiper la rencontre avec Dieu ici et maintenant, par l’émancipation et la libération de l’âme de l’emprise du Corps, afin de jouir de Sa connaissance (ma‘rifa) et de Sa proximité salvifique. Il existe d’autres modes de rencontre de Dieu et de connaissance en général qui peuvent être atteints en état d’éveil par le commun des mystiques. On évoque la réunion (al-jam‘) ; l’extinction -de l’Ego- (al-fanâ’) ; le contact (al-ittisâl) ; l’union (al-itihâd) … pour qualifier ces différentes nuances de la perception et de la sensation vraies du divin.
Le dévoilement (el-Kashf), pour une épistémologie soufie de la connaissance. Cet article se trouve dans la revue « Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire, n° 65/2011, 27e année » p.172-180 – Tareq Oubrou