samedi, novembre 23 2024
On entend souvent des discours sûrs et tranchés sur la « famille musulmane » où la mission ainsi que les devoirs et les rôles des uns et des autres y sont clairement et définitivement arrêtés. Mais qu’en est-il vraiment ?
La famille musulmane, un mythe ?
La famille dont parlent le Coran et la Sunna était à l’image de l’époque. On y trouve des familles polygames avec la possibilité pour l’homme, en plus de quatre femmes, d’avoir des concubines esclaves sans limite ; des familles souvent composées, décomposées et recomposées comme l’atteste la biographie des Compagnons du Prophète ; les femmes libres – et nobles – n’avaient pas d’obligation morale d’allaiter leurs enfants, on payait pour cela des nourrices ; un même père peut avoir des enfants issus de femmes libres et d’autres de femmes esclaves avec des statuts différents ; un homme de plus de soixante ans pouvait se marier avec une fille de neuf  ans, voire plus jeune, etc. C’était un monde qui nous est étranger et qu’aujourd’hui certains veulent reproduire. Au lieu d’appliquer les principes universels du Coran, ils veulent plier la réalité contemporaine pour qu’elle soit conforme aux circonstances historiques (asbâb an-nuzûl) du moment coranique. C’est tout simplement un retour paradoxal aux normes anthropologiques préislamiques et non à l’esprit universel du Coran, qui doit être compris et pratiquer ici et maintenant, dans une forme contemporaine.
Le mariage, un contrat moral et juridique
Le Coran et la Sunna renvoient souvent en la matière à la notion de ma‘ruf (coutumes et normes sociales). C’est pour cette raison que le droit canonique classique (fiqh) classe toutes ces questions liées à la famille dans le répertoire du relationnelle (mu‘âmalâte) qui est évolutif par essence, contrairement à celui du culte (‘ibâdâte) qui reste, lui, invariable (cinq prières canoniques, jeûne du mois de ramadan, pèlerinage, etc). Aujourd’hui, beaucoup de musulmans pratiquent la « fatiha » pour légitimer une relation sexuelle sans en assumer les conséquences juridiques. Cela permet, notamment pour les hommes, de se marier et de divorcer de manière arbitraire et de changer ainsi de partenaires comme on change de vestes. Une forme de vagabondage sexuel mais avec un « vernis halal ». Ce mariage se fait en présence d’un « imam » de circonstance pour ne pas dire clandestin.  Ce mariage fait par un imam et dans une mosquée est totalement étranger à la nature de l’islam. Aucun canoniste musulman n’en parle dans le contrat de mariage (‘aqd az-zawâj). C’est tout simplement un pur empreint, notamment des religions catholique et orthodoxe, où le mariage est une affaire de sacrement qui passe par un moment rituel dans l’église devant Dieu, représenté par le prêtre, pour recevoir une bénédiction.
Plusieurs options de mariage
Le droit canonique classique (fiqh) propose une variété de modalités juridiques. Certains sont très restrictifs, donnant un grand pouvoir aux hommes ; d’autres très ouverts, donnant une grande latitude aux femmes. Ces dernières options se réfèrent à un Hadith (Bukhari n°2721 et Muslim 1418) qui stipule que le mariage est un contrat et que si les femmes y rajoutent des closes, celles-ci doivent être scrupuleusement respectées par les hommes. Par exemple : la monogamie, le pouvoir donné à la femme de divorcer par elle-même quand elle le décide (tamlîk), etc.
Dans le contexte qui nous concerne, en France, et pour garantir l’intérêt (maslaha) des deux parties ainsi que celui de leurs enfants, le mariage des musulmans français doit avoir une couverture juridique française quelle que soit l’option éthique musulmane choisie par le couple.
Le mariage, un pacte solennel
Le Coran (4 : 21) parle d’un pacte solennel (mîthâq ghalîdh), scellé entre l’homme et la femme. Le sentiment d’amour y est nécessaire, mais il ne permet pas toujours au couple de résister aux tempêtes de la vie contemporaine, de plus en plus instable, avec des connexions et des frottements multiples avec un réel qui se confond avec un virtuel déroutant. Le Coran (30 :21) parle plutôt de tendresse (mawada) et de Miséricorde (rahma). C’est peut-être parce que ces deux notions sont plus authentiques qu’un simple sentiment charnel ou une simple attirance physique, sauf dans le cas où ce sentiment d’amour intègre la tendresse et la miséricorde. À ce niveau sémantique il ne faudrait pas confondre amour et sexualité. Néanmoins cette dernière demeure importante, car un minium d’affinité sexuelle peu contribuer à assurer une stabilité dans le couple. Mais elle n’est pas suffisante. D’autres facteurs sont indispensables pour réussir et entretenir le couple : avoir un projet de vie commun construit autour d’un minimum de culture et de tradition partagées (ce que les malikites appellent al-kifâya) mais surtout un accord commun sur une lecture globale de la religion. Ces facteurs, entre autres, sont aussi des préliminaires essentiels pour l’éducation des enfants.
La famille, un lieu de transmission
Le mariage est une réalisation de l’être dans une altérité du genre en vue de transmettre et préserver notre humanité. Nos enfants sont notre prolongement biologique, mais pas spirituel. Mais nous ne leur léguons pas que des gènes. Nous avons l’obligation de leur transmettre des valeurs spirituelles et morales solides qui leur donnent la possibilité de se construire et d’évoluer dans le monde à partir de leur personnalité et leur singularité propre, car chaque enfant est différent. Par conséquent il faudrait éviter l’erreur qui consiste à préparer des moules pour nos enfants en leur imposant des trajectoires bien tracées. Cette vision est très violente pour les enfants, mais aussi pour les parents. Car là où il y a des attentes, il y a souvent des déceptions.
 
Quant à l’idée de l’éducation des enfants qui doit incomber à la mère, elle vient s’ajouter à cette collection de fausses croyances dont souffre la perception classique de la famille chez certains musulmans. L’éducation des enfants est l’affaire de tout le monde. L’homme ne peut s’y dérober, surtout que la femme n’est plus cloîtrée dans la maison. Comme l’homme, elle est devenue aussi actrice de la société. Cela suppose une revisite du droit canon classique quant à la division du travail, notamment le rôle domestique de l’homme. La réalité détermine le rapport à la transmission, à l’interprétation et à la mise en pratique des enseignements religieux. La mépriser c’est mépriser les enseignements du Coran et de la Sunna qui, eux, étaient en phase avec leur réalité.
 
Cela veut dire que le fait de comprendre le Texte en lien avec les questions de la famille dans l’univers du Texte est une chose, mais le comprendre ici et maintenant c’en est une autre. La première étape relève d’une herméneutique fondamentale : une simple exégèse (tafçir) ou commentaire (charh) des sources scripturaires. Cette approche est incontournable, mais elle ne peut être seule source de la définition de la mission de la famille tant qu’elle ne passe pas à la deuxième étape, celle d’une herméneutique appliquée, traduite dans le langage de l’époque et la culture du temps. À cet égard, se tromper dans l’interprétation de la réalité c’est se tromper d’interprétations des sources scripturaires, et donc du rôle de la famille, notamment en matière d’éducation religieuse, ici et maintenant.
L’éducation par l’essentiel
On a souvent entendu dire que « L’islam est un tout, c’est à prendre ou à laisser ! ». Comme s’il s’agit d’une parole révélée. Ce dogme de globalité et cette loi du « tout ou rien » conduit à deux aberrations diamétralement opposées : le fanatisme ou la désertion de la religion. Cette idée de la globalité est contraire à ce que le Coran nous indique en soulignant que Dieu ne demande à une personne d’accomplir que ce qui lui est possible (2 : 286) et (65 :7). Il y a donc deux principe à ne pas ignorer : le principe de réalité et le principe de possibilité.
Aussi tous les enseignements des Textes n’ont-ils pas le même statut dogmatique (‘aqîda) ni la même importance normative (sharî‘a). Cela veut dire qu’il est nécessaire d’avoir un algorithme de hiérarchisation pour une éducation qui se concentre sur l’essentiel. Citons ici un exemple anecdotique mais qui en dit long sur les priorités éducatives pour certains parents. Il s’agit de cette obsession d’interdire aux enfants toute friandise qui contient de la gélatine, sous prétexte qu’elle proviendrait du porc, comme si les bonbons par ce seul fait acquièrent le même statut que la viande du porc, elle-même, alors que les savants ont établi une règle qui stipule que lorsqu’une une substance était à l’origine interdite, une fois transformée elle ne l’est plus. Par contre, on ne trouve pas la même ardeur chez ces mêmes parents quand il s’agit pour leurs enfants d’observer convenablement les cinq prières en tant que lien spirituel avec la Transcendance, pourtant deuxième pilier de l’islam. Sans parler d’autres valeurs morales négligés par ces mêmes parents comme la véridicité, l’honnêteté, la culture de l’effort, la sincérité, la bienfaisance, le respect des autres…
Enfants de la mondialisation
Plus que jamais l’universalité de notre humanité se révèle à elle-même, comme signe de l’Unicité de Dieu (30 : 22) ; (49 :13). Les moyens de communication et de transport de plus en plus sophistiqués et rapides ont rendu notre histoire accélérée et notre planète rétrécie. Nous vivions depuis des décennies dans des sociétés mondes et dans une humanité fractale, où le monde avec sa diversité se trouve dans le quartier, voire dans nos maisons et nos familles. Cette intrication de notre humanité exige de notre part l’élaboration d’une théologie et d’une éthique qui intègrent l’autre qui n’est pas forcement musulman, ou le musulman qui ne partage pas forcement avec nous la même lecture ni les mêmes pratiques.
Comment penser une visibilité intelligemment communicationnelle avec le souci de partager ses valeurs avec les autres au lieu de transformer sa religion en bouclier identitariste de protection et renforcer ainsi une visibilité musulmane de rupture pour ne pas dire conflictuelle. Ceci suppose un changement de paradigme d’une théologie et d’un droit canon (fiqh) médiévaux impériaux, pensés dans une logique de majorité et de domination et où l’islam ne parlait qu’avec des musulmans. La famille doit être ce premier lieu d’initiation à ce changement de paradigme éducatif qui prépare l’enfant à vivre dans un monde ou les musulmans s’y trouvent minoritaires. Je voudrais terminer en relevant un fait nouveau dans l’histoire humaine de l’éducation. C’est la première fois que les parents apprennent aussi de leurs enfants par les informations qu’ils leur font remonter sur le monde virtuel et sur l’usage des objets technologiques de plus en plus évolués. La famille est devenue désormais ce lieu de la transmission des expériences sur le monde qui se fait dans les deux sens. D’où l’importance de l’écoute attentive des enfants quand ils nous parlent de leur monde. Encore faut-il instaurer des espaces de discussion et d’échange, sans tabou.
 
La notion de « famille musulmane » a-t-elle un sens ?
Entretien réalisé par Mizane Info en Aout 2018 – Tareq Oubrou
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