lundi, novembre 25 2024

Plus haut dans ce livre, nous avons soutenu la bonté ontologique qui caractérise les hommes en général. Le paradoxe est qu’au nom de conceptions rivales du bien, les hommes se sont injustement fait la guerre, car souvent le mal se subtilise sous l’apparence du bien. C’est pour assurer la paix qu’il faut équilibrer la vision rousseauiste d’un homme bon par nature par une relecture de Hobbes qui, lui, propose de rompre avec l’idée consistant à bâtir la cité idéale sur une conception du bien admise par tous pour l’édifier sur une même appréhension du mal. Cette proposition n’est pas dénuée de sens.

Il convient en effet de rester aux aguets tant la paix jamais n’est définitivement acquise. Tant l’obscurantisme le plus violent n’est pas forcément… derrière nous. Bergson disait, jusqu’à la veille de la déclaration de la guerre[1], que la catastrophe paraissait impossible[2]. Constat qui résume en grande partie la thèse du « catastrophisme éclairée » de Jean-Pierre Dupuy.Hans Jonas, lui, parlait d’« une peur heuristique » qui dépiste le danger[3]. Je le rejoins, si ce n’est que son « principe de responsabilité » prend parfois des allures de méfiance radicale à l’égard du progrès. Or celui-ci doit être, au contraire, ajusté par une utopie optimiste tournée vers l’avenir – comme celle de Ernst Bloch –, afin de sortir d’un conservatisme emprisonné dans un passé idéalisé puisque « la genèse réelle n’est pas au début, elle est à la fin ».

N’oublions jamais que la racine de l’histoire, c’est l’homme, l’homme qui transforme dans le dépassement pour arriver à fonder une société et une démocratie réelles[4]. Or, aujourd’hui, cette démocratie est menacée par des inquiétudes et des peurs de l’avenir, lesquelles engendrent des replis et des extrémismes religieux et politiques. Pour ma part, les deux visions ne doivent pas être antinomiques, il s’agit juste d’une question d’équilibre ; c’est ayant une conscience forte que tout se joue au présent et que l’esprit de réconciliation et de compromis doit rester une urgence permanente qu’il convient d’avancer.

À ces musulmans qui n’ont pas peur

Il existe des musulmans qui renoncent à leur religion parce qu’elle est contraignante et incompatible avec leur mode de vie, pensent-ils. Il existe aussi des musulmans, un peu trop téméraires, qui ne se soucient de rien ni de personne. Se pensant antisystèmes – du moins le croient-ils –, ils font de leur religion une arme de combat identitariste.

Pour moi, c’est de l’inconscience.Rappelons à ces musulmans que nous sommes dans un pays, la France, qui a une histoire longue de conflits et de guerres civiles. Catholiques et protestants ; gouvernement et communards ; catholiques et laïques ; collabos et résistants ; gauche, droite, etc., ce ne sont pas les exemples qui manquent. Le nationaliste Charles Maurras a évoqué en son époque « le temps où les Français ne s’aimaient pas[5] », phrase qu’Émile Poulat commentait en écrivant : « Je suis aussi parmi ceux qui pensent que la France vit dans une tradition de guerre civile, au contraire des pays environnants[6]. »

Ce qui n’a pas empêché la France de toujours réussir à conserver sa cohésion nationale et de rester plus forte que ses divisions et déchirements. Mais il ne faudrait pas que cette histoire se reproduise avec les musulmans, dont une partie, inconsciente des dangers, fait beaucoup de bruit.De soi-disant leaders musulmans se sont en effet érigés en francs-tireurs s’attaquant de manière spectaculaire – et théâtralisée – à tous ceux qui osent critiquer l’islam et ses fidèles. Pour les musulmans frustrés, ils agissent en courageux et deviennent des héros de la communauté. Pour moi, ils se comportent en pyromanes, et le plus souvent agissent comme des tartuffes, voire des fous.

Le courage ne consiste pas forcément à s’exposer ou à foncer tête baissée, parfois il exige de savoir éviter l’obstacle. La peur fait partie de cet instinct que l’on trouve même chez l’animal, sagesse qui lui permet de reculer, voire de fuir devant le danger. Cette fuite dont Henri Laborit dit qu’elle « reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés[7]».

Toute religion qui se respecte a besoin de calme et de sérénité, puisqu’elle-même est censée être source de paix pour permettre de s’accomplir dans la spiritualité. Pour l’assurer, il faut savoir faire des concessions. C’est cela aussi, le sens du courage moral.Les musulmans de France doivent s’inspirer du comportement éthologique de prudence qui fait que l’animal, quand il pénètre un milieu qu’il ne connaît pas très bien encore, minimise ses mouvements et réduit prudemment sa visibilité afin de ne pas perturber l’équilibre écologique de son nouvel environnement, perturbation dont il serait le premier à subir les conséquences.

Il faut une adaptation. Nous, musulmans, devons apprendre de l’écologie animale. C’est cette adaptation éthologique et écologique que j’ai traduite dans mon concept de « théologie d’acculturation » au service d’une paix globale et perpétuelle, chère à Kant.

Visibilité proximale[8], ou acculturation de l’islam

Deux raisons justifient mon plaidoyer pour une acculturation de l’islam de France. La première est que cette notion tire sa légitimité du Coran lui-même, parole transcendante venant d’un dieu, exprimée en langue humaine arabe, donc première acculturation. Nous connaissons également le Coran mecquois et le Coran médinois, deux catégories liées à deux géographies et deux contextes religieux : c’est la deuxième acculturation. La troisième se manifeste dans la traduction des principes universels coraniques éthiques de justice, de dignité, en lois et règles coraniques contextuelles imprégnées par les codes culturels des Arabes païens.La seconde raison tient à notre réalité actuelle, caractérisée par l’incertitude et la démesure et donc fort fragile.

La situation peut évoluer vers le meilleur, espérons-le, mais aussi basculer vers le pire. Par conséquent, au lieu d’une théologie de la dormance, j’appelle les musulmans à une théologie du réveil permettant de faire face à un monde qui se radicalise, même dans le champ écologique, supposé pourtant pacifique[9]. Les historiens le savent bien, dès qu’il y a rupture ou crise économique le spectre de la guerre civile menace de sévir. Or celle-ci prend souvent la couleur de guerres de religion. Par conséquent, notre théologie doit rester vigilante par crainte du pire.Le développement anarchique de l’islam pourrait être source d’une telle violence, violence qui ne pourrait être évitée que si chacun assume sa part de responsabilité, et ce, sans procrastination. Le théologien que je suis propose ce concept théologico-éthique de « discrétion » comme solution. Parce qu’il est conforme à l’islam auquel je crois et parce qu’il préserve la démocratie, fragilisée, aujourd’hui plus que jamais, par des minorités extrémistes partout très agissantes.

Le combat que je mène à travers mes actions, ma démarche comme ce livre, est un combat d’idées religieuses pour un changement urgent des perceptions. Car c’est à ce niveau que naissent les conflits. Or, je crois profondément possible de soigner les aberrations attribuées à la religion par la religion elle même. Parce qu’elle peut délivrer le remède efficace contre un mal provoqué par ses propres adeptes.

De la pudeur

La pudeur est au coeur des enseignements de l’islam. Elle est même un attribut divin : « Dieu est pudique. Il aime la pudeur », informe ainsi le Prophète[10]. C’est pour cette raison que Dieu, selon le Coran, est resté discret, invisible derrière un voile[11]. L’esprit humain lui aussi est caché derrière un voile, celui du corps. Et cela participe de la même pudeur ontologique. L’essentiel de l’être ne se perçoit donc pas, on peut juste l’apercevoir et encore très subtilement. On peut même dire que ce qui est beau véritablement reste pudique, mais que lorsqu’il s’expose aux lumières il se flétrit et se dégrade au fil du temps.

Le Prophète, à l’image de Dieu, était lui aussi pudique, très pudique même. Les chroniqueurs de l’islam le décrivent comme une personne d’une extrême timidité[12]. Très discret, on ne le distinguait pas de ses disciples. Il détestait qu’une personne se mette au milieu d’une assemblée pour être la plus visible[13]. Il s’asseyait là où il trouvait une place. Ses compagnons, qui pourtant le vénéraient, s’empêchaient de se mettre debout pour l’accueillir car il n’aimait pas se faire remarquer[14].Au niveau des pratiques religieuses, nous avons, dans cette lignée, des textes qui incitent le croyant à se montrer discret dans ses pratiques[15] : ses prières, son jeûne, ses dons, etc. Plus la pratique est loin des regards, plus elle est méritoire spirituellement, car la discrétion préserve l’acte de l’insincérité et de l’ostentation[16].

La pudeur n’est pas une option, encore moins une faiblesse morale. Tout se joue au niveau du coeur, siège de la vertu : « S’il est sain, le corps entier est sain[17]. » Toute démonstration vulgaire peut conduire à la profanation de l’acte religieux. Aujourd’hui, certains musulmans, à l’image de leur société, deviennent excessifs pour être remarqués. Or ce qui est excessif est toujours insignifiant. Et si la religion se présente comme un remède pour les âmes, ce remède peut être pire que le mal. Il peut tuer – on l’a vu. Jamais il ne faut en dépasser la dose prescrite. Trop de religion tue la religion.

L’islam, une religion aniconique

Sans icônes, l’islam est une religion d’abstraction qui ne cherche pas à créer une rupture entre le profane et le sacré à travers des signes extérieurs. Son sacré ne procède pas par représentation symbolique. La séparation entre l’acte profane et l’acte spirituel se fait essentiellement au niveau de la conscience intime. Le sacré se joue dans le coeur du croyant, ce temple intérieur, et non dans la matérialité des objets. Vivant en Terre sainte, un disciple du Prophète[18] invita un autre à venir y habiter[19]. Ce dernier déclina l’offre et lui expliqua « […] que la terre n’a jamais rendu un homme saint[20], ce sont ses oeuvres qui font sa sainteté[21] ».

Autrement dit, la sainteté s’acquiert là où le croyant se trouve, ici ou ailleurs, et le sacré n’est lié ni à une géographie ni à un objet, mais dépend de la qualité spirituelle du croyant. Mais, au fil de l’histoire, les symboles des cultures et des systèmes politiques au sein desquels l’islam a été reçu, interprété et transmis, ont fini par devenir siens : les formes de vêtements (haïk, burqa, sefseri, tchador, foulard, qamîs, etc.), l’architecture (minaret, mihrab[22], etc.) ou encore les drapeaux (couleur verte, croissant, étoile, etc.). Au vivant du Prophète, les tribus païennes converties à l’islam avaient conservé leur propre drapeau[23].

Ce genre de signes ne fait pas partie de la religion. Par conséquent, le drapeau des Français musulmans est celui de leur République : bleu, blanc, rouge.

https://www.lisez.com/livre-grand-format/appel-a-la-reconciliation/9782259268431

1. La Seconde Guerre mondiale.

2. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible devient certain, Seuil, 2002, p. 94.

3. Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, traduit de l’allemand par Jean Greisch, Champs Flammarion, 1990, p. 422.

4. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Gallimard, 1991, t. III, p. 600.

5. Émile Poulat, France chrétienne, France laïque, entretien avec Danielle Masson, Desclée de Brouwer, 2008, p. 133. Je tiens à préciser d’emblée ici, en ces temps où tout peut devenir sujet à polémique, qu’évidemment citer Maurras ne signifie en rien une adhésion à ses idées, sa vision du monde ni bien sûr à son antisémitisme et à sa haine de la République.

6. Ibid.

7. Henri Laborit, Éloge de la fuite, Gallimard, 1976, p. 9.

8. Qui crée la proximité et le lien, et non la distance et la rupture.

9. On parle aujourd’hui de l’écologie profonde, qui peut prendre une forme d’intégrisme écologique capable de sacrifier l’homme pour sauver l’animal.

10. Abu-dawûd, Naçaï, Ahmed via Yaala ibn Umayya, Al-jami’e as-saghîr de Soyûty in Fath al-Qadîr, de Al-Mannâwy, Dâr al-Fikr, Beyrouth, [s. d.], t. II, no 1729, p. 228.

11. Coran (42, 51).

12. Bukhârî via Abu-Saïd, Al-Ftah d’Ibn-Hajar, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1991, t. VII, no 3562, p. 260.

13. Termidhy via Abu-Hudhaïfa, ‘Aridatu al-’ahwadhî, d’Abubakr ibn al-Arabi, t. V, part. X, p. 211.

14. Termidhy via Anas, op. cit., p. 212.

15. « Si vous donnez l’aumône en public, c’est bien, mais si vous le faites en toute discrétion et si vous la donnez aux pauvres, c’est encore mieux. » Coran (2, 271) ; « Priez dans vos maisons, car la meilleure des prières est celle que vous effectuez chez vous – loin des regards –, à l’exception des prières canoniques communautaires – qui s’effectuent à l’intérieur des mosquées. » (Bukhârî via Zaïd ibn Thâbit, Al-Fath d’Ibn-Hajar, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1990, t. II , no 731, p. 45.) En effet, pendant les prières collectives canoniques, les prieurs sont en plein recueillement et ne se regardent pas les uns les autres, car ils l’effectuent derrière un imam et en même temps à l’intérieur de la mosquée et à l’abri des regards.

16. Nous l’avons vu dans le deuxième chapitre.

17. Bukhârî via Numân ibn Bachîr, Al-Fath d’Ibn-Hajar, Dâr al- Fikr, Beyrouth, 1990, t. I, no 52, p. 172.

18. Abu Dardâ.

19. Salman le Perse.

20. Ici, « sainteté » n’est pas pris dans le sens catholique de la canonisation, mais comme une vie spirituelle et morale irréprochable.

21. Ali ibn Asâkir, Târikh madinat dimachq, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1995, t. XXI, p. 441.

22. C’est la niche dans laquelle se place l’imam pour diriger la prière et indiquer la qibla (la direction de La Mecque). Le mihrab n’existait pas à l’époque du Prophète ni au ier siècle de l’islam.

23. Mohammed al-Wâqidî, Kitâb al-Maghâzî, authentifié par Marsden Jones, ‘alam al-kutub, Beyrouth, 1984, t. III, p. 895-896.

Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019 – p297-304

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