vendredi, novembre 22 2024

Ce paradigme nous permettra de distinguer ce qui, dans l’Islam, relève du champ du sacré permanent d’une part et du temporel en mouvement de l’autre. C’est lui qui nous permettra par conséquent de lire correctement la Révélation à la lumière de notre époque. C’est alors une certaine vision de l’Islam, qui ne sera statique que si l’on suppose immuables toutes ses dimensions pénétrées d’an-historicité. Une telle vision serait tout aussi fausse que l’extrême opposé, qui ne veut connaître (ou reconnaître) de l’islam que sa composante historique et contingente. Discuter de cette question cruciale que rencontre la pensée musulmane conduit inévitablement à un vaste puzzle peu maniable, dans une démarche qui doit aller vers une cohérence afin que chaque élément, domaine, puisse y trouver sa juste place.
La perception adéquate de la raison musulmane, à mon sens, permet de considérer que la synthèse à ce niveau est à la fois intrinsèque – avec des mécanismes d’interprétation formels qui demeurent à chaque époque et que l’on peut donc ressaisir à la nôtre, parce qu’ils font partie d’un héritage et de cette Raison islamique invariante qui se perpétue – et historique, parce que le savoir se renouvelle, s’élargit mais aussi se crée en disciplines, techniques, perceptions, méthodes et logiques d’applications nouvelles à la dimension de notre siècle.
En terme herméneutique, je conçois que le discours islamique aujourd’hui consiste à enchaîner un nouveau discours au discours des textes scripturaires (coraniques et prophétiques) à partir de leur univers spatio-temporel originel. Ce travail théorique ou théorétique herméneutique, s’inscrit aujourd’hui dans une situation de paradoxe, la nôtre, c’est-à-dire dans un contexte civilisationnel inédit et imprévu que ni le schéma interprétatif classique des Textes-références (Coran et Sunna) ni les mécanismes principologiques (‘usûl el-fiqh) concernant le normatif n’ont directement résolu. Cette nouvelle entreprise herméneutique devra informer sur la capacité de reprise liée substantiellement au caractère ouvert du discours coranique primordial qui est censé parler à des hommes dans une histoire et une culture du moment coranique, tourné en même temps vers un universel spatio-temporel. L’interprétation et l’argumentation scripturaire (deux procédés différents mais cependant liés) sont l’aboutissement concret de cette continuité et de cette succession (enchaînement). L’herméneutique dans cette optique admet un caractère d’appropriation (notion contenant aussi le sens de rendre « appropriée » la lecture scripturaire). Le sens profond des Ecritures n’est pas abandonné, mais médiatisé par une nouvelle interprétation en lien avec le nouveau contexte, un monde bien différent de celui du moment coranique. Ce n’est alors pas tant la substance de l’enseignement scripturaire qui est systématiquement universelle mais la forme qu’elle pourrait prendre.

Cet accomplissement de l’intelligence des textes scripturaires dans une intelligence de notre condition actuelle caractérise la réflexion islamique contextuelle concrète. Cette vision herméneutique et cette réflexion contextuelle ancrée dans notre situation sont, dans ma pensée, corrélatives et dialectiques. Elles constituent un des éléments de ce que j’ai appelé le paradigme islamique. La pensée musulmane, dans la fonction herméneutique du champ scripturaire, ne pourra être sécularisée en dehors du contexte dans lequel elle s’interprète. Elle ne peut s’accomplir dans le monde moderne en tant qu’universel si elle s’effectue en rupture paradigmatique ou épistémologique avec les références scripturaires.
L’appropriation déjà évoquée est une des finalités de l’herméneutique. Elle consistera à survoler les différences culturelles et l’espace séculaire qui séparent l’univers originel du Coran pour atterrir sur le terrain de notre situation moderne. La réflexion herméneutique devient alors aussi actuelle que notre lecture de la modernité et son sens. Elle est en quelque sorte une résistance contre l’éloignement ou l’oubli du sens des Écritures, c’est-à-dire des systèmes de valeurs que le Coran et la Tradition du Prophète ont établis lors du « moment coranique ». Autrement, l’interprétation rapproche, rend contemporain le discours religieux par le renouvellement sémiologique des significations coraniques et prophétiques apparaissant, historiquement et culturellement, comme distantes ou étrangères. C’est ainsi que nous pouvons élever l’exégèse des Textes au niveau le plus haut d’une herméneutique authentique, en transférant dans une situation culturelle moderne ce qui est l’essentiel du sens de nos Textes. Un sens qui a revêtu une forme en rapport à une situation culturelle historique qui a cessé, depuis très longtemps, d’être la nôtre.
Cette exégèse devient ainsi une interprétation, c’est-à-dire une traduction de la signification liée à un contexte culturel à un autre selon des règles qui préservent l’équivalence de sens. L’interprétation, sémiologiquement parlant, sera d’autant meilleure qu’elle aura réussi, selon les mots de Roland Barthe, à déchronologiser puis à relogifier le Texte. C’est-à-dire au moyen de la subordination de certains aspects syntactiques ou syntagmatiques temporels et contextuels propres au moment coranique, à un aspect paradigmatique achronique, actualisable. Le Texte scripturaire par cette règle montrera sa capacité à se « décontextualiser », c’est-à-dire à s’affranchir de son contexte premier, pour se « recontextualiser » dans la situation culturelle nouvelle. Tout en gardant et préservant son identité sémantique, le discours islamique, grâce à ce procédé, est rendu moderne – dans le sens de la contemporanéité sans rompre avec la Tradition ancienne – par une lecture qui se fait acte d’herméneutique concrète qui devient aux Écritures ce que la parole est au langage. Elle devient ainsi un événement situé dans la condition moderne d’aujourd’hui, « instance de discours » pour utiliser le vocabulaire Benveniste.

Tareq Oubrou,

LA PENSEE MUSULMANE ENTRE LE DIVIN ET L’HUMAIN. Réflexion sur une herméneutique appliquée
en vue d’un renouvellement du sens ; In: Autres Temps. Cahiers d’éthique
sociale et politique. N°74, 2002. pp. 13-19.

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