jeudi, novembre 21 2024

Fille du siècle des Lumières, la modernité pourrait se résumer en ces mots clés, entre autres : la science (la recherche scientifique) ; la technique (ou la technologie) ; la sécularisation politique, comme émancipation du pouvoir religieux et émergence de notions telles que : la société civile, la citoyenneté, l’État-nation, la démocratie, etc. C’est le règne et le paradigme du progrès, de l’évolution et de créativité sans limites dans tous les domaines. Le darwinisme, fruit de cette épistémè est probablement l’une de ces idées qui ont engendré de grands changements moraux, sociaux et politiques considérables. La modernité occidentale reste en effet incompréhensible totalement sans les effets de la révolution darwinienne. Cette modernité occidentale a produit paradoxalement au vingtième siècle des totalitarismes qui ont conduit à des guerres mondiales et des idéologies racialistes (qui cachaient et parfois annonçait même ouvertement un vrai racisme) qui ont justifié la domination de peuples estimés non civilisés ou moins civilisés… Il ne s’agissait plus de croisades ou de missions chrétiennes affichées, mais d’une logique universaliste apostolique, mais séculière. Elle fut pire, laissant derrière elle des frontières, notamment dans le monde musulman. Lesquelles frontières demeurent encore source de conflits permanents.

Le monde musulman -dont la géopolitique n’est qu’un reste du colonialisme du siècle dernier- a déjà raté la modernité, sa modernité. Il est entrain de rater la postmodernité dont le centre de gravité est entrain de se déplacer sous nos yeux de l’Occident vers d’autres entités civilisationnelles, comme l’Extrême-Orient et d’autres pays émergents. On a l’impression qu’à chaque fois notre monde musulman se trompe de qiblat. Rien de surprenant, car il y a longtemps qu’il a perdu son astrolabe.

Notre situation postmoderne est un renversement de l’Histoire, un tournant qui passe par une crise globale et systémique. Et nous avons du mal à réaliser les renversements et les retournements qui sont entrain de s’opérer devant nos yeux. En effet, si la caractéristique principale de la modernité était la sécularisation à tous les niveaux, la postmodernité, quant à elle, se caractérise par un mouvement contraire, celui de la desécularisation , pour ne retenir que cet aspect du phénomène. La science qui était un moyen de sécularisation écartant l’esprit religieux des champs du savoir objectif et rationnel, aujourd’hui passe par une crise épistémologique sans précédents ouvrant des voies à des visions ésotériques de notre monde physique, comme la mécanique quantique. Le principe d’incertitude Heisenberg a contaminé les autres domaines du savoir. Godel avec son théorème d’incomplétude et d’indécidabilité est venu mettre à mal le statut royal de la mathématique, considérée jusqu’alors comme mère des savoirs rationnels, la science exacte par excellence. Aussi, pensait-on que l’astrophysique moderne nous annoncerait définitivement la vérité cosmogonique de notre monde. Mais voilà que le mur de Planck vient se dresser devant nous, nous empêchant d’accéder à la connaissance scientifique de l’origine de notre univers. En matière de biologie, le monde scientifique pensait qu’en découvrant l’ADN allait sonder les mystères de la vie. Il a même prétendu, un moment donné, être capable de la créer. Cette prétention fut déçue par le gouffre abyssal ouvert par ce même progrès scientifique. La complexité du vivant s’avère inouïe, insaisissable. Le mystère de la vie reste donc entier. Dans cette tempête épistémologique, la théorie de l’évolution n’a pas été épargnée. Elle commence à souffrir de ses chaînons manquants qui se multiplient au fil de l’évolution de notre savoir scientifique (biochimie, biologie moléculaire, paléontogénétique…). L’ évolution, une théorie en crise, est le titre d’un livre qui résume bien cet état des lieux après un exposé brillant et objectif du darwinisme et de l’évolutionnisme en général . En matière des sciences humaines on pourrait dire la même chose. Comme un défilé de mode, les tendances (anthropologiques, linguistiques, sociologiques,…) se succèdent et se réfutent les unes les autres. La philosophie positive qui avait pris la place de la métaphysique avec Nietzsche, Marx, Heidegger, Derrida… fait aussi un retournement spectaculaire, en quête de sens métaphysique. Et pour finir ce panorama des retournements, nous n’oublierons pas de faire constater que les systèmes politiques démocratiques et modernes ne se sont jamais aussi sentis fragiles et sans perspectives claires. Le politique se contentant de gérer le présent. Le paradigme est celui de l’irrationnel et de l’émotionnel.

Bref, la philosophie du progrès qui était la caractéristique principale de la modernité ne fonctionne plus. Elle est devenue source d’angoisse et d’inquiétude et source de politique qui prône l’application du principe de précaution et développe des logiques sécuritaires qui sont entrain de remettre en cause la démocratie et de censurer certaines libertés publiques. La promesse du bonheur terrestre et la sotériologie laïque annoncée par les religions séculières (systèmes, doctrines et idéologies philosophico-politiques) ne se sont pas réalisées. Ou plutôt se sont réalisées, mais seulement pour une catégorie des peuples, toujours les mêmes : les dominants. À ce niveau rien de nouveau sous le ciel de l’Histoire du Salut mondain. Les inégalités, les injustices, les guerres… restent, mais leur forme comme leur géographie se déplacent.

Cependant la postmodernité a gardé de la modernité la technique, laquelle a développé la mondialisation, cet objet flou non identifié. Depuis la chute du mur de Berlin, une nouvelle reconfiguration de notre humanité se met en place, désormais unie par les moyens de plus en plus sophistiqués de communications et de transport. Cette technique favorise une mobilité et une circulation très rapides des informations, des idées, des valeurs, des religions, des personnes à travers les frontières nationales de plus en plus poreuses. Les mouvements de migrations, pour des raisons politiques, économiques ou climatiques se multiplient, bouleversant les morphologies, l’équilibre et les valeurs des sociétés jusqu’alors stables. Les revendications des minorités (religieuses, ethniques, culturelles…) interrogent de plus en plus les identités des groupes majoritaires. Un sentiment de minorisation se généralise et une quête des identités gagne tous les coins de notre planète et à toutes les échelles, continentale, nationale, sociétale, communautaire, individuelle…

On va aussi vers une reféodalisation du monde qui se manifeste dans l’« organisation de la rareté » par une « violence structurelle », celle des guerres permanentes qui fait le bonheur de l’industrie de l’armement. De l’autre côté, on organise le monde par la standardisation des existences par le biais de « concept marketing » dont la valeur intrinsèque est désingularisée et désindividuée, comme le fait noter Bernard Stiegler.  L’hypermassification des désirs est une nouvelle servitude volontaire organisée par les industries culturelles, formant ce que Gilles Deleuze a appelé « sociétés de contrôle ». Les individus sont standardisés dans leurs comportements et modes de vie, par un formatage universel. Une fabrication artificielle unifiée des désirs.

On assiste alors à un double mouvement : une dilution et uniformisation du genre humain d’une part ; et une crispation et une revendication des spécificités identitaires d’autre part. Après la philosophie du progrès, il faudrait maintenant penser, sans arrêter un progrès utile, à une autre philosophie des limites qui régule et modère les profits et met fin à l’exploitation des plus démunies. Cet esclavagisme ne dit pas son nom, celui des corps, des intelligences, des compétences… Il y a aujourd’hui toute anthropologie consacrée à l’esclavagisme moderne, le plus poussé ayant atteint un niveau moléculaire au travers des manipulations génétiques de l’embryon, comme expression de domination et de pouvoir extrêmes de l’Homme sur l’Homme. Ce nouvel esclavagisme est d’autant plus dangereux qu’on est entrain de l’accueillir avec joie.
Bref, le paradigme de notre siècle est devenu l’irrationnel et l’émotionnel, sur lequel surfe ce qu’on appelle le retour du religieux, qui se fait très bruyant, notamment dans le monde musulman, profitant à certains courants religieux ou politico-religieux dont le discours méprise à la foi une mystique profonde et une raison lucide.

Le Coran, la modernité et l’ijtihad par Tareq OUBROU

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