vendredi, novembre 22 2024
     Le christianisme considère l’Ancien Testament comme un Évangile latent en préparant l’avènement du Verbe de Dieu, Jésus. De même, l’islam considère les Anciennes Écritures comme un Coran latent en préparant l’avènement de Mahomet. Toute rupture avec les Ancienne Écritures remettrait en cause sa légitimité. Historiquement, l’islam n’a jamais connu un mouvement théologique de rupture avec le judéo-christianisme[1], comme ce fut le cas pour le christianisme avec le marcionisme[2]. Ce risque est improbable, tellement cette relation est gravée dans la lettre du Coran[3].
      Mais les musulmans vivent sans le nommer une forme de marcionisme subreptice en considérant que les Anciennes Écritures auraient été falsifiées, donc que l’on ne pourrait pas s’y fier. Ce que le Coran n’a jamais dit. Il considère que l’Évangile contient la révélation de Dieu et ne la remet pas en cause : « Que les gens de l’Évangile jugent d’après ce que Dieu y a révélé[4] », confirme-t-il. Même chose pour la Torah : « Comment se fait-il qu’ils [juifs de Médine] te [Mahomet] demandent d’être leur juge, alors qu’ils ont la Torah où il y a la Loi de Dieu…[5] » Le tahrîf, falsification, ne désigne que l’adultération du sens des Écritures et de leur mauvaise mise en pratique, comme cela arrive chez certains musulmans qui tordent le cou aux textes pour que ceux-ci épousent leur idéologie et parfois leur haine de l’autre, jusqu’aux crimes les plus abominables.
      Le Coran ne remet pas en cause les Anciennes Écritures. Il confirme la réhabilitation de l’esprit de la loi juive par Jésus, qui selon ses propres paroles ne l’a pas abolie, mais accomplie[6]. En effet, c’est en la simplifiant qu’il a voulu la sauver. C’est ce que le Coran confirme en le citant : « […] Et je [Jésus] confirme ce qu’il y a dans la Torah révélée avant moi, et je vous rends licite une partie de ce qui vous était interdit[7]. » La mission de Mahomet poursuit le projet de Jésus. Juste après avoir évoqué le récit de Moïse avec son peuple, le Coran s’adresse à ce qu’il appelle les « gens du Livre » (ahl al-kitâb[8]) : « Ceux qui suivent le messager, le Prophète illettré écrit chez eux dans la Torah[9] et l’Évangile[10]. Il leur ordonne ce qui est convenable, leur défend ce qui est blâmable, leur rend licites les bonnes choses, et leur défend les mauvaises, et leur enlève le fardeau et les jougs [chaînes] qui pesaient sur eux… Ceux-là auront un salut[11]. » Plus explicite encore que les paroles de Jésus[12] qui dit que c’est pour l’homme que le shabbat est fait et non le contraire[13], le Coran a simplement remplacé cette pratique exigeante par un vendredi spirituel, mais non chômé où il est prévu une prière dont sont exonérés les musulmans qui ont un empêchement.
      Néanmoins, tous les enseignements de la Torah ne sont pas abolis par l’islam. Une partie du Décalogue reste immuable : tu ne tueras point ; tu ne voleras pas, etc.
Pour être encore plus précis, le projet de l’islam est d’accomplir une réconciliation avec la tradition abrahamique. « Parmi toutes les religions, la plus préférable aux yeux de Dieu est celle d’Abraham, celle qui est facile – tolérante – (al-hanîfiya[14] as-samha)[15] », affirme le Prophète.
      L’islam est donc un retour à un « monothéisme abrégé », celui d’Abraham qui tout en reconnaissant et en confirmant le message de Moïse, puis celui de Jésus, les transcende en effectuant une tempérance de la Torah et tout en restant dans le même sillage laissé par Jésus. Il ne s’agit donc pas d’un syncrétisme béat, mais d’une simplification et d’une synthèse. Notre lecteur comprendra dès lors pourquoi j’ai commencé ce chapitre par la « déconstruction ». Elle montre ici qu’historiquement et sociologiquement les musulmans n’ont pas terminé leur hijra[16], ou pèlerinage, jusqu’à Abraham, ils se sont contentés d’une Alya[17] en s’arrêtant à la Torah. Un islam inachevé, voire trahi par une « sharia hypertrophiée ».
 
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1. Ce vocable est apparu au xixe siècle au sein de l’exégèse biblique allemande. Il est introduit en France pour qualifier de morale judéo-chrétienne la morale de l’interdiction et de la culpabilité pour les uns et celle d’un socle commun de valeur libérale pour les autres. Son usage est passé de la morale à la civilisation judéo-chrétienne. Voir Joël Sebban, in Revue de l’histoire des religions, « La genèse de la morale-judéo-chrétienne », Étude sur l’origine d’une expression dans le monde intellectuel français, Armand Colin, t. CCXXIX , fascicule 1, janvier-mars 2012, p. 85-118.
2. Marcion de Sinope (m. 160) a défendu la rupture totale avec l’Ancien Testament et avec le Dieu d’Israël. L’Église déclara son courant « secte hérétique ».
3. Cette relation n’est pas mise en cause par le principe d’abrogation qui ne touche pas les croyances. D’ailleurs, le Coran dit que Dieu abroge certains versets de lois par d’autres, et ce, au sein même du Coran (2, 106).
4. Coran (5, 47).
5. Coran (5, 43).
6. « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir », Mt. (5, 17).
7. Coran (3, 50).
8. Le christianisme considère que la révélation n’est pas l’Évangile, mais Dieu Lui-Même, incarné en Jésus : le Christ. Néanmoins, sans l’Évangile, ni même l’Ancien Testament, le christianisme n’est pas concevable. Certes, le statut des Écritures n’est pas le même dans les deux traditions, musulmane et chrétienne, mais toutes deux s’y réfèrent.
9. Dans la Bible, Dieu dit à Moïse : « C’est un prophète comme toi que je leur susciterai du milieu de leurs frères ; je mettrai mes paroles dans sa bouche, et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai. Et si quelqu’un n’écoute pas mes paroles, celles que le Prophète aura dites en mon nom, alors moi-même je leur en demanderai compte. Mais si le Prophète, lui, a la présomption de dire en mon nom une parole que je ne lui aurai pas ordonnée de dire ou s’il parle au nom d’autres dieux, alors c’est le Prophète qui mourra », Deutéronome (XVIII : 18-20). Ce passage est confirmé par le Coran, mais dans un ton encore plus radical à l’égard de Mahomet : « Et s’il [le Prophète] nous avait attribué quelque parole mensongère, Nous l’aurions pris “par la main droite” [expression qui signifie avec force], puis Nous lui aurions tranché l’aorte et nul n’aurait été capable de s’y opposer », Coran (69, 44-47). Le seul prophète qui a le même statut que Moïse et qui lui correspond le plus est certainement Mahomet (Muhammad) et non Jésus, pour les raisons suivantes : Mahomet comme Moïse est issu normalement d’un père et d’une mère biologiques, ce qui n’est pas le cas de Jésus dont la naissance fut miraculeuse, car il naquit de Marie l’Immaculée ; Mahomet et Moïse se sont mariés et ont eu des enfants, tandis que Jésus est resté célibataire. Mahomet et Moïse furent acceptés de leur vivant en tant que prophètes par leur peuple, ce qui ne fut pas le cas de Jésus. Mahomet et Moïse avaient tous deux un pouvoir spirituel et temporel sur leur peuple : le Prophète, comme Moïse, est envoyé par une Loi, or Jésus reconnaît : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les prophéties : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir », Mathieu (5, 17) ; enfin, la « disparition » de Jésus n’a rien à voir avec la mort des deux autres prophètes. Il ne s’agit pas ici de nier que Jésus était le « Messie ». Nous ne contestons aucunement les prophéties dont les chrétiens revendiquent l’abondance dans l’Ancien Testament, qui annoncent la venue du Messie. Nous disons seulement que le prophète cité dans le verset 18, chapitre 18 du Deutéronome, est une annonce, très plausible, du Prophète de l’islam. Bien entendu, les chrétiens considèrent que Jésus n’est pas un prophète, mais Dieu. Cette incompatibilité reste insurmontable. Et c’est là la grande différence entre ces deux religions : Jésus est leur point d’intersection en même temps que leur point de disjonction.
10. Le Paraclet renvoie à Mahomet pour les musulmans, comme déjà vu.
11. Coran (7, 157).
12. Pour les musulmans, l’Évangile est limité aux paroles de Jésus.
13. Mc (2, 27).
14. Vient du mot hanif, qui signifie étymologiquement « celui qui s’incline », c’est-à-dire qui tend le plus justement possible vers le monothéisme et l’unicité de Dieu (tawhîd).
15. Ahmed et Tabary via Ibn-Abbas, al-jamî’ as-saghîr de Suyûty in Fath al-qadir de Mannâwî, Dâr al-Fikr, Beyrouth, [s. d.], t. I , no 207, p. 169.
16. Concept coranique qui signifie « migration », ici entendu dans le sens de déplacement pour une raison religieuse
17. Terme hébreu qui signifie « ascension ». Il est utilisé pour désigner la migration en Terre sainte.
 
Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019- p107 à 111
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