L’effervescence émotionnelle caractérise désormais notre postmodernité dominée par l’irrationnel. La production artistique, l’industrie culturelle, renforce cet état de fait, procédant par une hypermassification des désirs et une unification des goûts.
On crée ainsi une émotion au service de l’économie, en l’absence de toute transcendance, de tout principe éthique, si ce n’est le profit, un profit qui se fait au détriment du sens. Ce paradigme gagne aussi le monde politique, où la communication sans message joue sur les instincts les plus bas et sur une émotion qui ne fait pas jaillir de l’intelligence et qui menace ainsi la démocratie.
Cette logique esthétique a dépassé les frontières des comédiens, chanteurs, danseurs, peintres et celles des politiciens… Les prédicateurs religieux sont aussi devenus des artistes. Du moins sont-ils perçus comme tels par leurs publics. À force de traiter de sujets théologiques, canoniques ou mystiques dans un langage courant, vulgarisé jusqu’au simplisme, les prédicateurs risquent de faire disparaître toute pertinence à leurs discours.
Une vulgarisation excessive risque en effet d’induire en erreur plus que d’éclairer. « Spiritualité », « éthique », « pratique », « foi » sont des termes qui ont été affinés et précisés par les disciplines religieuses ; ils sont aujourd’hui dilués, voire galvaudés, dans un discours religieux où règne un flottement sémantico-esthétique procurant au public des sensations sans idées.
Pire, le discours religieux n’est plus à l’abri d’une dérive de la domination esthétique et de la logique de rentabilité. On a bien compris que les idées complexes ne font pas bon ménage avec l’économie de marché. Il faut, selon cette logique, former une communauté du sentir et non du réfléchir. La démarche de l’art religieux consistera alors à capter les masses par des ambiances de « transe collective ». Et même si le prédicateur jouit d’une grande intelligence et d’une compétence reconnue, il se verra obligé de proposer le médiocre pour diffuser son “produit”. La médiocrité devient alors un art.
Le discours religieux consiste dès lors en un étalement des sentiments. Faute de pertinence et de problématiques claires, on recourt à un sensationnalisme lacrymal. Souvent on entend dire après une rencontre religieuse qu’elle n’était pas très spirituelle : les larmes ne s’y sont pas beaucoup déversées, comme si la foi et la qualité d’une rencontre spirituelle étaient proportionnelles au volume de larmes versées par les croyants.
Dans ce chaos esthétique organisé, le public musulman devient capable d’applaudir une idée et son opposé, sans discernement, et ce en l’espace de trente secondes. C’est là effectivement un signe d’intégration dans la société, mais une société du spectacle, où le sens est en train de s’éclipser timidement mais irrésistiblement. Les musulmans sont en définitive à l’image de leur société. Cette intégration ne fait pas débat.
Il ne faudrait point conclure à un mépris radical des émotions, de l’esthétique et du sensible. Au contraire, ils peuvent devenir les moteurs d’une foi intelligente et d’une raison critique. Nous en avons pour preuve le Coran lui-même.
Œuvre d’une grande beauté littéraire, le Coran caresse par son style éloquent et inimitable la sensibilité et le coeur de son lecteur croyant. Il le met en même temps en garde contre le suivisme et le mimétisme. Très esthétiquement, il appelle au discernement (al-furqân) et à la réflexion (at-tafakkur). Son mystère réside justement dans le sensible qu’il propose et qui éveille ou réveille l’intelligence. Mais a-t-on compris son enseignement ?
Tareq Oubrou – 2010