Si l’islam a permis l’ouverture sur l’universel pendant son âge d’or, nous assistons aujourd’hui au mouvement inverse. Le wahhabisme littéraliste, déguisé en hanbalisme et en salafisme pour mieux passer auprès des musulmans, œuvre activement et avec les moyens de communication les plus modernes pour une arabisation bédouine de l’islam[1].
Il s’agit en réalité d’un « talafisme » (de talaf, « égarement » en arabe) qui prolifère au cœur même de l’Occident en ce début de XXIeme siècle, créant une rupture visible entre les musulmans et leur société occidentale, après avoir déjà provoqué des fissures dans les sociétés musulmanes d’origine. Il crée aussi une logique binaire dangereuse à travers une double opposition : celle entre les musulmans et les non-musulmans d’un côté ; celle entre les vrais musulmans et les mauvais musulmans, pour ne pas dire les apostats, de l’autre.
Les conversions à l’islam chez les Occidentaux, qui auparavant concernaient essentiellement des intellectuels embrassant le soufisme, sont aujourd’hui le fait de jeunes se tournant vers un islam sans âme. De la conversion à l’islam comme refus du matérialisme occidental sur une base ésotérique, on est passé à un refus exotique et gothique par le biais d’une contre-culture.Dans les deux cas, l’idée reçue de l’islam comme religion incompatible avec le mode de vie occidental se voit malheureusement confirmée. On dit souvent des récents convertis littéralistes qu’ils deviennent plus musulmans que les musulmans. La réalité, c’est qu’ils deviennent plus arabes que les Arabes. Ils arabisent leur nom et adoptent des attitudes vestimentaires arabes,pour ne citer que ces deux aspects. Ils croient en cela suivre le modèle du Prophète, de ses épouses et de ses compagnons. Ce qu’ils ignorent, c’est que le Prophète et ses disciples, hommes et femmes, ont gardé leurs habits et leurs noms, les mêmes que leurs contemporains arabes, juifs, chrétiens, polythéistes et idolâtres.
L’idée simpliste autour de laquelle s’organise ce projet religieux n’est qu’une tentative pour reproduire le contexte coranique arabe comme condition d’une application intégrale et à la lettre du Coran et de la Sunna du Prophète ; c’est un retour au contexte préislamique païen, une révolution anticopernicienne dont le centre n’est plus l’esprit universel du message coranique, mais les mœurs d’un peuple arabe éteint.
Le sentiment d’exclusion et la perte de repères caractéristiques d’une adolescence qui se prolonge jusqu’à un âge de plus en plus tardif incitent à cette démarche plus rebelle que spirituelle, dont l’objectif premier est de se rendre visible. Le plus grave survient lorsque cette confusion entre la religion musulmane et la culture de son environnement initialement arabe est produite par une théorisation « savamment » entretenue, transmise et enseignée à une jeunesse dépourvue de culture religieuse – une pensée théologique musulmane arabo-centrée qui voudrait conserver le message de l’islam dans le congélateur de la culture et de l’anthropologie arabes du moment coranique, semblant donner raison à ceux qui pensent qu’Allah serait le Dieu des Arabes.
Cette visibilité musulmane ethnico-religieuse et identitaire est actuellement en train de doper, dans un Occident longtemps désenchanté, un mouvement de rechristianisation. Ce n’est pas du tout un service rendu au christianisme, car c’est à un christianisme identitariste de repli, qui trahirait ses valeurs d’accueil, d’amour et d’ouverture, qu’il s’agirait de revenir.
Il existe donc un réel risque d’assister à un retour au Moyen Âge, sauf qu’on n’osera plus ostraciser l’Arabe comme on l’a fait jusqu’au milieu du xxe siècle, le racisme étant devenu un délit qui tombe sous le coup de la loi. En revanche, on pourra toujours compenser en se retournant contre l’islam, directement ou indirectement sous prétexte de s’en prendre à l’islamisme. Le droit positif laïque le permet. Il est possible de critiquer et même de ridiculiser une religion et, indirectement, ses adeptes. Il n’en reste pas moins vrai que, en critiquant l’islam ou même l’islamisme, c’est toujours à l’Arabe que l’on pense, consciemment ou inconsciemment. C’est un racisme qui s’ignore ou qui ne dit pas son nom.
[1] Par exemple, le hanbalisme et le salafisme (représenté par les savants pieux des trois premières générations de l’islam) ne combattaient pas le soufisme, comme l’a fait et continue de le faire le wahhabisme. Beaucoup de hanbalites étaient d’éminents soufis, comme le grand saint de l’islam Abd al-Qâdir al-Jîlânî, pour ne citer que lui. Ibn Taymiyya, l’une des principales figures hanbalites, avait lui aussi une expérience soufie. Son élève Ibn Qayyim a écrit plusieurs livres sur le soufisme, dans lesquels il a évoqué les états mystiques de son maître.
Ce que vous ne savez pas sur l’islam p 22-24
Tareq Oubrou- Edition Fayard – 2016