Emmanuel Kant rêvait de la paix perpétuelle. Il avait raison. Mais cette utopie est- elle réalisable ? Comme Kant, tout le monde veut la paix. Mais, pour avoir la paix, il faut préparer la guerre, dit- on souvent. Et, à force de préparer la guerre, on finit par la faire. La méfiance et la préparation militaire à des agressions éventuelles sont restées la règle tout au long de l’histoire de l’humanité. On a cru découvrir récemment le concept de « guerre préventive1 » ; pourtant, il est aussi ancien que celui de guerre. C’est dans une configuration géopolitique où régnait une hostilité potentielle permanente que le droit canonique musulman classique a été forgé. Il n’offrait qu’une seule alternative : se convertir ou entrer en dhimma.
La grave erreur des générations suivantes de canonistes fut de transformer ce droit humain circonstanciel en un droit sacré, infaillible.Le paradoxe actuel est que certains oulémas (‘ulamâ’) condamnent l’organisation de l’État islamique en Irak et au Levant (Daech), laquelle ne fait qu’appliquer un droit canon classique qu’eux- mêmes défendent avec acharnement. Ce sont en quelque sorte des pompiers pyromanes qui squattent les universités théologiques du monde musulman – y compris la principale, celle d’Al- Azhar, au Caire – et qui paraissent donner raison à ceux qui ne font pas de différence entre islam et islamisme, islam et intolérance, islam et violence. De fait, les germes de cette pensée ne se trouvent pas dans l’islamisme radical et violent, mais bien dans cette vision fondamentale classique du droit canonique.
Il a fallu attendre la fin du du xiiie siècle et le début xive, avec Ibn Taymiyya et son disciple, Ibn qayyim, pour que soit revisité le concept de djihad offensif. Ils défendaient l’idée selon laquelle les musulmans doivent combattre les non- musulmans pour leur hostilité, et non pour leur incroyance2. Par conséquent, il n’est question dans la sharia – dans le sens de l’esprit des sources scripturaires – que d’un « djihad défensif ». Cet avis s’explique probablement par les circonstances que traversait le monde arabo- musulman à cette époque : il battait en retraite devant l’invasion dévastatrice des Mongols, intervenue juste après les croisades.Une brèche dans le droit canonique classique était donc désormais ouverte. Sur la base de cette timide avancée, un nombre croissant de savants canonistes contemporains, pourtant classiques, voire conservateurs, ont commencé à remettre en cause de manière plus tranchée l’idée de djihad militaire offensif.
L’un des derniers ouvrages en date sur le sujet est une somme canonique de Youssef al- qaradâwî qui est une réfutation savante du concept du djihad offensif3. Cet essai lui a valu de violentes critiques de la part d’oulémas plus conservateurs, qui ne sont pas encore sortis de la bulle du droit canon médiéval scellée depuis le xe siècle. Même des personnes bienveillantes à l’égard des musulmans n’en pensent pas moins que l’islam est belliqueux et agressif. Pourtant, c’est un effet de loupe qui parfois nous empêche de voir ce que vivent au quotidien la majorité des musulmans, qui n’aspirent qu’à la paix (salâm). Dieu Lui- même s’appelle As-Salâm4. La paix est plus que l’absence de guerre et de violence.
C’est un état intérieur, un état d’esprit. C’est pour cette raison que le Prophète a cherché à effacer toute symbolique qui renverrait à la guerre. En effet, les Arabes préislamiques aimaient porter le nom Harb, qui signifie guerre. Le Prophète, lui, détestait ce nom et le considérait comme répugnant5. Il demandait à ceux qui le portaient de le changer en Salam, son contraire6. Il a dit aussi : « Le plus fort n’est pas celui qui vainc, mais celui qui maîtrise sa colère7. » Rappelons que la salutation dans l’islam (as-salâm ‘alaykum) signifie : « que la paix [de Dieu] soit sur vous. » Elle vise à permettre de faire régner la paix dans les esprits avant qu’elle s’accomplisse dans la réalité. Mais la paix n’est pas uniquement une question psychologique, c’est une action, un devoir. « Ô vous, croyants, entrez pleinement [tous] dans la paix [as- silm]8 ! » lit- on dans le Coran. Et une invitation à la paix ne se refuse pas : « Et s’ils choisissent la paix, fais de même9 », demande le Coran au Prophète.
Ces passages font de la paix un principe et une des finalités (maqâsid) que la sharia doit poursuivre, comme le défend le savant ‘Allâl al- Fâsî. Il estime à juste titre que la paix universelle est un droit10. Kant peut donc être rassuré. La raison en est principielle, mais aussi pragmatique. Car une religion digne de ce nom ne peut pas prospérer et s’émanciper spirituellement dans la guerre. Elle doit s’accomplir dans la transcendance, la contemplation, la méditation, le culte, la connaissance et l’adoration de Dieu. Cet objectif ultime de la religion, qui est de tendre vers le ciel de la spiritualité, ne peut pas être atteint par le croyant s’il est complètement embourbé dans la boue de la guerre.
1. À l’occasion de la guerre menée par les États- Unis, pour des raisons mensongères, contre le régime de Saddam Hussein sous la présidence de George W. Bush. Une guerre folle et criminelle qui illustre effroyablement la loi du plus fort et devant laquelle l’ONU est restée impuissante.
2. Ibn Taymiyya a défendu cette idée dans son épître Qâ‘ida fî qitâl al- kuffâr (« Une règle dans le combat contre les non- musulmans »), éditée par ‘Abd al- ‘Azîz al- Hamad. voir aussi Ibn qayyim, Ahkâm ahl adh- dhimma, Beyrouth, Dâr al- ‘ilm lil- malâyîn, 1883, t. 1, p. 17.
3. Yûsuf al- qaradâwî, Fiqh al-jihâd, 2 vol., Le Caire, Maktaba wahaba, 2010. Nous tenons à souligner que le fait d’évoquer le nom de cet auteur ne signifie pas que nous adhérons à toutes ses thèses. (La règle est valable pour tous les autres auteurs, musulmans ou non, que nous citons.) La position d’al- qaradâwî à propos du djihad ne l’a pas empêché d’appeler au djihad contre Muammar al- Kadhafi et Bachar el- Assad en incitant à prendre les armes des groupes dont il ne connaissait ni la constitution ni les motivations.
4. Coran (59:23).
5. Abû Dawûd as- Sijistânî via Al- Jushamî, Sunan Abû Dâwûd, Beyrouth, Dâr al- Jinân, 1988, t. 2, n° 4950, p. 705-706.
6. Ibid., n° 4956, p. 707.
7. Rapporté par Bukhârî et Muslim via Abû Hurayra.
8. Coran (2:208). Du mot arabe silm dérivent à la fois salâm (paix) et islam. Les deux ne s’excluent donc pas. voir Tâhir ibn ‘Âshûr, At-tanwîr, Ad- dâr at- tunsiyya li- n- nashr, édition en 30 volumes non datée, t. 2, p. 276.
9. Coran (8:61). 10. Allâl al-Fâsî, Maqâsid ash-sharî‘a, Beyrouth, Dâr al- gharb, 1993, p. 231-235.
Ce que vous ne savez pas de l’islam – Tareq Oubrou – edition Fayard 2016- p121 à 125