Si l’islam est perçu comme un risque pour la démocratie et pour la laïcité, c’est parce qu’il est considéré comme un système de valeur universel et global par essence et donc serait incapable de séparer le temporel du spirituel. De ce fait, il paraît impossible de s’intégrer à la République. Cette idée est très fortement ancrée dans les esprits, même chez ceux qui n’osent pas l’avouer par bienveillance. Si cela est vrai, c’est parce que des religieux conservateurs musulmans la colportent et la défendent bec et ongles, sans parler du commun des musulmans, notamment les pratiquants militants.
Cette notion de la globalité de l’islam (chumûliyya) n’est pas une invention islamiste. Pour s’en convaincre, il suffirait de lire les programmes enseignés dans les universités religieuses officielles et publiques dans les pays du monde musulman.À quelques exceptions près, ils fonctionnent encore selon le paradigme de la globalité musulmane médiévale théologique et juridique jusqu’aux pratiques individuelles quotidiennes les plus élémentaires, même si dans les faits, ces programmes n’ont pas d’effets directs notoires sur les sociétés. On peut dire la même chose des différentes hawzas, les écoles d’enseignement dans les régions chiites.Tout ce que font les islamistes, c’est recycler cette globalité de l’islam déjà présente en théorie chez les savants classiques et conservateurs, mais en la transformant en idéologie qui serait mise en pratique une fois à la tête du pouvoir. Et si ces religieux revendiquent tout bêtement l’application de l’islam et de la sharia, c’est aussi parce que ces États s’en revendiquent et qu’ils autorisent cet enseignement dans leurs universités, leurs écoles et les instituts religieux.Or, il n’y a pas d’issue possible à cette vision tant qu’il y a une confusion entre la globalité métaphysique et celle de la pratique, au sein duquel le domaine de la sharia est relatif, singulier et partiel par nature.
En effet, l’islam, comme le judaïsme et le christianisme ou d’autres systèmes de l’esprit, a une vision générale et globale de Dieu, la vie, la mort, le monde, l’existence, la condition humaine, la solidarité, la dignité, la justice, la morale, le Salut, la nature, etc. Bref, une globalité au sens métaphysique concernant tout un système de valeur. S’agissant des pratiques, c’est à l’islam de prendre la forme relative et partielle que lui permet la réalité objective, comme l’a fait le Coran dans le contexte de sa révélation. Il ne propose aucune doctrine normative globale, ni anticipe un quelconque projet complet mais insiste sur des valeurs morales universelles et invariables appliquées aux conditions très limitées de l’époque.
En revanche, il propose une explication globale sur la croyance, comme sens de l’existence : à propos de Dieu, la création, l’Homme, la vie, la mort, le monde perceptible et le monde imperceptible, le terrestre et le céleste, les origines premières et les fins dernières, etc. Une globalité au niveau des croyances d’une part et une relativité et parcellisation dans la pratique d’autre part, tout en évitant tout mélange des genres et des ordres ; et toute confusion de tout avec le tout.La preuve se trouve dans le Coran lui-même. Un Dieu qui s’y présente comme Dieu des mondes, un « Dieu global », qui pourtant n’a pas légiféré dans le Coran pour tous les comportements du musulman, loin de là. Sur 6 236 versets, il n’y a que 150 versets qui ont trait, plus au moins, aux pratiques dont certains établissent des valeurs universelles et des principes, et d’autres les traduisent en normes concrètes dans les limites que permettait la réalité du moment coranique. Quelques versets principiels généraux et quelques versets circonstanciels.
[…]Quelle place pour l’Islam dans la République ? pour les Nuls – ça fait débat – FIRST Édition – 2021 – Tareq Oubrou – P61 à 63