Pour notre part, nous partageons la philosophie de Leibniz qui dit que : « Dieu a choisi le meilleur de tous les univers possibles[1]. » Pour le mathématicien qu’il était, le monde a jailli des calculs de Dieu qui a estimé que parmi un nombre infini de mondes possibles le nôtre est celui pour lequel la somme de mal nécessaire est un minimum. En réalité, ce concept du meilleur des mondes possibles était déjà dans les bagages théologiques de Thomas d’Aquin. Sans l’exprimer dans les termes de Leibniz, il considère que le mal n’a pas d’essence et que la Providence divine n’exclut pas totalement le mal, contingent par essence[2].
Cependant, nous ne sommes que relativement d’accord avec Leibniz quand il précise qu’il s’agit d’une « […] combinaison qui fait tout l’univers, [et qui] est la meilleure : Dieu donc ne peut se dispenser de la choisir sans faire un manquement ; et plutôt que d’en faire un, ce qui lui est absolument inconvenable, il permet le manquement ou le péché de l’homme, qui est enveloppé dans cette combinaison[3] ».
Leibniz laisse entendre que ce meilleur des mondes est uniquement en rapport avec la liberté morale de l’homme et la question du péché.
C’est Al-Ghazâlî, Algazel des Latins, qui a exprimé le mieux la conception du « meilleur des mondes », un siècle avant Thomas d’Aquin et six siècles avant Leibniz. Sa formulation est plus universelle et plus étendue que celle de ce dernier.
Voici ce que dit Al-Ghazâlî : « Il n’est pas dans l’ordre du possible – réel – une création (invention) mieux que ce qui fût (layça fi al-imkân abda‘e mimâ kân). » Cette idée du meilleur des mondes concevables[4] – et pas seulement réalisables – a suscité un grand scandale dans les milieux théologiques, car elle laisserait entendre que Dieu avait atteint ses limites « conceptuelles » et « effectives » avec la création de ce monde. L’erreur de ses adversaires était de confondre deux ordres ontologiques : celui du possible et celui du réel.
Cette question est aussi celle des philosophes, comme Aristote et Hegel qui défendent l’idée d’un réel qui prime sur le possible, alors que Bergson et Heidegger avancent la thèse contraire. Ils laissent entendre que le possible a prestance sur le réel. C’est peut-être trop simplifié, je le reconnais.
La théodicée ghazalienne avec la conciliation du meilleur, concevable avec le meilleur existant (ou Étant), concilie en l’occasion l’omnibénévolence (infinie bonté) de Dieu avec son omnipotence (infini pouvoir) : sa bonté avec sa puissance. Cette perception de réconciliation entre deux ordres divins désangoisse métaphysiquement l’homme de toute antinomie en apparence entre sa liberté et l’efficience du destin de Dieu.
Aussi nous confondons toujours la « perfection » avec la « complétude ». En effet, l’inachevé n’est pas l’imparfait. Un inachèvement volontaire dans une oeuvre (as-san‘a) procède au contraire de la perfection de son Artisan (as-sâni‘e). En y laissant sa trace non par incompétence ou incapacité, mais par un « manque programmé », l’Artisan donne sens à la perfection que l’homme ne connaîtrait pas sans cette signature. Ce geste divin implique l’homme dans son oeuvre en extension, à laquelle il doit contribuer.
1. G. W. Leibniz, Essai de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit., p.211-212.
2. Cette question est diluée dans sa Somme théologique, notamment dans son Livre III, La Providence, particulièrement dans les chap. 71-74, p. 250-261. 3. G. W. Leibniz, Essai de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit., p. 206.
4. Le mot concevable ici est impropre quand il s’agit de Dieu, comme nous le verrons.
Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019 – p154 à 156