dimanche, novembre 24 2024

1-Le Coran, ou le mystère d’un souffle (rûh)

Le Coran est une Parole divine transcendante qui a fait irruption dans notre monde à une certaine époque, dans une région de notre globe et au sein d’un peuple. Ce n’est pas la première fois que Dieu se manifeste ainsi. Cet acte divin que l’on nomme Révélation (wahye) nous informe que Dieu agit dans/sur le monde et intervient dans la condition de l’Homme. Le Dieu du Coran est un Dieu existant, exigeant.
Cependant le Verbe ici ne s’est pas fait chair, mais Écrit. Livre (kitâb). Incarnation exclue, il prit forme linguistique dans un relatif humain. Le Coran est défini selon l’orthodoxie comme Parole de Dieu incréée, irréfragable. Mais la manifestation ad extra du Verbe dans sa descente, tanzîl, ne signifie ni une union, ni une unité substantielle, essentielle. Le rapport de l’expression coranique dans son articulation vocale avec Dieu est uniquement un rapport de communication. Quel que soit l’ordre sacré et transcendant du Coran, il ne peut être assimilé, quant à l’expression de son essence, à Dieu. Il est signe incréé, émanant de l’Essence divine, mais il n’est pas Dieu. La confusion entre Dieu et le Coran ne peut jamais se produire, car il y a toujours eu dans la Tradition musulmane une nette distinction entre le signe symbolique (âya) et la Vérité ultime. L’Acte divin manifesté dans le temps, quelle que soit la forme qu’il revêt n’est point sujette ou objet d’adoration. Le Coran est vénéré, sacralisé, mais pas -cultuellement- adoré. Ce serait une idolâtrie. Seul Dieu est adoré, et à lui seul le culte est rendu. Entre L’Essence de Dieu, Sa Parole ontologique et la Parole phénoménale récitée et écrite, deux distances sont restées gardées (al-mubâyana).
« Ainsi Nous t’avons révélé un Esprit ( souffle) de notre part. Alors qu’auparavant tu ne savais pas qu’est-ce qu’un Livre… ». Cet Esprit coranique est encore agissant, une source toujours fraîche, intarissable. Ses effets spirituels et l’intelligence qu’il offre à la raison restent opérants et d’une grande actualité. Le divin céleste est venu faire partie de la réalité humaine terrestre à un moment donné de l’Histoire, mais il demeure toujours une Miséricorde et une Grâce à l’adresse de l’humanité.
Seule une expérience mystique profonde pourrait en dévoiler quelques mystères. En effet, certains saints de l’islam ont pu atteindre l’écoute de cette Parole comme si elle émanait directement de Dieu Lui-même, mais cette démarche expérientielle mystique de al-ihsâne -qui consiste à adorer Dieu comme si on le voyait, pour reprendre un Hadith du Prophète- en tant que proximité intérieure avec le Coran, et qui se situe au-delà de tout langage, ne pourrait faire l’objet ici d’une approche strictement rationnelle. Nous allons nous contenter, pour notre part et à défaut de toucher ce mystère du Coran de très près, d’aborder ce qui est accessible à l’entendement commun : son aspect scripturaire, selon une écoute et une lecture confessantes et intelligentes dans la mesure de notre possible.

Le Coran, du spécifique à l’universel

Le Coran est un Texte en langue arabe qui s’adresse d’abord à un certain peuple Arabe. Cependant et depuis les premiers versets révélés, il annonça son caractère universel. Autrement dit, Dieu parla à toute l’humanité, quelle que soit l’époque mais à travers un peuple et une histoire.
Pour comprendre cette portée universelle, il faudrait chercher comment la Révélation a procédé dans son articulation, sa pénétration et son intégration dans l’histoire du peuple Arabe du Hedjaz d’alors ; et comment l’universel coranique s’est-il incarné dans un particulier anthropologique conjoncturel.
Après examen, on découvre que le fond et la forme de Révélation sont restés ouverts sur une réalité souvent contradictoire, répondant à des évènements qui n’étaient pas prévus, ni par la communauté ni même par son Prophète. La sirat nous donne une traçabilité relative de la Révélation coranique qui s’est arrêtée avec la mort du Prophète, alors que les Paroles de Dieu sont infinies . Ce qui veut dire que tout ce qui est dans le Coran est Parole de Dieu certes, mais toutes les Paroles de Dieu ne sont pas contenues dans le Coran.
Cette perception historique de la Révélation, dynamique et ouverte sur l’Histoire, implique l’Homme afin de poursuivre le dessein coranique jusqu’à la fin des temps. Cette lecture de la Révélation et son rapport à l’Histoire donne du Coran une image universelle et cinétique. Elle nous engage à penser l’islam dans un mouvement et chercher en permanence à faire correspondre l’essence du Message -au-delà de sa forme linguistique et la culture dans laquelle il s’est inscrit au départ- aux multiples morphologies des contextes aussi différentes qu’éloignées dans le temps. Se référer au Coran selon cette vision théologique de la Révélation doit s’effectuer dans la perspective de se conformer à l’esprit du Message dans sa façon de répondre à son monde d’alors afin d’en extraire la même méthode divine pour le faire correspondre et l’accorder au nôtre. La clôture du cycle des prophéties ne doit pas être reçue et comprise comme une clôture de la pensée et l’agir islamiques.
Nous l’aurons compris : il ne s’agit pas de reproduire le mode de vie du peuple récipiendaire du Coran, mais plutôt de voir comment le Coran l’a pris en considération dans l’économie pédagogique de son discours pour s’en inspirer. Cette posture transforme le rapport au Coran d’une simple référence mécanique à ses enseignements à une approche qui y voit une méthode qui trace la voie (minhâdje) pour la raison et l’expérience musulmanes pour inventer des modes nouveaux de penser, d’interpréter et de pratiquer les enseignements de l’islam à la lumière d’une réalité, d’un Destin divin existentiel ouvert. Il n’est pas question d’y voir uniquement une somme de lois, toutes définitivement arrêtées jusqu’à l’éternité, applicables systématiquement quelle que soit la réalité. Bien évidemment, il y a des enseignements spirituels, cultuels et des principes moraux invariables, mais ceux-là correspondent à ce qui est permanent chez l’Homme, notamment croyant, quelle que soit sa condition.

La Révélation coranique et l’Histoire

Il nous aidera à fonder la théologie de la Révélation une notion coranique centrale, celle du tanzîl. Elle est en même temps un vrai concept qui résume tout un paradigme herméneutique.
En effet, une archéologie ou une généalogie attentive du tanzîl nous informe que – le long d’une épaisseur historique de 23 ans très dense d’évènements- la Révélation apportait par fragments ses enseignements, accompagnant ainsi les états spirituels, moraux, psychologiques, sociétaux, politiques… de la communauté des Compagnons du Prophète. C’est ce qu’on appelle le principe de tanjîm, ou tartîl, une notion subsidiaire du tanzîl.
Sans a priori doctrinal formalisé les enseignements coraniques se révélaient progressivement par doses scripturaires en fonction des occasions historiques. Tout en créant l’Événement, le Coran vient répondre à des situations sans anticiper. Pourtant Dieu sait l’avenir. Cette dialectique et posture divines est très importante à saisir pour comprendre notre théologie de la Révélation. Elle a permis au sens du Coran de circuler dans le temps et l’époque de son contexte initial pour que l’interprétation que nous devons en faire prolonge ce dessein à travers l’Histoire jusqu’à la fin des temps. Le Destin, sixième pilier du credo musulman, est en effet une notion ouverte et complexe à laquelle doit répondre l’islam à travers le mouvement du sens coranique dont le mujtahid est capable d’apercevoir le sens . Si le musulman ne maîtrise pas totalement ou nullement son avenir, son devenir, néanmoins il doit assumer son présent et son destin actuels en se conformant le plus justement et le plus intelligemment à l’esprit du Coran sans anticiper sur l’avenir, car ce dernier lui échappera toujours. Mais la méthode divine coranique du tanzîl qui répond au présent, quant à elle, restera toujours fonctionnelle.
C’est dans cette logique de l’Histoire que les récits coraniques des autres Prophètes et de leurs peuples venaient répondre à des situations similaires que vivaient le Prophète et ses Compagnons, au fur et à mesure de l’évolution de leur destin. Ces récits avaient l’essentielle fonction de soutenir le Prophète et d’orienter la communauté vers une issue historique. Chaque récit des Prophètes venait correspondre à un épisode du déroulement de l’histoire du Prophète avec son peuple. Il y a un aspect de l’histoire linéaire certes, mais celle-ci contient néanmoins des aspects cycliques, la nature des hommes étant au fond la même. Il y a des règles invariables du Coran qui réponde à cet aspect permanant de l’Homme. Par contre certains détails des enseignements n’ont fait que répondre à des situations bien précises, irréversibles et singulières. Néanmoins, ces détails au-delà de leur forme ponctuelle restent une matière d’inspiration intellectuelle et source d’une méthodologie. Rien n’est vain ni superflu dans le Coran.
Le fait de restituer la dimension du contexte initial -qui n’a cessé d’évoluer et avec lui le contenu et même la forme du Coran – et ses spécificités, donnera une perception herméneutique mobile de la Parole divine comme Attribut divin et à l’image de Dieu lui-même qui : « À chaque moment, il est dans une entreprise (kulla yawmin huwa fî cha’ne)». Cela permettra de voir autrement la forme du scripturaire coranique qui n’est que virtuellement statique.
Un autre aspect théologique auquel notre esprit doit orienter son regard. Chaque fragment contient la totalité du Texte. Tout Verset est Coran, il en reflète tout l’esprit et tout le paradigme. On pourrait parler d’une « fractale coranique ». Elle informe sur certains Attributs de l’Unicité de Dieu à travers la manière coranique de répondre aux différentes réalités. Comment se sont-ils manifestés dans le Coran, qui parfois aborde les détails les plus anecdotiques de la vie des Arabes d’alors, et comment se manifestent-ils encore dans notre monde et à travers des évènements qui pourraient nous sembler insignifiants.
Certes, le moment coranique constitue une particularité très sensible de cette manifestation de Dieu. Toutefois, il nous inspire tout un style d’agir, inaugurant ainsi la légitimité de toute une connaissance, celle de la théologie de la réalité ou la théologie de l’Histoire.
N’évoquant ni chronologie ni géographie, le Coran a agi sur l’Histoire, mais refuse d’être un livre d’histoire. Il échappe ainsi totalement à la logique du temps et à son emprise pour mieux l’intégrer dans l’économie de son discours. Dieu nous enseigne ainsi que le temps et l’espace font partie du discours divin, Lequel lui-même se situe en dehors du temps et de l’espace. Que dire alors du discours, de l’interprétation et de l’ijtihad des hommes?! De fait, Il nous invite à l’imiter et à prendre en considération l’époque, al-‘asre, pour reprendre le titre de la sourate 103. Or le temps et l’espace pourraient être de simples intuitions pures qui ne correspondraient pas forcément à aucun un objet réel, pour reprendre une catégorie de Kant. En effet, plusieurs passages du Coran nous indiquent qu’il y a d’autres catégories de temps et d’espace. Mais les dimensions du temps et de l’espace -telles que nous les vivons, nous les percevons et nous les sentons- restent inhérents à notre condition anthropologique, auxquelles dimensions le discours coranique lui-même s’est « adapté ».

Une morphologie scripturaire atypique

Le Texte coranique n’est pas organisé en fonction d’une quelconque thématique aisément identifiable. Son discours apparaît de prime abord discret, discontinu. Il vient répondre à des événements précis (asbâbu an-nuzûl) dans le temps, mais l’ordonnance scripturaire des Versets et des Sourates ainsi que les sujets qui y sont traités obéissent à une autre réalité, celle du contexte intra-scripturaire (as-siyyâq). Il y a une chronologie, de la Révélation, de la descente (tanzîl), qui n’est pas traduite dans le Texte. C’est pour cette raison que l’agencement scripturaire ne se laisse pas aisément intellectuellement saisir si ce n’est qu’après une extraction fine du sens (istinbâte). Ceci fait que le genre littéraire du Coran reste réfractaire à l’organisation classique des textes que nous connaissons.
C’est dans le contenu sémantique immédiat des Versets, souvent volontairement ambivalents (mutachâbih) voire amphibologiques (muchkil), qu’on va chercher le sens, mais pas exclusivement. Il faudrait aussi l’explorer dans les interstices des discontinuités du contexte scripturaire et historique de la Révélation. C’est-à-dire dans le Texte et en dehors de lui, dans son histoire. Ces territoires de la connaissance herméneutique du Coran, pourtant obligés, sont négligés. Ils permettent de donner une unité au sens et lever les contradictions qui ne sont que fictives.

La Révélation et la Raison

Une fois ces aspects du Texte coranique partiellement dévoilés, il nous restera un autre, tout aussi important. Il s’agit de la place que réserve la Révélation divine à la raison humaine.
En effet, le Coran appelle à la réflexion et invite le lecteur à user de sa raison, comme lumière intérieure, censée rejoindre harmonieusement celle de la Révélation. «Lumière sur Lumière (nûrune ‘alâ nûr)» , dit le Coran. Les appels à la réflexion, à la méditation… y sont récurrents. Il parle à ceux qui sont dotés de raisons ( ulî an-nuhâ ou ulî al-‘albâb) qui refusent le mimétisme et le suivisme aveugles.
Dans le Coran, il y a des informations sur le monde invisible (al-ghaïb), le mystère et la symbolique des pratiques rituelles… Tout cet aspect doctrinal, métaphysique, absolu et permanent de l’islam se place en dehors du champ et des compétences de la raison, sans toutefois la contredire ni la heurter. Hormis ces domaines dogmatiques et cultuels, le Coran renvoie à la raison savante -que certains théologiens et philosophes musulmans qualifient de fitra- afin d’y trouver le sens, la sagesse… mais aussi de chercher les raisons de la loi coranique en matière éthique, juridique, politique…
La maslaha vient ici entre autres principes universels -justice, sagesse, miséricorde…- s’imposer comme notion centrale de la philosophie juridique et éthique qui résume l’esprit de la sharia.
S’il n’y aura plus de Révélation après le Coran c’est tout simplement parce que l’Homme est devenu mature. Informé sur sa raison universelle, il devra désormais compter sur lui-même et continuer sa marche existentielle, intellectuelle, morale, spirituelle… sans attendre le secours d’une nouvelle Révélation.
Nous comprenons dès lors la parole attribuée au Prophète qui aurait dit que : « les savants de ma communauté sont l’équivalent des Prophètes d’Israël ». Le Mufti au sein de la communauté musulmane -pour ne citer que cette fonction religieuse parmi d’autres- fait fonction de vicaire du Prophète, comme le fait remarquer Chatebî . Dans le même sens, le grand juriste Izz Ad-dîne Abd As-Salâm appelé « le sultan des oulémas » dit que : « Les gens (i.e. les savants musulmans) font des lois en fonction de chaque époque » .

La sortie de la clôture scripturaire est-elle une sortie de la Religion?

«Parmi ses signes la création des cieux et de la terre et la diversité de vos langues et de vos couleurs, c’est là un signe pour les gens qui réfléchissent» .
L’Homme est invité à chercher la vérité dans le Coran. Il doit parallèlement la chercher dans le livre cosmique, celui du Monde sensible et intelligible. Il est aussi invité à la sonder au fond de sa propre conscience : «Nous allons leur montrer nos signes dans les horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce que la vérité leur apparaisse?!» ; «Dans la terre il y a des signes pour ceux qui ont acquis la certitude, et en vous-mêmes, n’observez-vous pas ?! »
Autrement, les signes de Dieu ne sont jamais arrêtés de nous interpeller à travers la Nature, l’Histoire, et à travers nous-mêmes pour ceux qui savent l’écouter. Le silence de Dieu n’est donc qu’apparent. Dieu ne s’est jamais retiré du Monde. Sa sémantique coranique et sa sémiologie cosmique continuent encore à nous interpeller. Il nous parle également à travers notre livre intérieur.
On a donc la possibilité de concevoir l’islam comme une religion qui peut théologiquement être lisible en y reconnaissant l’effet d’une cause (Dieu) qui agit métonymiquement à travers le Coran et la Nature. En même temps, une démarcation intellectuelle s’impose pour parer à une identification de Dieu au Coran et/ou à la Nature, dans le sens où Il serait tout sauf Transcendant, confondu ontologiquement avec Sa parole révélée et/ou avec la Nature.
La pensée musulmane n’est pas exclusive dans la mesure où la soumission aux Ecritures n’est pas antinomique à l’herméneutique dans l’objectif d’émanciper la connaissance et de lui ouvrir des horizons universels. Par conséquent certaines méthodes utilisées pour étudier la nature (sciences exactes) et la culture (sciences humaines) ne sont pas exclues si l’on admet que l’islam dans toutes ses dimensions n’est pas toujours lisible uniquement et immédiatement à partir des Ecritures. Cette assertion est lourde de conséquences. Cela veut dire que le fait d’établir a priori une théorie de lecture qui s’intéresse au sens des Textes en même temps qu’à leur vérité, ne doit pas être écartée. Une vérité reste cependant évidente, la démarche cognitive ne s’arrête pas au niveau autocentré sur le Texte (Coran ou Sunna).
C’est ce que les premiers musulmans (salaf) ont très bien compris et très tôt. Ils bâtirent un grand édifice de connaissances de toutes sortes, des plus religieux aux plus rationnels scientifiques. La sécularisation musulmane, toute en respectant une forme de distinction et de démarcation, elle n’a pas créé une rupture entre les deux registres : le spirituel et le temporel. À ces époques, où l’ijtihad était une culture répondue, un savant digne de ce nom n’est reconnu comme tel que lorsque qu’il aura maîtrisé les connaissances religieuses et les connaissances rationnelles et universelles de son époque.

La double herméneutique

« Lis au nom de Seigneur qui créa… ».
La lecture ici est double, celle de la Révélation et celle de la Création. Il ne s’agit pas d’une récitation passive de l’information révélée, sous prétexte qu’elle est sacrée, au même titre qu’elle ne doit pas être une lecture inactive d’une donnée de la nature, une simplement perception qui s’arrête à une méditation de la Création purement et superficiellement esthétique. Elle est indubitablement une interprétation réflexive (nadhar), une herméneutique (ta’wîl) qui remonte les enseignements scripturaires et les enchaînements causals des phénomènes jusqu’à leur source et cause premières : Dieu. Ceci revient au sens même du mot « révélation » en arabe (wahye) qui veut dire communiquer par signes (âyâtes), qui sont censés indiquer et informer sur la chose en soi, lesquelles signes remontent jusqu’à Dieu Lui-même.
Appliquons cette idée au registre notionnel de la légalité religieuse. En effet, celle-ci se situe dans/entre ces deux herméneutiques, dans un sens circulaire, en joignant ces deux bouts, en faisant articuler et faire correspondre le « canonico-scripturaire » au « théologico-naturelle », conciliant l’Ordre législatif ou Volonté divine normative (Qadar char’î) – tel qu’il se présente dans les Textes scripturaires – à un Ordre existentiel (Qadar kawnî) – tel qu’il se présente dans la Nature et dans l’Histoire. Avec un œil sur le Texte, l’autre sur le contexte, le risque d’un strabisme herméneutique est réel. En tout cas l’effort pour atteindre l’harmonie ou la synergie visuelle de la Raison est exigé. L’exercice intellectuel à ce niveau peut donc se résumer en cette opération qui consiste à corriger en permanence une « diplopie ontologique » (M. Blondel) que rencontre cette double herméneutique. C’est un point nodal de la notion qu’on appelle l’ijtihâd chez les juristes, ou en-nadhar el-‘aqly (perception de la Raison) des théologiens, et qui permet aujourd’hui aux juristes et aux théologiens musulmans de se prononcer sur notre conditions moderne avec tous aspects négatifs et positifs.
Il faudrait d’abord trouver un paradigme qui nous permettra de saisir ce qui est dans l’islam relevant du champ du sacré constant de celui d’un temporel en mouvement. Il nous permettra de lire correctement la Révélation à la lumière de notre époque. C’est alors une certaine vision de l’islam, qui ne sera statique que si l’on suppose immuables toutes ses dimensions pénétrées d’an-historicité. Une telle vision serait tout aussi fausse que l’extrême opposé, qui ne veut connaître (ou reconnaître) de l’islam que sa composante historique et contingente. Discuter de cette question cruciale que rencontre la pensée musulmane conduit inévitablement à un vaste puzzle peu maniable, dans une démarche qui doit aller vers une cohérence afin que chaque élément, domaine, puisse y trouver sa juste place.

L’herméneutique doit aussi résoudre la question du rapport avec le passé : enchaînement ou rupture ? Le discours islamique doit consister à enchaîner un nouveau discours originel, celui des textes scripturaires (coranique et prophétique) depuis leur univers spatio-temporel originel. Ce qui veut dire que le travail théorique ou théorétique herméneutique s’inscrit aujourd’hui dans une situation de paradoxe, la nôtre, c’est-à-dire dans un contexte culturel inédit et imprévu, que ni le schéma interprétatif classique des Textes-références (Coran et Sunna) ni les mécanismes principologiques concernant le normatif n’ont directement résolu. Cette nouvelle entreprise herméneutique devra alors nous informer sur la capacité de reprise liée substantiellement au caractère du discours scripturaire destiné, au premier chef, aux hommes du moment coranique, lequel discours se tourne en même temps vers un universel spatio-temporel. Nous l’avons souligné. L’interprétation et l’argumentation scripturaires (deux procédés différents mais liés cependant) devraient être en principe l’aboutissement concret de cette continuité, de cette succession et de cet enchaînement. L’herméneutique, dans cette optique, prend un caractère d’appropriation (notion contenant aussi le sens de rendre « appropriée » la lecture scripturaire). Le sens profond des Ecritures n’est pas abandonné mais médiatisé par une nouvelle interprétation en lien avec le nouveau contexte, un monde bien différent de celui du moment coranique, mais tout en s’inspirant des concepts coraniques précités du tanzil et tartîl. Ce n’est alors pas tant la substance – la lettre – de l’enseignement scripturaire qui est systématiquement universelle mais la forme –l’interprétation – qu’elle pourrait prendre ou recevoir qui la rendrait ainsi. L’appropriation est donc une des finalités de l’herméneutique. Elle doit alors survoler les différences culturelles et la distance séculaire qui séparent l’univers originel du Coran pour atterrir sur le terrain de notre situation moderne. La réflexion herméneutique devient alors aussi actuelle que notre lecture de la modernité et son sens. Elle est en quelque sorte une résistance contre l’éloignement ou l’oubli du sens des Ecritures, c’est-à-dire des systèmes de valeurs que le Coran et la Tradition du Prophète ont établis lors du « moment coranique ». Vue ainsi, l’interprétation rapproche, rend contemporain le discours religieux par le renouvellement sémiologique des significations coraniques et prophétiques apparaissant, historiquement et culturellement, comme distantes ou étrangères. C’est ainsi que nous pouvons élever l’exégèse des textes scripturaires au niveau supérieur d’une herméneutique authentique, en transférant dans une situation culturelle moderne ce qui est l’essentiel du sens de nos Textes, un sens qui a revêtu une forme en rapport à une situation culturelle historique qui a cessé, depuis très longtemps, d’être la nôtre.
Cette exégèse devient ainsi une interprétation, c’est-à-dire une traduction de la signification liée à un contexte culturel vers un autre selon des règles qui préservent l’équivalence du sens. L’herméneutique n’est pas la lecture directe des Textes, je pense que nous l’avons assez mentionné. Elle innove dans l’ambivalence, l’amphibologique et dans les omissions et mutisme volontaires des Textes scripturaires, tout cela grâce au caractère inédit des situations d’un Destin qui échappe et échappera toujours à nos prévisions. C’est ainsi que la connaissance des significations relève de l’inattendu que je pourrais qualifier de sérendipité herméneutique. L’ijtihâd, de ce point de vue, montre que la distance culturelle et temporelle est un désert à franchir, mais aussi un médium à traverser et qui mène à des découvertes de vérité coraniques jusqu’alors inexplorées. C’est une réinterprétation constitutive d’une tradition vivante qui permet la (re) découverte du sens coraniques qui changent de couleurs et de formes sans trahir son Message.
La synthèse à ce niveau est à la fois intrinsèque et historique. Intrinsèque avec des mécanismes formels d’interprétation qui demeurent à chaque époque, et que l’on peut donc appliquer à la nôtre, parce qu’ils font partie d’un héritage et de cette raison islamique invariante qui se perpétue ; et historique, parce que le savoir non seulement s’élargit mais se crée aussi en nouvelles disciplines, techniques, perceptions, méthodes et logiques à la dimension de notre siècle.

2-La modernité, de l’archéologie à l’actualité

Se tromper de réel conduirait à une erreur herméneutique du Coran et donc d’islamité et de religiosité. Car la réalité est une dimension incontournable de notre connaissance théologique, canonique, juridique et éthique. Nous l’avons assez évoqué à travers la notion de la double herméneutique et en parlant de la théologie de la Révélation, de la théologie de l’Histoire et de la théologie de la réalité, dont les fondements sont tirés du Coran lui-même.

Monde musulman, monde occidental, brèves histoires de la sécularisation

Notre monde réel est dominé par la civilisation occidentale.. pour l’instant . Nous ne pourrions donc pas faire l’économie de ce fait incontestable dans notre façon de penser et de pratiquer l’islam.
L’archéologie de cette condition moderne remonte à l’émancipation de l’Occident, notamment l’Europe d’un christianisme qui empêchait l’envole de la raison, la recherche scientifique et l’autonomie dans l’interprétation de la Bible. C’est le protestantisme qui ouvra indirectement la voie à la sécularisation. Il prôna l’autonomie du croyant par rapport à l’Eglise et le droit d’accès direct à la lecture de la Bible, sans la médiation de l’Eglise Romaine Catholique dominante alors. Ce fut un éclatement du christianisme occidental qui produisit plusieurs Églises. La théologie protestante a en effet ouvert la voie à une certaine rationalité mais a fini indirectement par donner l’occasion à partir de l’eschatologie chrétienne et de la théologie linéaire de l’Histoire inaugurée par Saint-Augustin de produire une philosophie athée du Progrès inaugurée par Karl Marx entre autres philosophes, en passant par Hegel ce théologien-philosophe de la sécularisation du christianisme. Kant qui était de tradition protestante fut lui aussi un des initiateurs de ce mouvement philosophique d’un Salut laïc. La théologie chrétienne du Salut a fini par devenir une sotériologie mondaine, à vivre ici et maintenant.
Héritières d’une eschatologie et d’un messianisme chrétiens -qui ont justifié des guerres de religions, croisades…- certaines religions séculières (Raymond Aron et Jules Monnerot) promettant à leur tour un bonheur et un Salut mais sécularisé, ont fini par devenir des systèmes politiques totalitaires causant deux guerres mondiales mais laïques cette fois-ci.
Il faut reconnaître en même temps que cette sécularisation de l’Histoire a produit une civilisation dont le progrès technologique, scientifique, médical, social, politique, économique… fut le premier de son genre dans l’histoire de l’humanité, malgré certaines reproches que l’on peut lui faire au niveau moral et spirituel.
La sécularisation du monde musulman, quant à elle, fut d’une autre nature. Elle s’est faîte contre une religion qui au départ cultivait une foi intelligente et prônait l’autonomie de la raison et l’accès direct aux Textes et qui a permis à partir des savoirs les plus sacrés et les plus religieux (l’exégèse, la théologie spéculative, le droit, le soufisme,…) de produire des connaissances les plus rationnelles et les plus scientifiques (mathématiques, astronomie, botanique, médecine, architecture…). Cette ouverture de la pensée religieuse de l’islam des origines sur l’universel n’a pas donné l’occasion à « une sortie de la religion », pour pasticher Marcel Gauchet, qui qualifia le christianisme de religion de la sortie de la religion . Cette trahison des enseignements originels du Coran et de la raison universelle, même si elle n’a pas conduit à une sécularisation radicale et une rupture avec la foi musulmane, a conduit néanmoins à une chute civilisationnelle fracassante, dont le monde musulman n’arrive pas encore à s’en remettre.
Bref, nous sommes en présence d’une même sécularisation, avec deux effets et deux destinées opposées : un essor fulgurant de l’Occident et un déclin brutal du monde musulman. Deux histoires, deux expériences historiques différentes, presque inversement parallèles.
Méprisant la valeur du temps, enfermés dans une histoire et dans une inertie mentale, nous avons un sérieux problème avec la notion du progrès, d’évolution, d’invention, de créativité, d’imagination,… Inhibés par une fausse idée, nous croyons que tout sur l’islam et sur la vérité coranique a été dit. Il ne reste plus rien à trouver. Nous psalmodions le passé et l’héritage des ancêtres, comme si l’islam nous a livré tous ces trésors et que tous ses territoires herméneutiques, mystiques, théologiques, éthiques… ont été tous explorés et exploités. En effet, une certaine notion du salafisme mal comprise freine aujourd’hui le discours et l’agir islamiques et les empêche de contribuer à l’essor de la civilisation désormais globale de notre humanité actuelle.
La frustration civilisationnelle musulmane biaise le rapport aux sources, interprétées dans une stratégie identitariste qui renferme les musulmans sur eux-mêmes et empêche ainsi l’islam de circuler ailleurs, dans d’autres cultures et civilisations. Nous le sentons très fort en Occident en tant que minorités, par exemple, où l’islam est confisqué par un certain discours qui le réduit en bouclier identitaire contre des sociétés occidentales perçues comme menaçantes et dangereuses pour la survie religieuse musulmane. Erreur.
Au risque de caricaturer, je dirais que les musulmans donnent l’impression de conduire la voiture de leur Destin, mais dont le rétroviseur est aussi grand que le pare-brise. Ils progressent ainsi dans le temps, mais vers un « avenir-passé », cherchant un paradis perdu, un âge d’or égaré. L’illusion nous viendrait, entre autres raisons, d’une perception de l’Histoire qui confond la logique de la religion avec celle de la civilisation. Elle est fatale. Elle est aussi douloureuse. Car nostalgique, le monde musulman demeure prisonnier d’une histoire de leur civilisation, parfois imaginée et exagérée, et qu’il voudrait reproduire. Or le propre des civilisations est de naître et de disparaître. Aucune civilisation ne se reproduit à l’identique dans l’Histoire. Leur mort est irréversible. Par contre les grands systèmes de l’esprit -les grandes spiritualités et les religions monothéistes notamment- traversent l’Histoire et rencontrent des civilisations avec lesquelles elles composent en même temps qu’elles les transcendent. Néanmoins une religion peut produire une civilisation. L’islam l’avait fait auparavant, mais il ne pourrait en aucun cas être réductible à une civilisation. Commettre cette confusion c’est condamner la religion à disparaître avec la disparition inéluctable de la civilisation. Leurs deux courbes peuvent se rejoindre certes, mais souvent suivent deux allures différentes. De ce point de vue, l’histoire de la civilisation est globalement linéaire et irréversible. Ce n’est pas le cas pour la religion qui ne cesse de se régénérer et de se renouveler, pour reprendre un hadith du Prophète qui parle du renouvellement (tajdîd) de la religion musulmane chaque siècle. Ce renouvellement n’a rien à voir avec le renouvellement de la civilisation arabo-musulmane, qui elle s’est effritée il y a bien des siècles et dont il est faut faire le deuil, une fois pour toute. Elle est née sur les débris d’autres civilisations (gréco-romaine, persane, indienne…) pour subir à son tour le même sort. Le Prophète l’avait prédit quand il a annoncé que les musulmans suivraient le même Destin que celui des Romains et des Perses .
Et c’est sur les traces de la civilisation musulmane et grâce à d’autres facteurs que la civilisation occidentale a vu le jour, exactement comme le stipule la loi de la thermodynamique qui nous informe que rien ne se crée, rien ne se perd tout se transforme. C’est ce que le Coran appelle sunnatallah, la Loi de Dieu dans l’Histoire, ses transformations et ses renversements .

De la modernité à la post-modernité, un retournement

Fille du siècle des Lumières, la modernité pourrait se résumer en ces mots clés, entre autres : la science (la recherche scientifique) ; la technique (ou la technologie) ; la sécularisation politique, comme émancipation du pouvoir religieux et émergence de notions telles que : la société civile, la citoyenneté, l’Etat-nation, la démocratie, etc. C’est le règne et le paradigme du progrès, de l’évolution et de créativité sans limites dans tous les domaines. Le darwinisme, fruit de cette épistèmê est probablement l’une de ces idées qui ont engendré de grands changements moraux, sociaux et politiques considérables. La modernité occidentale reste en effet incompréhensible totalement sans les effets de la révolution darwinienne. Cette modernité occidentale a produit paradoxalement au vingtième siècle des totalitarismes qui ont conduit à des guerres mondiales et des idéologies racialistes (qui cachaient et parfois annonçait même ouvertement un vrai racisme) qui ont justifié la domination de peuples estimés non civilisés ou moins civilisés… Il ne s’agissait plus de croisades ou de missions chrétiennes affichées, mais d’une logique universaliste apostolique, mais séculière. Elle fut pire, laissant derrière elle des frontières, notamment dans le monde musulman. Lesquelles frontières demeurent encore source de conflits permanents.
Le monde musulman -dont la géopolitique n’est qu’un reste du colonialisme du siècle dernier- a déjà raté la modernité, sa modernité. Il est entrain de rater la postmodernité dont le centre de gravité est entrain de se déplacer sous nos yeux de l’Occident vers d’autres entités civilisationnelles, comme l’Extrême-Orient et d’autres pays émergents. On a l’impression qu’à chaque fois notre monde musulman se trompe de qiblat. Rien de surprenant, car il y a longtemps qu’il a perdu son astrolabe.
Notre situation postmoderne est un renversement de l’Histoire, un tournant qui passe par une crise globale et systémique. Et nous avons du mal à réaliser les renversements et les retournements qui sont entrain de s’opérer devant nos yeux. En effet, si la caractéristique principale de la modernité était la sécularisation à tous les niveaux, la postmodernité, quant à elle, se caractérise par un mouvement contraire, celui de la désécularisation , pour ne retenir que cet aspect du phénomène. La science qui était un moyen de sécularisation écartant l’esprit religieux des champs du savoir objectif et rationnel, aujourd’hui passe par une crise épistémologique sans précédents ouvrant des voies à des visions ésotériques de notre monde physique, comme la mécanique quantique. Le principe d’incertitude Heisenberg a contaminé les autres domaines du savoir. Godel avec son théorème d’incomplétude et d’indécidabilité est venu mettre à mal le statut royal de la mathématique, considérée jusqu’alors comme mère des savoirs rationnels, la science exacte par excellence. Aussi, pensait-on que l’astrophysique moderne nous annoncerait définitivement la vérité cosmogonique de notre monde. Mais voilà que le mur de Planck vient se dresser devant nous, nous empêchant d’accéder à la connaissance scientifique de l’origine de notre univers. En matière de biologie, le monde scientifique pensait qu’en découvrant l’ADN allait sonder les mystères de la vie. Il a même prétendu, un moment donné, être capable de la créer. Cette prétention fut déçue par le gouffre abyssal ouvert par ce même progrès scientifique. La complexité du vivant s’avère inouïe, insaisissable. Le mystère de la vie reste donc entier. Dans cette tempête épistémologique, la théorie de l’évolution n’a pas été épargnée. Elle commence à souffrir de ses chaînons manquants qui se multiplient au fil de l’évolution de notre savoir scientifique (biochimie, biologie moléculaire, paléontogénétique…). L’ évolution, une théorie en crise, est le titre d’un livre qui résume bien cet état des lieux après un exposé brillant et objectif du darwinisme et de l’évolutionnisme en général . En matière des sciences humaines on pourrait dire la même chose. Comme un défilé de mode, les tendances (anthropologiques, linguistiques, sociologiques,…) se succèdent et se réfutent les unes les autres. La philosophie positive qui avait pris la place de la métaphysique avec Nietzsche, Marx, Heidegger, Derrida… fait aussi un retournement spectaculaire, en quête de sens métaphysique. Et pour finir ce panorama des retournements, nous n’oublierons pas de faire constater que les systèmes politiques démocratiques et modernes ne se sont jamais aussi sentis fragiles et sans perspectives claires. Le politique se contentant de gérer le présent. Le paradigme est celui de l’irrationnel et de l’émotionnel.
Bref, la philosophie du progrès qui était la caractéristique principale de la modernité ne fonctionne plus. Elle est devenue source d’angoisse et d’inquiétude et source de politique qui prône l’application du principe de précaution et développe des logiques sécuritaires qui sont entrain de remettre en cause la démocratie et de censurer certaines libertés publiques. La promesse du bonheur terrestre et la sotériologie laïque annoncée par les religions séculières (systèmes, doctrines et idéologies philosophico-politiques) ne se sont pas réalisées. Ou plutôt se sont réalisées, mais seulement pour une catégorie des peuples, toujours les mêmes : les dominants. À ce niveau rien de nouveau sous le ciel de l’Histoire du Salut mondain. Les inégalités, les injustices, les guerres… restent, mais leur forme comme leur géographie se déplacent.
Cependant la postmodernité a gardé de la modernité la technique, laquelle a développé la mondialisation, cet objet flou non identifié. Depuis la chute du mur de Berlin, une nouvelle reconfiguration de notre humanité se met en place, désormais unie par les moyens de plus en plus sophistiqués de communications et de transport. Cette technique favorise une mobilité et une circulation très rapides des informations, des idées, des valeurs, des religions, des personnes à travers les frontières nationales de plus en plus poreuses. Les mouvements de migrations, pour des raisons politiques, économiques ou climatiques se multiplient, bouleversant les morphologies, l’équilibre et les valeurs des sociétés jusqu’alors stables. Les revendications des minorités (religieuses, ethniques, culturelles…) interrogent de plus en plus les identités des groupes majoritaires. Un sentiment de minorisation se généralise et une quête des identités gagne tous les coins de notre planète et à toutes les échelles, continentale, nationale, sociétale, communautaire, individuelle…
On va aussi vers une reféodalisation du monde qui se manifeste dans l’« organisation de la rareté » par une « violence structurelle », celle des guerres permanentes qui fait le bonheur de l’industrie de l’armement. De l’autre côté, on organise le monde par la standardisation des existences par le biais de « concept marketing » dont la valeur intrinsèque est désingularisée et désindividuée, comme le fait noter Bernard Stiegler. L’hypermassification des désirs est une nouvelle servitude volontaire organisée par les industries culturelles, formant ce que Gilles Deleuze a appelé « sociétés de contrôle ». Les individus sont standardisés dans leurs comportements et modes de vie, par un formatage universel. Une fabrication artificielle unifiée des désirs.
On assiste alors à un double mouvement : une dilution et uniformisation du genre humain d’une part ; et une crispation et une revendication des spécificités identitaires d’autre part.
Après la philosophie du progrès, il faudrait maintenant penser, sans arrêter un progrès utile, à une autre philosophie des limites qui régule et modère les profits et met fin à l’exploitation des plus démunies. Cet esclavagisme ne dit pas son nom, celui des corps, des intelligences, des compétences… Il y a aujourd’hui toute anthropologie consacrée à l’esclavagisme moderne, le plus poussé ayant atteint un niveau moléculaire au travers des manipulations génétiques de l’embryon, comme expression de domination et de pouvoir extrêmes de l’Homme sur l’Homme. Ce nouvel esclavagisme est d’autant plus dangereux qu’on est entrain de l’accueillir avec joie.
Bref, le paradigme de notre siècle est devenu l’irrationnel et l’émotionnel, sur lequel surfe ce qu’on appelle le retour du religieux, qui se fait très bruyant, notamment dans le monde musulman, profitant à certains courants religieux ou politico-religieux dont le discours méprise à la foi une mystique profonde et une raison lucide.

3- Quelques chantiers de l’ijtihad

Dans ce monde ainsi brièvement décrit, comment revisiter nos registres théologiques, éthiques et spirituels ente autres chantiers de la pensée et de l’agir musulman pour mieux y répondre?
La réponse se trouve en partie dans notre théologie de la Révélation, évoquée plus haut. Celle-là même qui a inspiré intuitivement les ancêtres (salafs) -même s’ils ne l’ont pas qualifiée et formalisée ainsi- et qui leur a permis d’inventer une civilisation universelle qui a su intégrer le génie des autres peuples et autres nations, chrétiens et juifs…
D’où l’importance d’une théorie éthique et juridique de communication et non celle de la rupture. Une théorie globale qui nous permettrait de s’ouvrir et s’intégrer à notre monde tout en gardant nos invariables coraniques théologiques, axiologiques, cultuelles, spirituelles et éthiques, au lieu de le fuir en s’enfermant dans une prison particulariste incapable de faire face aux exigences de notre monde complexe et imprévisible.

Une perspective théologique

Un nouveau discours sur l’islam audible et intelligible à nos contemporains est plus que nécessaire. Cela passe en partie par une théologie d’acculturation qui consiste à « envelopper » le message coranique par la culture du temps, bien sûr avec des règles d’acceptation et de réfutation de celle-ci, quand elle est antinomique à l’essence du message coranique lui-même. Cette théologie ou théorie d’acculturation ou visibilité proximale aussi intellectuelle, pratique que sémantique et sémiologique est nécessaire pour la transmission du message spirituel coranique aux nouvelles générations musulmanes. Elle est nécessaire comme moyen de communication avec les aires culturelles et civilisationnelles non musulmanes dans lesquelles se trouvent aussi des minorités musulmanes et qui représentent environ le tiers des musulmans dans le monde.
Aussi l’Homme développe-t-il une nouvelle perception du temps, de l’espace et de la complexité du réel. Cette nouvelle situation anthropologique doit nous inciter à inventer une phénoménologie qui s’inspire du Coran par le biais de la théologie de la Révélation qui nous montre comment l’esprit coranique a pris forme dans le réel et comment il a pénétré la conscience de l’humanité du moment coranique pour s’en inspirer afin de répondre à la conscience collective de notre humanité d’aujourd’hui. C’est un vaste chantier.
Pour cela il faudrait commencer par développer une théologie optimiste de l’Homme, crée à l’image de Dieu et selon la fitra, qui permet au musulman au-delà des différences de vivre avec les autres, non musulmans. Si le Ciel nous divise, ce bas monde, lui, nous uni. Ce qui veut dire qu’il faudrait travailler pour une théologie d’un Salut dans ce bas-monde qui profite à toute l’espèce humaine et qui préserverait la nature, entres autres chantiers.

Une réforme de la sharia

La décolonisation a laissé derrière elle des frontières politiques et des État-nations qui forgèrent des identités nationales nouvelles. Le monde musulman était jusqu’alors organisé en logiques régionales, communautaires, ethniques…, toutes au sein d’un même système où la géographie politique nationale (dâr al-islâm) correspondait à celle d’une communauté spirituelle, à quelques exceptions près. La notion de la Umma spirituelle se confondant ici avec celle de la Umma nationale politique.
Le contact massif et inégalitaire de l’univers musulman avec l’Occident a provoqué de grands bouleversements dans ce système, aussi bien au niveau des pratiques qu’au niveau idéologique. Le droit musulman va subir deux révolutions profondes : l’une par rapport à sa conception classique, l’autre au niveau de sa mise en pratique. Chronologiquement, la sécularisation politique a modifié d’abord sa forme pour qu’ensuite la sécularisation idéologique vienne interroger sa légitimité même.
L’invasion du droit étatique né en Occident à partir du XIX siècle va gagner les Etats musulmans qui vont inscrire dans leurs corpus législatifs des normes islamiques pour en faire des règles de droit positif (qânûn). Le droit, ainsi devenu l’expression de la volonté de l’Etat, va investir automatiquement toute la société. Le politico-religieux à travers l’enjeu de l’islamité ou non du droit va devenir central. Cela transparaît de façon récurrente dans les débats politiques, intenses, dans certains pays musulmans, par exemple sur la question du statut personnel. Sur un plan idéologique, le droit musulman sera alors remis en cause plus au moins ouvertement.
Pour comprendre le sort actuel du droit musulman, son imbrication aux droits étatiques et son impact sur les sociétés musulmanes, il ne faudrait pas se limiter uniquement à analyser les dispositions constitutionnelles qui font référence selon les pays à la sharia, au Coran, à la religion musulmane… Ces inscriptions dans la Constitution ne revêtent pour les croyants musulmans majoritaires de ces pays qu’une dimension plus esthétique et affective qu’effective.
Et si la notion de droit musulman -assez floue, comme celle de la sharia d’ailleurs dans beaucoup d’esprit, islamistes compris- conserve encore un certain statut, c’est parce qu’elle relève de l’ordre de la préservation d’un ensemble de valeurs communes. Dans la réalité, ces valeurs s’inscrivent d’abord dans des logiques et des stratégies politiques, identitaires, idéologiques, au niveau local de chaque société musulmane et par rapport à l’environnement international.
Un fait reste bien établi : l’« Etat musulman » ne trouve pas le fondement de son organisation dans la sharia, ou dans le droit musulman pour être plus juste. Par conséquent, la question de savoir quelles sont les exceptions qu’apportent les Constitutions de ces Etats au « modèle politique islamique » ne se pose pas. C’est la question inverse qui se pose, c’est-à-dire quelles sont les exceptions islamiques qu’elles réservent dans un système politique qui n’est pas fondamentalement islamique. Bref, nous ne sommes pas dans un Etat de religion mais dans une religion d’Etat. Aucune théologie politique n’a été produite pour repenser ce lien. Les fuqaha sont dans leur monde, celui des Anciens ; les juristes, les politologues sont dans leur réalité moderne sécularisée, coupée de cette la théologie politique et du droit musulman classique, présenté comme archaïque. En effet, à écouter certains oulema-s traditionnels on ne peut qu’aboutir à ce constat. Or aucun droit musulman n’est possible s’il n’intègre pas une approche multifactorielle. La théologie, la principologie, les différentes lectures du droit, fidèles à l’esprit du message universel coranique, ouvrent une perspective d’élaboration d’un droit musulman moderne dans une perspective d’une sécularisation spécifique à l’univers culturel et religieux musulman de chaque pays en conjuguant les efforts des ouléma éclairés, des juristes positifs, des économistes, des politologues, des sociologues… et d’autres spécialistes, pour éclairer le législateur musulman qui désormais siège dans les assemblées nationales de ces pays musulmans.
Aussi la technique a-t-elle modifié notre anthropologie. L’homme et la femme et les rapports qu’ils peuvent entretenir dans la société, pour ne citer que cet aspect, doivent à cet égard être repensés à la lumière d’une nouvelle ontologie de l’égalité ou une égalité ontologique. La place de la nature et de la culture dans la division du travail, le partage des tâches et la notion de complémentarité entre l’homme et la femme… Tous ces sujets doivent être revisités en s’inspirant du Coran dans sa manière de traiter ces questions en rapport avec la culture et la nature du moment coranique, dominé alors par une économie lié au travail physique et qui excluait de fait les femmes, les mettant dans une indépendance économiquement par rapport aux hommes. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui dans des sociétés ou le travail n’est pas plus lié à l’effort physique, pour ne citer que cet aspect de la réforme. Bref, l’anthropologie venant à changer grâce à la technique, les normes doivent suivre tout en gardant le paradigme coranique conservé : la justesse, la justice, l’égalité, l’équité, le respect des contrats, les règles de convenance, les situations économiques, politiques, culturelles…

Le retour au souffle spirituel initial

Tout en restant foncièrement spirituel, le discours coranique s’est mêlé aux circonstances anthropologiques, politiques… des hommes, pour opérer une transformation intérieur du peuple Arabe dans les limites des conditions situées et datées d’alors. Voici la mystique du Message Coranique : tout en étant dans le temporel, il ne renonce jamais à la profondeur morale et spirituelle de son message qu’il porte pour l’éternité. Le Royaume de Dieu est dans l’Au-Delà certes, mais il est advenu aussi dans le monde des hommes, ici et maintenant. Il en témoigne ce que le Prophète et ses Compagnons ont vécu comme expérience de la rencontre de Dieu en réalisant l’enseignement qui dit : «Adore Dieu comme si tu le voyais », et ce que les soufis appellent le dévoilement. Pourtant ils vécurent vingt-trois ans de lutte pour survivre et résister à toutes les hostilités militaires de leurs ennemies, qui finirent par devenir leurs frères spirituels. S’il y a une dimension de l’islam des origines qui doit être reproduite à l’identique, c’est bien celle de la rencontre du divin, au coeur de notre monde, comme l’ont fait exactement le Prophète et ses disciples à travers leur expérience mystique. Cette expérience vécue par les saints de l’islam et dont l’un disait : « Mon paradis est dans mon cœur, il est avec moi où je me déplace… ». Cette assertion et d’Ibn-Taïmya dévoilée à un moment historique crucial pourtant : l’invasion du monde musulman par les Mongoles. Il disait aussi : « Dieu a son Paradis sur terre, celui qui n’y entre pas dans l’ici et maintenant risque de ne pas y entrer dans l’au-delà ». Cette tension de transcendance vers le divin ne doit obéir à aucune condition historique, dure soit-elle. Elle ne doit pas être perturbée par la tempêtes de notre mondialisation. Au contraire, elle doit être le moteur véritable d’une transformation par un djihad moral et spirituel, en quête de rectitude, de forces, d’équilibre et de paix intérieurs. Une mystique qui produit de l’intelligence, de la culture et de la civilisation. Car Dieu ne changera pas l’état des gens tant que ceux-ci n’ont pas changé leur intérieur , nous rappelle le Coran. Autrement dit : change-toi, ton monde changera ! ; Fait régner le Royaume de Dieu sur ton cœur, il adviendra dans ton monde !.
Il ne faudrait donc pas se tromper de combat (djihad), ni d’ennemis ni de champs de bataille. « Le vrai combattant (mujâhid), nous dit le Prophète, c’est celui qui combat son Ego (nafs, comme lieu de passions négatives) dans la voie de Dieu » .
En effet, c’est très difficile d’affronter son Ego, c’est pourquoi nous le fuyons, préférant à lui l’acharnement contre des ennemis virtuels, faciles à désigner. Or le vrai ennemi nous habite, souvent nous le défendons et nous le protégeons : l’ignorance et la décadence intellectuelle, morale et spirituelle.

LE CORAN, OU LE MYSTERE D’UN SOUFFLE (RUH), communication 2012

Tareq Oubrou

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